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Le blog de Lucien PONS

Je ne suis pas sûr de pouvoir retourner en Ukraine un jour : enquête sur les meurtres de Maïdan. Analyses d'Ivan Katchanovski. Publié par Vineyardsaker France.

23 Décembre 2014 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #Ukraine, #L'OTAN., #Europe supranationale, #La France, #La Russie, #La guerre, #Politique étrangère, #Le capitalisme;, #Les média, #Les transnationales

Je ne suis pas sûr de pouvoir retourner en Ukraine un jour : enquête sur les meurtres de Maïdan. Analyses d'Ivan Katchanovski.

23 décembre 2014 Jean-Jacques Hector

Ivan Katchanovski.

Ivan Katchanovski.

Le 4 novembre, nous avons publié en français l’intégralité de l’étude réalisée par le politologue Ivan Katchanovski sur les meurtres perpétrés à Kiev par des tireurs d’élite, le 20 février 2014. Aujourd’hui, une interview de l’universitaire réalisée par le journal allemand Telepolis ravive le sujet. Dans cette interview, Ivan Katchanovski revient sur son travail. Il explique comment il a analysé des documents accessibles au public sur les meurtres. Il parle de sa méthode et des résultats de son enquête, ainsi que de l’attitude des autorités ukrainiennes. Contrairement à l’enquête officielle réalisée par les nouvelles autorités, il a en effet trouvé des documents prouvant que des tirs sont partis depuis des bâtiments contrôlés par les protestants de Maïdan. Selon Katchanovski, les tireurs ont fait feu sur des policiers, des combattants de Maïdan, des journalistes et sur des passants [1].

Hommage aux héros : les cent divins

Hommage aux héros : les cent divins

« Mais il y eu récemment encore une autre réaction à mon travail, visiblement politique. Il y a quelques jours, une juge est revenue sur la décision qu’elle avait elle-même prise en février. A l’époque, elle m’avait encore reconnu comme propriétaire de la maison de mes parents, dont j’ai hérité. Maintenant, elle a revu sa décision. »

Ivan Katchanovski vient de la ville de Loutsk, en Ukraine occidentale, mais il vit depuis plus de vingt ans en Amérique du Nord. Ce professeur d’université de 47 ans est aujourd’hui citoyen canadien. Il a passé son doctorat à l’Université George-Mason de Fairfax (Virginie), près de Washington, puis a été chargé de recherches et de cours à Toronto et à Harvard, entre autres. Il enseigne depuis plus de quatre ans les sciences politiques à lÉcole d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Il a présenté les résultats de son analyse des massacres par des snipers dans la capitale canadienne pour la première fois en octobre, lors d’un séminaire organisé dans le cadre de la Chaire d’études ukrainiennes. Le professeur mène des recherches sur les évolutions et les conflits politiques dans les États post-soviétiques, mais aussi sur les développements politiques en Ukraine, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Katchanovski parle l’anglais, l’ukrainien et le russe. Il a écrit trois livres et publié des articles dans des revues scientifiques ainsi que dans des médias nord-américains, britanniques et ukrainiens.

Monsieur Katchanovski, vous avez examiné un grand nombre de documents accessibles au public sur le bain de sang du 20 février à Kiev. Pourquoi avez-vous commencé ce travail ?

Ivan Katchanovski. Les conflits violents en Ukraine sont des aspects importants de mon activité de chercheur en sciences politiques. En outre, il s’agissait là de l’événement décisif de la crise, qui a débouché sur le renversement de Ianoukovitch et le début de la guerre civile au Donbass. Le massacre, et le changement de pouvoir qui lui est lié, ont aussi mené à une escalade du conflit entre l’Occident et la Russie et ont incité la Russie à soutenir les séparatistes ainsi qu’à intervenir militairement de manière directe.

