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Le blog de Lucien PONS

Comment la machine bruxelloise et les séparatismes s’alimentent mutuellement Etats en miettes dans l’Europe des régions.

29 Octobre 2014 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #Europe supranationale, #La réforme territoriale, #La nation ., #Le capitalisme;

Comment la machine bruxelloise et les séparatismes s’alimentent mutuellement

Etats en miettes dans l’Europe des régions.

Par Paul Dirkx dans le monde diplomatique de novembre 2014.

Comment la machine bruxelloise et les séparatismes s’alimentent mutuellement  Etats en miettes dans l’Europe des régions.

Le référendum sur l’avenir de la Catalogne du 9 novembre ne sera finalement que consultatif. La volonté séparatiste qui progresse dans plusieurs régions riches d’Europe pourrait conforter paradoxalement la machine supranationale de l’Union européenne. Car, en défendant des identités aux contours toujours plus étriqués, certains mouvements régionalistes favorisent la destruction d’espaces de solidarité établis.

par Paul Dirkx, novembre 2014

En 1968, le nationaliste breton Yann Fouéré publiait L’Europe aux cent drapeaux (Presses d’Europe). A l’époque, ce plaidoyer pour une construction européenne fondée sur les ethnies — les « vraies nations » — ne prêchait guère que les convertis. Les temps ont bien changé. Le 18 septembre dernier, le Royaume-Uni a senti passer en Ecosse le vent du boulet de la dislocation. Une semaine plus tôt, fort d’une mobilisation sans précédent dans les rues de Barcelone, le mouvement indépendantiste-séparatiste (1) catalan avait voulu braver Madrid en imposant la tenue d’un référendum sur l’indépendance. A la suite de l’interdiction de ce vote par le Tribunal constitutionnel, les habitants de Catalogne seront simplement « consultés » sur leur avenir le 9 novembre. Mais de prochaines élections pourraient déboucher sur une déclaration d’indépendance si les partis s’en réclamant sont alors reconduits au pouvoir. Ces événements rendent l’impensable non seulement pensable, mais réalisable. Un tel changement de situation n’est pas tant dû à la détermination des militants indépendantistes — plus que jamais mobilisés sur le continent — qu’à des facteurs qui font partie d’un ensemble plus vaste.

Les mouvements séparatistes se sont longtemps divisés sur des questions idéologiques et stratégiques, concernant notamment l’unification européenne. Les quatre partis les plus connus, tous au pouvoir dans leur région, illustrent cette diversité. L’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, Gauche républicaine de Catalogne) suit une ligne sociale-démocrate comparable à celle du Scottish National Party (SNP), tandis que les catalanistes de Convergència i Unió (CiU, Convergence et Union) et la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA, Alliance néo-flamande) se situent nettement à droite. ERC, SNP et CiU travaillent à la renaissance d’une nation « ancienne » dont l’appartenance au royaume qui les inclut ne serait qu’une parenthèse à refermer. La N-VA en ferait autant si la Flandre moderne, entité engendrée par un Etat où les « Flamands » occupent une position dominante depuis des décennies, avait l’aura d’une nation naturelle. Or les séparatistes flamands n’ont jamais pu s’appuyer sur un mouvement populaire, ni même sur le soutien des milieux intellectuels.

Tous ces partis et quelques autres se sont progressivement accordés pour tirer profit de la construction européenne. Ils ont européanisé leurs liens de collaboration pour constituer un courant politique actif à l’échelle du continent. L’outil le plus développé est l’Alliance libre européenne (ALE) : soutenue au Parlement européen par les Verts, elle forme avec eux un groupe qui détient cinquante des cinq cent quatre-vingt-huit sièges depuis les élections de mai 2014. Fondée en 1981 à Bastia et reconnue par le Parlement européen en 2004, l’ALE est dirigée par M. François Alfonsi, ancien président du Parti de la nation corse (autonomiste et opposé à la violence politique). Elle réunit dix formations régionalistes, quatorze autonomistes et onze séparatistes représentant dix-sept Etats membres. La mobilisation pour l’Europe, explique M.Alfonsi à la tête d’une forte délégation de l’ALE à Edimbourg le 18 septembre, « elle est chez nous. La dynamique offensive, c’est la nôtre (2) ! ». Il n’a pas entièrement tort.

