Un objectif de la Confédération européenne des syndicats (CES) : Former une élite syndicale euro-compatible. Le blogue d'Eldiablo.
À l’école du consensus : la formation d’une élite syndicale européenne
On sait peu de choses des syndicalistes qui représentent les salariés auprès de l’Union Européenne. De loin, tout semble feutré et peu conflictuel. Qu’en est-il? Comment est formée cette élite syndicale? Qu’apprend-elle pour militer à côté des représentants patronaux ? Voyage au cœur de la Confédération européenne des syndicats (CES), à partir d’un extrait de l’ouvrage collectif coordonné par Nathalie Ethuin et Karel Yon, La Fabrique du sens syndical : la formation des représentants des salariés en France, éditions du Croquant, qui vient de paraître.
La Confédération européenne des syndicats (CES) représente depuis 1973 les travailleurs auprès des institutions de l’Union européenne. « Partenaire social » dans le cadre du dialogue social européen, elle est fortement intégrée au fonctionnement de l’Union européenne[1], ce qui se traduit parfois par des tensions entre ses membres qui ne partagent pas tous la même culture ni les mêmes positions syndicales. Il suffit de rappeler que, pour la France, la CFDT, la CFTC, la CGT-FO, la CGT et l’UNSA sont membres de la CES pour mesurer cette hétérogénéité.
La formation syndicale européenne, qui se développe dans les années 1990 avec le renforcement institutionnel du Dialogue social européen et le soutien de la Commission européenne, pourrait sembler l’instrument privilégié pour promouvoir une ligne commune. Pourtant, son objectif n’est pas tant de gommer les différences entre confédérations que, selon le fondateur de l’Académie syndicale européenne, de développer « une identité syndicale européenne », avec le projet de « faire en sorte que la dimension européenne soit prise en considération, à tous les niveaux, dans la formation syndicale[2] ». Mais que signifie cette dimension européenne ? S’agit-il pour la CES d’enrôler les syndicalistes des différentes organisations membres et d’en faire des défenseurs du projet européen ? S’agit-il de produire et de transmettre des savoirs relativement neutres sur les institutions européennes, de diffuser des savoir-faire et des savoir-être spécifiques au fonctionnement de l’espace politico-institutionnel ? Ou l’objectif est-il de travailler à l’internationalisation de positions et de relations sociales ? […]
La « conscience culturelle » au cœur du projet de formation
Si la coordination d’ensemble de la formation repose sur l’investissement d’un petit noyau d’Européens triés sur le volet, ces derniers ne peuvent assurer toute la formation de l’ETUI. L’ETUI s’efforce d’envoyer un euroformateur dans chaque stage européen, mais le développement de la formation européenne repose sur la constitution d’un vivier plus large. Une grande partie des stages vise ainsi à constituer un réseau d’euroformateurs (il existe des stages de base et des stages de deuxième niveau) qui, à partir de leur organisme de formation national, pourront participer à l’organisation et à l’animation de stages européens, et « démultiplier » l’activité de formation européenne dans leur pays.
Alors que l’ancienneté de l’inscription dans le champ syndical européen et l’exposition longue à des expériences internationales diversifiées soudent les « pionniers », les stages pour euroformateurs s’adressent à des formateurs de différentes organisations syndicales nationales, qui n’ont généralement aucune expérience du travail européen et qui ont été envoyés en stage européen pour ensuite pouvoir participer à des activités de formation européenne. Ces stages pour euroformateurs condensent les principes de la pédagogie européenne de l’ETUI, dont les postulats sont résumés dans une brochure distribuée avant le stage. Le premier tient dans l’importance des obstacles culturels à la coopération syndicale : « Une des caractéristiques des stages réalisés par l’ETUI repose sur le fait qu’ils réunissent des participants issus d’organisations différentes et que, par-delà les différences linguistiques existantes, d’autres phénomènes liés à des cultures d’appartenance ou d’organisation influent fortement sur les attitudes et les comportements des participants. Le rôle de l’euroformateur est de bien prendre en compte ces différences et de les surmonter[3]. » Le deuxième postulat est celui d’une « résistance au changement » et d’une « inquiétude » des participants qu’il faut rassurer.
Le guide préparatoire au stage détaille longuement la définition et les composantes d’une culture et les modes d’influence des cultures sur les groupes syndicaux transculturels européens. Il y est question notamment de l’influence des structures familiales, des systèmes politiques, des valeurs sociétales et du rapport à la masculinité ou au temps.