Je me suis cependant occupé du Maïdan dès que cela a commencé, et tout particulièrement lors des épisodes violents. Parmi lesquels, je compte par exemple l’attaque du siège de l’administration présidentielle, le 1er décembre 2013, l’enlèvement de Boulatov, ou encore les tentatives violentes de prendre d’assaut le Parlement, en janvier et février 2014. Ces faits, dont certaines parties des occupants du Maïdan portent la responsabilité, sont très importants pour comprendre le massacre. Car ils montrent que les leaders du Maïdan étaient prêts à imputer aux opposants une violence, qui provenait du Maïdan même et à l’instrumentaliser pour leurs propres objectifs politiques.

Les gouvernements et les médias occidentaux ont immédiatement accepté que le discours selon lequel le massacre perpétré par les snipers avait été accompli par les forces gouvernementales, sur ordre direct de Ianoukovitch. Ces affirmations ne reposent cependant pas sur des éléments de preuve pertinents.

Dans une perspective politologique, ce massacre de masse par Ianoukovitch apparaît comme irrationnel et incompréhensible. Ianoukovitch et ses alliés y ont perdu tout leur pouvoir, de grandes parties de leur fortune et ont été forcés de fuir l’Ukraine. En outre, les tentatives répétées des manifestants de s’emparer d’un petit poste sans importance, dans la rue de l’Institut, restent largement inexplicables. Car ils devaient accéder à cet endroit sous un feu nourri et ont été tués ou blessés par vagues.

Étiez-vous à Kiev ce jour-là ? Quand avez-vous commencé votre enquête ?

Ivan Katchanovski. Le 20 février, je n’étais pas à Kiev. Mais ce matin-là, j’ai suivi la situation au fur et à mesure sur Internet à la télévision, dès le début du massacre. J’ai commencé à l’analyser dès le lendemain.

Et je continue à chercher. Dans quelques jours, je présenterai une étude actualisée et plus complète du massacre des snipers . Elle contiendra des transmissions en direct depuis l’hôtel Ukraina pendant le massacre et totalement inconnues. Une équipe de télévision française a filmé un des tireurs dans l’hôtel et a parlé avec lui pendant le massacre. Autant que je sache, ce matériel n’a encore jamais été diffusé. Dans la nouvelle version, j’examine aussi d’autres cas de violence similaires comme par exemple le massacre d’Odessa .

Tout cela fait partie de mon actuel projet de recherche. Il se focalise sur la manière dont la politique de l’Euromaïdan a changé après que des forces oligarchiques et d’extrême-droite ont transformé des manifestations de masse largement pacifiques en un changement de pouvoir violent.

Quel genre de sources avez-vous utilisé pour votre analyse ?

Ivan Katchanovski. J’ai utilisé toutes les preuves accessibles au public: des vidéos et des photos de tireurs suspects, des déclarations en direct de participants au Maidan, des témoignages oculaires des deux camps, des communications radio de tireurs du Maïdan ainsi que des snipers de l’unité spéciale  Alfa et des forces de sécurité, des déclarations publiques de membres d’anciens et actuels du gouvernement, des balles et des armes, des impacts de tirs ainsi que les types de blessures observées chez les manifestants et les policiers.

J’ai analysé presque 30 Go d’enregistrements de communications radios des unités Alfa, Berkut, Omega, des troupes du ministère de l’Intérieur et d’autres forces de sécurité, pendant le massacre et pendant les manifestations sur le Maïdan. Ces données ont été diffusées en mars sur un forum funk-scanner, par un radioamateur pro-Maïdan. Je suis aussi allé à Kiev, où j’ai photographié les impacts des balles restant sur le lieu du massacre.

Les traces des tirs ont aussi été examinées par le Ministère public ukrainien. Mais ce dernier n’a pu trouver aucune indication sur des tirs provenant du Maïdan. Que pensez-vous de ses enquêtes ?

Ivan Katchanovski. Les éléments de mon étude montrent que le Ministère public et d’autres services gouvernementaux ont intentionnellement falsifié les investigations sur le massacre. Le procureur général dit qu’il n’a recueilli aucune preuve de tirs dans l’hôtel Ukraina et d’autres bâtiments contrôlés par le Maidan.