De la subsidiarité à l’évaporation

L’ALE comme la plupart des organisations séparatistes ou régionalistes tiennent un discours ancré dans le présent qui tend à voiler certains pans d’histoire. Car, pendant la seconde guerre mondiale, une partie importante des mouvements breton ou flamand ont fait le choix d’une Europe nazie, alors que les Catalans ou les Basques furent durement réprimés par les troupes de Francisco Franco appuyées par les régimes fascistes. L’ALE parvient à lisser son hétérogénéité grâce à une communication aux accents toujours plus technocratiques, démocratiques et progressistes. Elle tente ainsi d’introduire dans le jargon européen des formules avantageuses (elle se bat pour des « nations sans Etat ») et fidèles à l’esprit européen (chaque indépendance constituerait un « élargissement intérieur »). Cette rhétorique vise à légitimer un nationalisme où l’ethnie s’efface devant une communauté historique, voire où celle-ci fait place à une société ouverte à tous les habitants installés sur son territoire, une « communauté de destin ». Un tel nationalisme « civique », qui demeure largement fondé sur les notions de territoire, de traditions et de langue, ne parvient à se réclamer pleinement des mots « république », « peuple », « démocratie », etc., que par un détournement au moins partiel des valeurs de l’Etat-nation à la française. Si ce n’était pas déjà une caractéristique générale de la communication européenne, le discours de l’ALE frapperait par son angélisme : « Nous nous concentrons sur l’autodétermination, parce que nous pensons que tous les peuples ont le droit de décider de leur propre avenir. Ils ont le droit de choisir démocratiquement et sans contrainte le type de gouvernement et le type de société dans lesquels ils entendent vivre. »

Cette quête de respectabilité peut évoquer celle de certains partis d’extrême droite. Mais les séparatistes s’en distinguent par bien des aspects, notamment par leur stratégie de participation aux institutions européennes. Car l’Union promeut toujours plus fermement le niveau régional au nom du principe de subsidiarité. Cette clé de voûte de la gestion européenne consiste à réserver à l’échelon de pouvoir inférieur ce que l’échelon supérieur ne pourrait effectuer que de manière « moins efficace » et « moins proche du citoyen ». Il a été inscrit dans le traité de Maastricht de 1992, en même temps que l’union économique et monétaire et le Comité des régions (CDR), une assemblée à voix consultative pour toute question affectant les régions. Le CDR doit également veiller à ce que les principes de subsidiarité soient respectés, et il peut saisir la Cour de justice de l’Union européenne à cet effet.

La mouvance séparatiste profite d’autant plus de la tribune que lui offre le CDR que celui-ci cherche à drainer un maximum de pouvoirs vers les niveaux infranationaux. Il aspire à « une Union sans cesse plus étroite et solidaire entre les peuples d’Europe », notion équivoque qui peut recevoir un sens aussi bien civique qu’ethnique. L’essentiel du discours du CDR est au diapason des autonomismes et des séparatismes : « Nous voulons que l’Europe (...) puisse pleinement tirer profit de la diversité territoriale, culturelle et linguistique qui fait sa force et sa richesse et qui est gage d’identité pour ses citoyens. (...) Nous revendiquons l’autonomie des autorités régionales et locales et leur droit de disposer des ressources financières appropriées [et nous] encourageons le processus de décentralisation » (3). Si le CDR ne fait pas le lit des nationalismes infranationaux, il accroît du moins leur légitimité. Avec la Charte européenne de l’autonomie de 1988, il leur offre un cadre juridique qui pourrait un jour s’avérer précieux.

Ce cadre a été réaffirmé en avril 2014 par la Charte pour la gouvernance à multiniveaux en Europe, rédigée par le CDR sous la houlette du nationaliste flamand démocrate-chrétien Luc Van den Brande. Son approche « au-delà des frontières, procédures et entraves administratives traditionnelles (4) » vise avant tout, sans les nommer, les fauteurs d’entraves : les Etats-nations. La Commission a validé cette approche par la voix de son président, M. José Manuel Barroso : « L’Europe (...), c’est la diversité et la richesse de toutes ses régions, de toutes ses villes (5). » Pour le président du Parlement européen, M. Martin Schulz, le CDR « a bien évidemment un rôle central à jouer dans les politiques européennes ». Cette assemblée qui se félicite de n’avoir cessé de « renforcer sa légitimité démocratique » pourrait bien jouer le rôle d’un Sénat des régions, idée qui gagne du terrain à Bruxelles.