Le stage proposé aux futurs euroformateurs est consacré aux modalités des rencontres transculturelles. Le syndicalisme européen est quasiment absent des cinq jours de formation. Ces stages s’inspirent fortement des programmes de « communication interculturelle » destinés notamment aux managers, qui reposent sur l’idée selon laquelle les variations culturelles de perception sont la cause des malentendus entre les personnes de nationalités différentes. Les nationalités sont associées à des cultures spécifiques et distinctes les unes des autres. Les relations entre les stagiaires sont érigées en relations « interculturelles » qui doivent familiariser les participants avec les différentes cultures. Toute une série d’exercices vise à « augmenter la conscience culturelle ». Ainsi, lors d’un stage d’euroformateur à Budapest, la première journée est consacrée à la « sensibilisation culturelle », déclinée en différentes « tâches » : « Pendant le trajet vers votre hôtel, faites attention au comportement des gens que vous rencontrez ou observez. Regardez partout et rappelez-vous des éléments culturels significatifs qui sont différents de ceux auxquels vous êtes habitués. Faites une liste de tout ce qui vous semble différent de ce que vous auriez pu trouver dans votre pays. Comment ressentez-vous ce que vous avez observé[4]? »
Les visites culturelles sont destinées à « familiariser les apprenants avec le folklore, la musique ou les spécialités culinaires typiques du pays ou de la région », afin de « développer la conscience de la culture du pays d’accueil ». Réciproquement, les participants sont invités à présenter aux autres leur propre culture au moyen d’un exposé dont l’intitulé est : « Présentez aux autres participants votre propre culture, quelques-unes de ses caractéristiques. » Chaque stagiaire doit faire partager une spécialité gastronomique qu’il a rapportée de son pays. Sont ainsi mises en scène des représentations relativement stéréotypées des cultures nationales, avec un accent sur leurs dimensions les plus consensuelles.
Dans la droite ligne des programmes de formation interculturelle pour managers, l’accent est mis, moins sur les cultures en elles-mêmes, que sur leur « interface fonctionnelle », c’est-à-dire sur les sources des malentendus les plus fréquents lors des rencontres entre des représentants de cultures différentes : les façons de saluer, de se présenter, la gestuelle, les codes de sociabilité. De manière surprenante dans ces univers syndicaux, les conflits et les clivages internes aux sociétés sont absents des représentations des identités nationales. Les exercices encouragent des stratégies de présentation de soi particulières, comme représentant d’un pays et d’une culture. Plusieurs enquêtés nous ont communiqué leurs notes de cours, qui donnent à voir la perplexité de certains stagiaires. Un syndicaliste de la CGT écrit ainsi : « Comment définir la culture de mon pays ? Question à laquelle je n’ai jamais pris le temps de réfléchir. » La suite de ses notes démontre sa volonté de retraduire la demande à partir de catégories syndicales et militantes : il rédige finalement trois pages de texte, organisées autour de la présentation de deux valeurs françaises « centrales » : la lutte pour la conquête de nouveaux droits sociaux et la tradition de terre d’accueil. […]
Cette recherche du consensus est bien une option en elle-même, assez éloignée des pratiques de certaines organisations syndicales, comme l’observe en plaisantant un militant de la CGT : « On apprend le consensus. C’est nouveau pour nous, ça ne nous fait pas de mal ! » Les notes de cours d’un autre militant CGT, sous forme d’introspection, sont révélatrices du travail sur soi nécessaire pour se plier à cette discipline du consensus.« Savoir être minoritaire. Ne pas bloquer le travail collectif. Donner mon apport pour étayer ce que le groupe décide et non guerre de tranchées. Ne pas rester figé sur ma position. Difficile de rentrer dans autre logique. » On retrouve en filigrane des couples d’opposition « bloquer/avancer, guerre/paix, figé/souple » qui sont révélateurs des systèmes de valeur du syndicalisme européen et plus généralement des promoteurs de la « modernité ».
Les qualités des euroformateurs sont décrites dans des registres très personnalistes, empruntant à la fois à la psychologie et à la morale : ceux-ci doivent faire la preuve de leur « tolérance », « ouverture », de leur capacité à « écouter l’autre », à « respecter la différence ». Il s’agit de développer des compétences qu’on peut qualifier de « diplomatiques » au sens goffmanien de savoir-faire et de qualités relationnelles qui permettent la réussite des interactions les plus risquées.