Des membres d’une unité spéciale du Berkut auraient tué presque tous les manifestants avec des armes AKM (Kalachnikov) et des munitions de chasse. A part quelques vidéos, qui montraient des gens du Berkut en train de tirer avec des AKM, aucune preuve n’a été publiée. Une dépêche de Reuters n’a révélé que tout dernièrement que la plainte contre trois membres du Berkut repose uniquement sur de telles vidéos.

J’ai découvert dans mes recherches que la plupart des manifestants du Maidan qui ont été tués renvoient plutôt à des tirs depuis le cœur du Maidan.  Pour les autres cas, l’analyse n’est pas claire car, soit les preuves manquent, soit les Berkut et les snipers du Maidan ont tiré en même temps. Différentes sources probantes, qui pointent que les tireurs étaient du côté du Maidan, sont ignorées à ce jour par le gouvernement ukrainien.

Quelles preuves avez-vous pour confirmer la falsification des investigations par le ministère public et par le gouvernement ?

Ivan Katchanovski. D’une part le gouvernement n’a pas enquêté jusqu’ici sur les tirs mortels ni sur tous les autres tirs sur des policiers le 20 février et au cours des deux jours précédents. D’autre part, j’ai recensé dans mon analyse de nombreuses preuves de tirs émanant d’au moins douze bâtiments contrôlés par Maïdan. Malgré cela, le bureau du Ministère public persiste à nier le fait qu’il y a eu des tireurs dans ces immeubles. Dans la version actualisée de mon étude, il y aura une annexe vidéo. Elle comprendra des preuves en images de tirs en provenance de bâtiments contrôlés par le Maïdan. Une première vidéo est disponible ici [2].

Ce n’est que tout dernièrement que j’ai découvert des transmissions en direct de l’hôtel. Ces enregistrement très peu connus ne contiennent pas seulement des preuves directes que les combattants du Maïdan contrôlaient l’hôtel Ukraina pendant le massacre, mais aussi qu’ils étaient armés de mitraillettes Kalachnikov (de calibre 7,62 mm), de fusils de chasse et d’autres armes et qu’ils tiraient des munitions de guerre pendant le massacre, depuis les étages supérieurs de l’hôtel. Cela concorde à son tour avec les types d’armes et les calibres des munitions engagées tant contre des manifestants désarmés que contre des policiers. Et les blessures par balle des manifestants ainsi que la direction des impacts des tirs concordent aussi.

La police aussi a beaucoup tiré ce jour-là. N’y a-t-il vraiment aucune preuve que des policiers ont abattu des combattants du Maïdan ?

Ivan Katchanovski. On ne peut pas exclure, sur la base des documents accessibles au public, que des membres du Berkut aient tué des manifestants, en particulier des manifestants armés. Dans quelques cas de manifestants tués, les policiers et les manifestants ont tiré en même temps. Dans quelques autres cas, il n’y absolument aucune information accessible au public sur le lieu et les circonstances de la mort de manifestants.

Et, selon vous, qui a tué des policiers et des combattants du Maïdan ce 20 février ?

Ivan Katchanovski. Tout indique que des membres de l’opposition, sur le Maïdan, notamment des partis d’extrême-droite et de l’oligarchie, étaient impliqués dans le meurtre de manifestants et de policiers. Cela découle de multiples preuves, par exemple les positions des tireurs dans les secteurs contrôlés par le Maïdan, les trajectoires des tirs déduites de leurs impacts, l’utilisation d’AKM et de fusils de chasse, des blessures similaires chez les policiers et les manifestants, les communications radio des forces de sécurité ainsi que l’incapacité des groupes d’autodéfense du Maïdan à l’époque, et du gouvernement aujourd’hui, de retrouver les snipers.

Qu’entendez-vous par partis oligarchiques  impliqués dans le massacre ? Croyez-vous que Porochenko est le coupable qui se cache derrière ?