La position de l’Union vis-à-vis des séparatismes pourrait se résumer ainsi : elle s’interdit d’intervenir dans un dossier qui relève des affaires intérieures d’un Etat membre. Comme l’indique le traité sur l’Union européenne, celle-ci « respecte les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale ». Ainsi, l’Etat aurait non seulement le monopole en la matière, mais il ne saurait faire appel à l’Union — laquelle intervient pourtant toujours plus massivement à tous les « niveaux de compétence », notamment en matière budgétaire. La reconnaissance par Bruxelles d’un territoire faisant sécession nuirait à l’intégrité territoriale de l’Etat concerné et irait donc à l’encontre du traité. Ces derniers mois, le président de la Commission européenne, M. Barroso, a d’ailleurs déclaré qu’une Catalogne indépendante serait exclue de l’Union. Et il a jugé, en pleine campagne référendaire, qu’une adhésion de l’Ecosse serait « extrêmement difficile, voire impossible ». Mais ces menaces ont été aussi tardives qu’elles sont juridiquement contestables. Car il n’y a aucune différence essentielle entre les Etats-nations actuels et les Etats que les séparatistes appellent de leurs vœux, à savoir des Etats qui coïncideraient enfin avec de « vraies » nations — bref, de vrais Etats-nations.

La posture de Bruxelles paraît donc ambivalente, à moins de se rappeler que la construction européenne s’est faite contre les Etats ou, du moins, afin de permettre au pouvoir supranational européen de muer en une structure capable de les contraindre (6). En « rééquilibrant les gouvernances » par des transferts de compétences vers les régions et vers le niveau européen, le principe de subsidiarité précipite dans un processus d’évaporation, selon le mot assez pertinent des séparatistes flamands, non seulement l’Etat belge, mais tous ses homologues. Car, à la longue, cette évaporation affecte non seulement la capacité de décision des Etats, mais leur substance même. En somme, on comprend mieux que les groupements séparatistes soient si soucieux de coopérer aux politiques européennes. Sans sous-estimer leurs efforts propres, les mieux implantés n’ont eu qu’à enfoncer le clou localement, en matérialisant leur position de force dans les urnes.

La mise sous tutelle progressive des Etats comporte aussi une forte dimension économique. La construction européenne a été conçue, dès le traité de Rome de 1957, dans une perspective de « suppression progressive des restrictions » au « commerce mondial » et de dislocation corrélative des structures nationales sous-tendant les systèmes économiques. Les crises qui se succèdent depuis la fin des « trente glorieuse », souvent citées comme favorisant la montée des autonomismes et étroitement liées aux politiques néolibérales, ont certes fragilisé encore un peu plus les couches populaires que délaissaient les partis politiques censés les défendre. Une partie d’entre elles s’est tournée vers des partis « populistes », catégorie fourre-tout incluant nombre de formations nationalistes. Les séparatistes ont su exploiter à des degrés divers cette dynamique continentale en vue d’élargir durablement leur électorat.

La N-VA en offre l’exemple emblématique. L’idée séparatiste n’ayant pas d’assise dans les couches populaire en dépit des scores élevés des « populistes » du rival anti-immigrés Vlaams Belang, ce parti conservateur fondé en 2001 sur les débris du parti nationaliste social-libéral Volksunie (Union du peuple) a réussi à s’allier au patronat autonomiste néerlandophone. La Belgique, ce « paradis du libéralisme » (Karl Marx) qui appartenait au peloton de tête des puissances économiques mondiales entre 1860 et 1914, s’est trouvée à l’avant-garde de toutes les initiatives visant à accélérer l’expansion du libre-échangisme international. Son rôle dans la mise en place des institutions financières mondiales et dans la construction d’un Etat européen n’a aucune commune mesure avec sa taille. Une seule ombre au tableau : la défense de la langue et de la culture des classes populaires dans le nord du pays par un « mouvement flamand » toujours plus hostile à l’Etat belge. Lequel a tenté de résoudre le problème comme il en avait pris l’habitude pour les grands enjeux de société : en le sous-traitant. Mais, cette fois, ni aux partis politiques ni aux « piliers » — réseaux d’institutions (écoles, hôpitaux, presse, etc.) habilités à gérer une partie de la vie de chaque citoyen en fonction de son appartenance idéologique. De nouvelles institutions, appelées « Régions » et « Communautés », ont joué ce rôle dans les années 1970 et se sont vu octroyer des compétences croissantes à partir des années 1980.

