Chronique des temps présents : l’agriculture ukrainienne. Publié par Alexis Nemiroff
Chronique des temps présents : l’agriculture ukrainienne
Publié par Alexis Nemiroff le 14 octobre 2014 dans Articles du blog: "Realpolitik"
Cette trivialité mise à part, l’Ukraine est en effet une puissance agricole de premier plan, ce qui constitue pour elle un atout de taille alors que le reste de son industrie traverse une période difficile (la production industrielle en 2014 est revenue au niveau de 2002, les douze années qui se sont écoulées furent des années perdues). Cette puissance agricole est également un défi vertigineux pour l’Europe et les européens qui ne comprennent que très partiellement les transformations profondes que va leur causer cette industrie maintenant aux portes de l’Union. Portes que l’accord de libre-échange récemment signé tient désormais grandes ouvertes.
L’agriculture ukrainienne dans le monde – un géant qui se réveille
Alors que le pays est confronté à une crise politique, militaire et économique grave pour ne pas dire existentielle, il pourrait apparaître comme dérisoire de s’intéresser à son industrie agricole. Cette dernière est en fait d’une importance géopolitique capitale tant les problèmes d’indépendance alimentaire sont devenus aujourd’hui incontournables à travers le monde.
Les terres agricoles du pays – 41 millions d’hectares – représentent 70% du territoire ukrainien dont 32 millions d’hectares de terres arables et 9 millions d’hectares de pâturages. Cette ruralité est à ce point centrale dans l’identité du pays que nombre d’historiens interprètent les couleurs azur et or du drapeau ukrainien comme un champ de blé sous le ciel bleu. Au-delà de cette vision romantique, l’Ukraine produit 60 millions de tonnes de grains par an ; elle est, entre autre, le quatrième exportateur de maïs dans le monde et le premier producteur et le premier exportateur d’huile de tournesol. Après des années de sous-investissement et de gestion peu efficace de ses ressources, l’agriculture ukrainienne, qui représentait 10% du produit intérieur en 2013, a vu, au cours des 5 dernières années, un développement vertigineux de son outil de production.
Bien que la propriété de la terre ait été privatisée au bénéfice de la population du pays au début des années 2000 – avec la mise en place ultérieure d’un moratoire sur les transactions des terrains – les terres les plus fertiles ont été consolidées via des baux emphytéotiques dans de vastes holdings contrôlées par une vingtaine de compagnies dont les plus importantes possèdent chacune entre 200.000 et 700.000 hectares. Cette mutation a permis de consolider un pouvoir – pouvoir que certains qualifieraient de disproportionné – entre les mains d’un petit nombre d’acteurs ; mais paradoxalement, cela a également permis d’effectuer des investissements massifs dans les activités de transformation et de logistique qui étaient grandement déficitaires jusqu’à 2005.
Le succès encore émergeant de l’industrie agricole du pays fut en fait le résultat de 3 facteurs :
- Une terre en abondance et de qualité unique qui permet d’éviter l’exploitation intensive des sols. Ainsi, pour augmenter la production à rendement égal, il suffit seulement d’augmenter la surface cultivée facilement disponible.
- L’accès au marché des capitaux qui permit l’injection de plus de 4 milliards de dollars au cours des six dernières années. Une paille en comparaison des plans de renflouement de l’Euro, mais un montant significatif au regard de la taille du secteur ($18mds en 2013).
- Un coût du travail extrêmement compétitif qui assure des marges d’EBITDA de 35 à 40%. En effet, le coût moyen de la main d’œuvre du secteur agricole en Ukraine est de $29 par hectare alors qu’en France, qui se situe dans la moyenne des EU27, elle est de $130 par hectare.
Les grands pays consommateurs de grain ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. La Chine et l’Ukraine ont établi un accord commercial prêt-contre-grain qui entame déjà dans sa troisième année ; les pays du Moyen-Orient, quant à eux, ont privilégié des prises de participation directes ou indirectes dans les entreprises agricoles ukrainiennes.
Ceci bien évidemment, a une résonance particulière maintenant que l’accord de libre-échange entre l’UE et l’Ukraine a été signé et ratifié le mois dernier. Il est probable que le modèle agricole européen – et notamment français – soit confronté au modèle Ukrainien dans un avenir proche et il est permis de douter que l’issue se fasse à la faveur du premier.
L’accord de libre-échange
Ce fameux accord de 900 pages comporte 3 volets de tailles et d’importances bien inégales :
– le volet politique est long d’une douzaine pages et n’est qu’une brève déclaration assez convenue de bonnes intentions qu’une lauréate du concours de Miss Monde n’aurait aucun mal à lire: lutter contre l’injustice, contre la guerre, pour la paix, pour la justice.