Ivan Katchanovski. Il y a des indices incitant à penser qu’en plus des extrémistes de droite, des dirigeants du parti Patrie sont impliqués dans le massacre. Mais dans quelle mesure exactement, ce n’est pas clair. Les groupes d’autodéfense du Maidan, au sein desquels se trouvaient aussi de petites unités armées, étaient sous la responsabilité d’un militant du parti Patrie (Andrij Parubij). Mais je n’ai pas enquêté sur la participation de politiciens ou d’oligarques. Le nouveau gouvernement ne l’a pas fait non plus.

Est-ce que les résultats de vos recherches ont été repris dans des médias occidentaux dominants ?

Ivan Katchanovski. En ce qui concerne la crise ukrainienne, y compris le massacre par des snipers, de récentes études ont de nouveau confirmé que les médias mainstream dans les pays occidentaux diffusent souvent une information déformée qui suit largement la ligne politique de leurs gouvernements respectifs. Les médias occidentaux, à de rares exceptions près, ont présenté la version standard du récit du massacre. Ils ne rapportent que rarement des informations qui remettraient cette narrative en question.

De nombreux médias états-uniens, britanniques et canadiens, qui ont publié des interviews de moi ou des articles sur les résultats de mes recherches sur les développements politiques de l’Euromaidan, ne voulaient plus rien publier dans le cas de mon étude sur les tireurs d’élite. Par exemple, la plus grande chaîne de télévision canadienne n’a pas encore diffusé un documentaire comprenant une interview de moi sur ce thème. Un magazine britannique voulait avoir mon étude, mais il ne l’a jusqu’à présent pas publiée, sans en donner les raisons.

Des médias du Danemark, de Pologne et de Tchéquie ont toutefois cité quelques éléments de mon étude, ou publié des interviews avec moi. Et mon analyse a été traduite en français, en russe et en polonais.

Y a-t-il eu des réactions politiques aux résultats de votre enquête ?

Ivan Katchanovski. Je trouve frappant qu’il n’y ait eu jusqu’ici aucune réaction à l’encontre du gouvernement ukrainien par rapport à sa possible participation au massacre et à la falsification des enquêtes. En revanche, il y a bien eu une réaction politique contre moi en tant qu’auteur de cette étude. De manière tout à fait prévisible, j’ai été discrédité comme pro-russe ou comme vendu. Quelques chercheurs ont douté de la scientificité de mon étude. Une de mes interviews dans un magazine polonais en ligne a été retirée sur réquisition du gouvernement ukrainien.

Mais il y eu récemment encore une autre réaction à mon travail, visiblement politique. Il y a quelques jours, une juge est revenue sur la décision qu’elle avait elle-même prise en février. A l’époque, elle m’avait encore reconnu comme propriétaire de la maison de mes parents, dont j’ai hérité. Maintenant, elle a revu sa décision. Pour régler rapidement le cas, la juge a supprimé mon nom du premier jugement, sans m’informer ni informer mon avocat d’une nouvelle procédure. Un autre juge du tribunal de Loutsk m’a en outre privé de mon droit de propriété privée sur la parcelle où est bâtie la maison. Un avocat très lié au nouveau gouvernement participe à cette procédure d’expropriation.

J’ai grandi dans cette maison qui a toujours été mon point d’ancrage lors de mes nombreux séjours en Ukraine occidentale pour mes recherches sur des thèmes actuels et historiques. Les expropriations et les autres réactions politiques signifient d’abord que je ne peux pas poursuivre mes recherches en Ukraine. Elles indiquent aussi qu’il pourrait bien y avoir encore d’autres actes de vengeance contre moi. Je ne suis pas sûr de pouvoir retourner en Ukraine un jour.

Stefan Korinth
Traduit par Diane, relu par JJ, pour vineyardsaker.fr

Notes

[1] Meurtres de Snipers à  Kiev (Stefan Korinth, allemand, 14/12/2014)

[2] Massacres de Snipers au Maidan à Kiev (vidéo youtube, anglais, 15/12/2014)

Source : Aufklärung der Maidan-Morde: « Ich bin nicht sicher, wann ich wieder in die Ukraine reisen kann » (heise.de, allemand, 17/12/2014)

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