Dégoûter les Wallons de la Belgique

Une telle fédéralisation était souhaitée par de nouvelles élites économiques flamandes décidées à donner à leur région sa place dans l’économie mondiale. L’objectif était de voir émerger, dans le cadre de l’Etat belge (ou non, si nécessaire), une administration flamande débarrassée du poids des « archaïsmes » défendus en Wallonie par la gauche socialiste — laquelle s’était mise à plaider en faveur du fédéralisme pour des raisons inverses à partir du déclin industriel des années 1960. La fédéralisation du pays se fit à marche forcée en moins de vingt-cinq ans et coïncida avec l’instauration des politiques d’austérité. Coïncidence qui s’avéra souvent une instrumentalisation des « problèmes communautaires » et des « réformes de l’Etat » à des fins de réformes socio-économiques d’inspiration néolibérale (7). Comme le résuma un jour Hugo Schiltz, le leader de ce nationalisme flamand que l’on peut qualifier d’« ethnolibéral » : « Fédéraliser, c’est assainir » (les finances publiques).

Son successeur, le président de la N-VA Bart De Wever, réalisa la jonction avec de puissants milieux d’affaires parfois ouvertement séparatistes (8) et exaspérés par la persistance du modèle social belge, l’un des plus développés du monde. Avec le soutien ambigu du Christen-Democratisch en Vlaams (CD&V, Chrétiens démocrates et flamands), la N-VA mena une double stratégie. D’un côté, une stratégie ethniciste : dégoûter, à coups de petites phrases vaguement racistes, le plus grand nombre de citoyens francophones de leur cohabitation avec « les Flamands », donc les dégoûter de la Belgique, et accréditer le mythe d’une Belgique composée de deux démocraties. De l’autre côté, une stratégie ethnolibérale : radicaliser ce que le CD&V avait déjà introduit dans la doxa libérale, à savoir l’axiome « Wat we zelf doen, doen we beter » (« Ce que nous [Flamands] faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux »). Dès 2010, en captant surtout l’électorat du Vlaams Belang, la N-VA devint la première force du pays. Position qu’elle a consolidée en 2014 et qui fait d’elle le pivot du nouveau gouvernement fédéral N-VA-CD&V-libéraux formé le 11 octobre dernier. Ce gouvernement, le premier exempt de socialistes depuis 1988, est appelé à durcir les politiques sociales et économiques sans nouvelles réformes institutionnelles. Son architecte, M. De Wever, en a décrit l’esprit ethnolibéral en ces termes : si l’électeur francophone, au terme du mandat, « décidait de nous forcer à faire une coalition avec le Parti socialiste [wallon], j’estime que la question institutionnelle reviendrait sur la table (9) ».

Les principales formations séparatistes de l’Union semblent s’être donné le mot pour lier la question identitaire à celle de l’incapacité des Etats-nations à participer à l’économie européenne mondialisée avec la détermination budgétaire voulue. Une grande partie de l’establishment économique catalan défend inséparablement un Etat catalan « indépendant » et sa capacité à réformer plus fermement selon les recettes néolibérales déjà expérimentées par la droite séparatiste de M. Artur Mas, au pouvoir à la Generalitat (exécutif régional de Catalogne). Ce dernier voit aussi dans l’indépendance un moyen de rompre avec la coûteuse solidarité nationale et de revoir à la baisse les cotisations fiscales des entreprises. Là comme en Flandre, mais aussi en Italie du Nord et dans d’autres régions, « Madrid », « Wallonie », etc., sont devenus synonymes de gouffre financier et d’hypothèque sur la santé économique et sociale du peuple.

A Edimbourg également résonne un Iwant my money back (« Je veux qu’on me rende mon argent ») peu compatible avec le profil de gauche du SNP de M.Alexander Salmond. Ce parti a bâti sa popularité sur le rejet des politiques néolibérales de Margaret Thatcher puis de M.Anthony Blair. Mais, surtout depuis l’obtention de la majorité absolue au Parlement écossais en 2011, il s’est rapproché de la social-démocratie. M. Salmond, économiste et fin connaisseur des milieux financiers, a réussi à séduire une fraction du patronat en faisant miroiter le contrôle des dividendes pétroliers et les assouplissements fiscaux qu’engendrerait la naissance d’un nouveau « Tigre celtique ». Lui aussi polarise le débat : en expliquant à quel point Londres grève le bien-être des Ecossais, à quel point « une étoile noire londonienne » empêche « une nouvelle lumière au Nord (10) » de briller.

