Les «rouges-bruns» attaquent. Libération se distingue à nouveau. Article de Laurent Joffrin.
Les «rouges-bruns» attaquent
31 octobre 2014
Tel un clown maléfique, un spectre hante le vieux pays : celui de l’identité. Le choc de la mondialisation, au lieu de créer l’individu ouvert, cosmopolite et nomade dont beaucoup rêvaient, a aussi engendré le phénomène inverse : la réaction d’abord sourde et ensuite virulente de ceux qui sont «nés quelque part». «Malheureuse» ou agressive, minoritaire dans le cas des communautés inquiètes de leur dissolution dans un grand-tout, ou majoritaire chez ceux qui ne se sentent «plus chez eux» en raison de la montée de nouvelles minorités, l’identité tend à structurer le débat politique en se superposant au traditionnel clivage droite-gauche. C’est ainsi que des idées qu’on croyait assignées à un camp, celui de la droite conservatrice ou de l’extrême droite, se retrouvent, sous une forme atténuée ou différente, à gauche ou à l’extrême gauche. Il y a, désormais, à côté d’une droite qui en appelle à la protection des coutumes et des idées traditionnelles ou nationales, une gauche et une extrême gauche identitaires, qui usent à d’autres fins des mêmes concepts et des mêmes réflexes de défense identitaire.
Jean-Loup Amselle, anthropologue, étudie ainsi, dans un petit livre indispensable à la compréhension de ce nouveau paysage, ce qu’il appelle «les nouveaux rouges-bruns», ces responsables, ces militants ou ces intellectuels qui font prospérer à gauche des idées depuis longtemps situées à l’extrême droite. Point de liste noire ou d’amalgame dans ce texte précis qui analyse les idées bien plus qu’il ne cherche à dénoncer de nouveaux ennemis. Bien sûr, on comprend qui est visé, sans agressivité aucune, d’ailleurs : des intellectuels comme Christophe Guilluy ou Jean-Claude Michéa, qui donnent à leur réflexion un tour très identitaire, ou encore des militants comme les «Indigènes de la République», petit groupe virulent qui pourfend une France «postcoloniale». Avec les armes de l’anthropologue, Amselle se tient, néanmoins, à la réfutation rationnelle et se garde de toute dénonciation nominale.
Son réquisitoire tient en une phrase : en usant des mêmes concepts identitaires que leurs adversaires, ces intellectuels et ces militants de gauche leur donnent des armes en croyant les combattre. En défendant telle communauté au nom de son identité, ils avalisent d’un coup les concepts de communauté et d’identité qui sont les bases de l’intolérance et souvent du racisme. Ils oublient que la seule ligne de défense solide contre le racisme réside dans l’universalisme républicain, qui défend les hommes pour leur humanité et non pour leur identité. Ainsi, en dénonçant une France postcoloniale «blanche», on avalise la division du pays sur une base ethnique, qui est l’argument essentiel du Front national.
De la même manière - et là l’anthropologue Amselle prend le dessus - quand on oppose une identité «authentique», celle des communautés originelles, à l’acculturation dont on accuse la modernité et le marché, on ouvre la voie à l’intolérance ethnique. On tombe par ce biais dans ce qu’Amselle appelle le «primitivisme», un des courants longtemps dominants de l’anthropologie, qui distingue les communautés «premières» épargnées par la civilisation et les populations jetées dans l’abstraction impersonnelle du capitalisme, noyées, comme le disait Marx, dans «les eaux froides du calcul égoïste». Or, ces communautés premières, dit Amselle, ont elles aussi connu le mélange, le contact, l’échange. L’identité pure est un mythe qu’on agite pour stigmatiser les identités ouvertes ou plurielles. Ainsi, ceux qui font l’éloge des sociétés primitives réputées authentiques se glissent par mégarde dans les catégories de l’adversaire, se privant d’une critique efficace de leur thèse. Aussi bien l’idée orwellienne d’une «décence commune» (common decency) qu’agite sans cesse Michéa pour opposer la sagesse innée du peuple aux abstractions déshumanisantes maniées par le capitalisme et par ses avocats libéraux, est un mythe dangereux, qui ne repose sur rien de tangible, sinon la croyance naïve dans la bonté naturelle du peuple, qu’on oppose à la méchanceté des élites. Il n’y a pas d’identité pure et naturellement bonne. Il n’y a que connexion, mélange et «branchement» d’une culture avec les autres. On croit contrer l’adversaire, on lui rend les armes et on ouvre la voie aux «nouveaux rouges-bruns».