– le volet commercial qui constitue le corps du sujet et établit le calendrier et les modalités pour l’abaissement des droits de douane entre l’Ukraine et l’UE.
– le volet « normatif ». C’est le volet qui, en réalité, fâche le plus les Russes et qui encadre la mise aux normes de l’Ukraine au-delà du simple commerce. Il s’agit d’une entreprise pharaonique concernant plus de 20,000 normes allant de la simple gouvernance à ce que devrait être la taille d’une pomme de terre.
À la grande surprise des observateurs, la mise en application de cet accord fut suspendue jusqu’en 2016. Mais qu’a-t-on exactement suspendu et pourquoi ?
Tout d’abord cette suspension fut décidée suite aux protestations russes et ne concernerait que l’abaissement des droits de douane ukrainiens appliqués aux produits de l’UE qui finalement resteront en place jusqu’au 1er janvier 2016. Les produits ukrainiens déjà aux normes européennes – notamment une grande partie des produits agricoles – peuvent d’ores et déjà entrer dans l’Union selon les termes de l’accord en dépit d’une tentative de parlementaires européens de bloquer la procédure.
Il reste une question en suspens et de taille. La Russie interprète la suspension de l’accord comme un gel des tarifs et des mises aux normes alors que l’Ukraine souhaite entamer au plus vite ce processus de mise aux normes tout en continuant de protéger son marché par des taxes d’importation des produits européens. Pour l’instant ni l’une ni l’autre ne souhaite éclaircir ce point, mais il est évident que la Russie n’accepterait pas de voir l’Ukraine changer le statu quo et toucher à ses normes.
Par conséquence, le seul moyen efficace à la disposition de l’UE aujourd’hui pour soutenir l’économie ukrainienne est de lui ouvrir son marché à la seule industrie déjà aux normes : l’industrie agricole.
2 exemples concrets – l’œuf et la poule
En guise de conclusion, attardons-nous sur 2 exemples d’exploitations agricoles qui apparaissent comme symptomatiques de l’agriculture ukrainienne du 21ème siècle.
1 – Avangard ltd. – cotée en bourse à Londres avec une capitalisation de $450 millions. Avec environ 25 millions de poules pondeuses, cette compagnie est le plus gros producteur d’œufs en Europe et le deuxième au monde (à titre de comparaison, la Suisse n’a « que » 5 millions de poules pondeuses sur son territoire). La compagnie fait partie d’une holding agricole plus large appelée ULF qui contrôle plus de 700,000 hectares de terres agricoles en Ukraine. Le dirigeant et plus gros actionnaire est un trentenaire flamboyant du nom d’Oleg Bahmatiuk. Bien que le groupe semble traverser en ce moment de réelles difficultés financières, ces dernières ne devraient pas être de nature à diminuer la domination d’Avangard ltd. sur le marché.
2 – MHP – le plus gros producteur de poulet du pays et l’un des plus gros exportateurs de viande à destination de l’Europe. MHP produit annuellement à lui seul ½ million de tonnes de viande de poulet et ambitionne de porter sa production à 670,000 tonnes – soit 37% de la production française de viande de poulet pour l’année 2012. La compagnie contrôle également 250,000 hectares de terres agricoles et est exportatrice de maïs. L’heureux propriétaire de ce mastodonte est Yuri Kosuyk également membre de l’administration présidentielle et conseiller spécial du Président Poroshenko.
Ces compagnies ne sont pas des cas isolés, mais des exemples du modèle ukrainien suivis par de nombreux acteurs de l’industrie, on pourrait également citer Kernel, le plus gros producteur d’huile végétale ou Astarta, le premier producteur de sucre de betterave du pays – tous deux des poids lourds si ce n’est mondiaux, tout du moins européens.
Ce modèle n’a d’ailleurs pas que des mauvais côtés et comporte de nombreux avantages si l’on accepte le principe d’industrialisation de la production agricole: culture non intensive, interdiction ou restriction des OGM, des farines animales et autre nettoyage de carcasses à l’eau de javel… Ceci étant dit, les déséquilibres notamment des coûts de main-d’œuvre ou des tailles moyennes des exploitations agricoles entre l’Ukraine et l’UE sont tels qu’il est légitime et même nécessaire de la part des Européens – et des Français notamment – de mieux comprendre les enjeux agricoles de l’accord de libre-échange UE-Ukraine.
L’Ukraine a clairement opté pour un modèle verticalement intégré, d’une taille critique proche du gigantisme et permettant des économies d’échelle significatives. On voit bien, avec le débat autour de la fameuse « ferme des 1000 vaches » censée s’installer dans la Somme par exemple, que le modèle ukrainien commence à faire en France à la fois des émules et des nerveux.
Alexis Nemiroff
Crédit photo : aleksejleonov via Flickr (cc)
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