Enfin, ces régions au produit intérieur brut (PIB) généralement plus élevé que la moyenne nationale se présentent toutes comme des forces de changement et de progrès. Et ce loin de toute pensée ethnocentrée, mais en se disant au service de l’Europe. Car « le manque d’Europe, c’est à cause des Etats-nations », comme le résume le président de l’ALE, qui s’érige ainsi en allié de tous les contempteurs des « égoïsmes nationaux » à Bruxelles. Nombre de séparatistes, d’autonomistes et de régionalistes ont compris depuis longtemps que l’Europe marche vers le fédéralisme au détriment des Etats-nations. Et ils ont bien l’intention de l’y aider, en se montrant acquis à sa doctrine.

« Le régionalisme n’est pas et n’a jamais été une menace ni même une source de préoccupation dans un Etat unitaire, sûr de son centralisme. (...) Jamais la France (...) ne sera bousculée par des partis régionalistes peu puissants », proclamait un politologue français à la veille du scrutin écossais (11). Rien n’est moins sûr. Car le processus en cours à l’échelle de l’Union amène la République française à se transformer selon la logique subsidiariste. De nombreux instruments juridiques (la Charte de l’autonomie, les critères de subvention européenne, etc.) obligent les Etats membres à une forme ou une autre de régionalisation. Sur les vingt-huit Etats membres, une petite vingtaine sont divisés en régions (aux compétences très larges pour cinq d’entre eux) et trois sont fédéralisés, à des fins notamment de meilleure gouvernance économique. En Grèce, les transferts de pouvoir vers les régions en 2010 avaient clairement pour objectif de réduire les dépenses par des regroupements, afin de tenir les engagements d’économie du gouvernement.

« Le centralisme coûte cher »

Depuis les gouvernements Raffarin (2002-2005), la décentralisation dans laquelle était engagée la France s’est transformée en une régionalisation en bonne et due forme. La nouvelle réforme territoriale, menée tambour battant, réduit le nombre de régions de vingt-deux à treize. Le gouvernement invite pour l’occasion chaque citoyen à une réflexion d’une grande profondeur grâce à une application pour téléphone (#NotreFrance) : « “Nomme” ton [sic] territoire : pour s’approprier les contours des treize nouvelles régions et leur proposer des noms. “Marque” ton [sic] territoire : pour dessiner la carte de son bassin de vie. “Teste” ton [sic] territoire : pour tester ses connaissances (...) et comprendre la réforme proposée par le gouvernement. » Au-delà de cette communication infantilisante, le premier objectif est clairement affiché : doter la France de régions « de taille équivalente aux autres régions européennes (12) ». Le législateur, perdant de vue les dix-huit Etats membres dont la superficie est inférieure à ne serait-ce que trois de ces futures régions françaises, a plutôt regardé vers l’Espagne, l’Italie et surtout l’Allemagne.

Sur les vingt-deux régions actuelles, six seront laissées intactes, dont la Corse et la Bretagne. Celle-ci apparaît comme une région-pilote de la réforme : Paris a déjà signé avec elle, fin 2013, un « pacte pour l’avenir » (2 milliards d’euros d’aides et de prêts). Le premier ministre Jean-Marc Ayrault avait alors annoncé que ce pacte serait complété par la réforme territoriale. Laquelle a pour deuxième objectif de doter les régions d’« outils pour accompagner la croissance des entreprises », notamment en leur cédant toutes les compétences en matière de politiques de formation et d’emploi. Le secrétaire d’Etat chargé de la réforme de l’Etat et de la simplification, M. Thierry Mandon, avait averti les Français : « Certaines missions de l’Etat devront être transférées ou abandonnées (13). » La régionalisation pourrait déboucher sur une France d’une dizaine de régions-bassins d’emploi, avec un dialogue social adapté aux nouvelles réalités. Elle introduit dans le fonctionnement de l’Etat français le principe d’équivalence des « niveaux de compétence » ainsi que celui de subsidiarité.

Il y aura donc un traitement spécifique des citoyens en fonction de leur région, ce qui signe l’émergence de catégories distinctes de Français. C’est ce que montre déjà le « pacte d’avenir », conçu, pour citer M. Ayrault, « pour la Bretagne et par les Bretons (14) » — « les Bretons », et non plus les habitants d’une région. Au risque de réhabiliter certaines catégories constitutives d’une identité régionale (15). Pour leur part, les séparatistes incitent Paris, comme Bruxelles, à ne pas s’arrêter en si bon chemin : « Nul ne conteste la nécessité d’effectuer des économies. Mais la débâcle de l’Etat français est d’abord celle d’un Etat centralisé à outrance. Et le centralisme coûte cher », explique la fédération française de la Convergence démocratique de Catalogne, qui prône la création d’une région de Catalogne du Nord dans le Roussillon pour « restaurer » un pays catalan transfrontalier « compétitif » (16). L’expérience montre qu’une collectivité territoriale fondée sur une identité se satisfait rarement du statu quo. La fédéralisation belge, longue tentative d’apaisement de ce désir de reconnaissance pourtant minoritaire (17), n’a pas empêché le pays, tout comme l’Espagne, de se trouver au bord de la dislocation. Le gouvernement de Londres, « sûr de son centralisme », avait cru pouvoir prendre les nationalistes à leur propre piège en autorisant le référendum. Il en est aujourd’hui réduit à devoir promettre ce qui ressemble fort à une fédéralisation (surtout fiscale) du pays, destinée à contenter, sans la moindre garantie de succès, les quatre « nations intérieures » qui le composent (Ecosse, Irlande du Nord, Pays de Galles et Angleterre)...

Pendant que les fédéralistes européens poursuivent leur stratégie de « réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait », comme disait Robert Schuman, les séparatistes proeuropéens continuent leur marche vers l’« indépendance de facto » en attendant l’« indépendance de jure » (18). Deux stratégies du fait accompli qui renvoient à une seule perspective ethnolibérale et qui se renforcent mutuellement.

Paul Dirkx

Enseignant-chercheur à l’université de Lorraine. Auteur de La Concurrence ethnique. La Belgique, l’Europe et le néolibéralisme, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2012.

(1) Le mot « indépendantiste » a pour inconvénient d’accréditer la thèse d’une dépendance, et donc d’une domination, d’une partie du pays concerné envers une autre.

(2) Le Monde, 18 septembre 2014.

(3) « Déclaration de mission », Comité des régions, Bruxelles, 21 avril 2009.

(4) « Résolution du Comité des régions sur la charte pour la gouvernance à multiniveaux en Europe » (PDF), Bruxelles, 2 au 3 avril 2014.

(5) Vidéo « 20 Years of the Committee of Regions », Comité des régions, juillet 2014.

(6) Cf. Belén Balanyá, Ann Doherty, Olivier Hoedeman, Adam Ma’anit et Erik Wesselius, Europe Inc. Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale, Agone, Marseille, 2005 ; François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, Paris, 2009.

(7) Cf. La Concurrence ethnique. La Belgique, l’Europe et le néolibéralisme, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2012.

(8) Par exemple, le think tank In de Warande, auteur en 2005 d’un « Manifeste pour une Flandre indépendante en Europe » qui a beaucoup inspiré le programme de la N-VA.

(9) Bel RTL, 10 octobre 2014.

(10) Channel 4 News, 7 février 2014.

(11) Xavier Crettiez, cité dans Le Monde, 18 septembre 2014.

(12) « [La réforme territoriale-http://www.gouvernement.fr/action/l...] », 10 octobre 2014, Gouvernement.fr

(13) 2 juillet 2014, http://www.lesechos.fr

(14) Cité sur Mediapart.fr, 13 décembre 2013.

(15) Encouragés par Paris et par les événements écossais et catalans, les « bonnets rouges » et les nationalistes bretons ont organisé une « marche historique pour une Bretagne réunie », rassemblant entre vingt mille et trente mille personnes à Nantes (Ouest-France, 28 septembre 2014).

(16) Extraits du site http://www.cdccat.com

(17) En Flandre, le séparatisme stagne autour de 15 % depuis 1995. En 2010, 83 % des électeurs de la N-VA se disaient hostiles à la scission de l’Etat belge (source : Katholieke Universiteit Leuven).

(18) Selon les mots du théoricien nationaliste écossais Tom Nairn, cité dans Keith Dixon, « Les ambitions du nationalisme écossais », Le Monde diplomatique, septembre 2014.

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