L’apprentissage de ces savoir-faire diplomatiques passe par l’initiation aux codes spécifiques des rencontres européennes. Découvrant une ville nouvelle, logés dans des conditions luxueuses (« Un hôtel comme je ne pourrai jamais m’en payer de ma vie. »), les stagiaires expérimentent le standing européen et, également, les codes du travail en plusieurs langues. Équipés de casques et de micros, ils doivent apprendre à utiliser ce moyen de communication qui oblige à parler lentement, à éviter les formes de communication non verbales, les allusions ou les sous-entendus qui disparaissent lors de la traduction, à laisser passer le temps de la traduction avant de reprendre son argument, bref à adopter un mode de communication policé et formel qui rompt avec les pratiques des échanges entre syndicalistes d’un même pays. […]
Une formation accélérée d’élites européennes
L’accent sur les différences culturelles, l’organisation systématique de groupes de travail, l’injonction morale à « travailler ensemble » pourraient s’analyser comme visant à transmettre, d’une manière accélérée et concentrée, des ressources et des dispositions qui, dans les classes supérieures, sont acquises par une familiarité ancienne avec une culture internationale et souvent consacrées scolairement par des diplômes ou filières internationales prestigieuses. En dotant les syndicalistes de bribes de cette espèce spécifique de capital culturel international (au sens de compétences linguistiques et de compétences d’interaction) qui ne s’acquiert que par l’expérience sociale des interactions avec d’autres nationalités et qui conditionne l’accumulation et la gestion d’un capital social européen, les formations syndicales cherchent à forger une nouvelle élite syndicale transnationale.
Le stage « futurs leaders européens » est explicitement organisé autour de cet objectif. Présenté comme le « produit phare de l’institution », il forme les futurs cadres de la CES et les responsables européens : un cinquième des membres du comité exécutif de la CES, selon le directeur de l’ETUI, en aurait bénéficié. Ce sont les organisations syndicales nationales qui choisissent des « jeunes » syndicalistes destinés à prendre dans l’avenir des responsabilités européennes. Le stage « futurs leaders » est organisé conjointement par l’ETUI et deux organisations syndicales de deux pays, animé par des euroformateurs ayant suivi le stage de niveau 2 et par un formateur de l’ETUI. Il se déroule en trois périodes d’une semaine, dont la seconde a lieu à Bruxelles et les autres dans deux pays. La première semaine présente les structures syndicales européennes et le syndicalisme des différents pays européens, avec des sessions sur les systèmes de représentation des travailleurs, les modèles de négociations collectives et des cours de langues. Des équipes « multiculturelles » sont formées pour travailler durant la semaine puis à distance sur différents dossiers européens. La deuxième semaine, à Bruxelles, porte sur les institutions européennes avec des visites de la Commission, du Parlement, de la CES et des fédérations syndicales européennes. La troisième semaine, dans un autre pays, présente les positions de la CES et organise une simulation de congrès au cours duquel les stagiaires proposent des résolutions. Il s’agit bien de transmettre, non seulement la connaissance des dossiers européens, mais aussi l’expérience sociale d’un travail européen et d’initier, au moyen de jeux de rôles, aux manières de faire et aux catégories mentales des dirigeants européens. Un formateur présente les qualités en termes de « savoir être » qui sont attendues de cette année de formation : « l’esprit démocratique, la tolérance, la vision participative, la capacité à être constructif ».
Ces formations procurent des gratifications personnelles et symboliques non négligeables. Elles donnent lieu à un diplôme portant le sigle de la CES et de l’Union européenne, souvent affiché dans le bureau des enquêtés au côté de « photos de classes », souvenirs de ces stages. De la formation, de nombreux stagiaires espèrent une reconversion dans les activités européennes. Ils évoquent dans les entretiens leur goût pour « l’aventure », leur curiosité, leur horreur de la routine et leur appétence pour la nouveauté, dressant un autoportrait en adéquation avec les dispositions promues par l’ETUI.
La formation est dès lors présentée explicitement comme le moyen d’une promotion syndicale et sociale. Dans le cadre d’un projet financé par la Commission européenne, un groupe de travail réunissant syndicalistes et universitaires[5] a constitué un « passeport européen de compétences syndicales », répertoriant ces compétences selon des référentiels communs. Ce passeport doit favoriser, à terme, la reconversion des personnes ayant exercé des responsabilités syndicales européennes qui voudraient engager une validation d’acquis de l’expérience. Trois éléments sont pris en compte : les titres et diplômes détenus par les responsables syndicaux, leur expérience européenne et les formations syndicales suivies. L’objectif est de parvenir à une labellisation de la formation syndicale à l’échelle européenne. On assiste ainsi à un processus de consolidation et d’institutionnalisation d’un capital culturel européen nouveau, constitué d’expériences et de formations syndicales. […]
L’analyse des stages européens tels que les conçoit et les assure l’Institut européen de formation syndicale montre bien la double gageure de cette formation. D’un côté il s’agit de fournir aux syndicalistes des savoirs et des savoir-faire jugés indispensables pour agir au mieux dans un contexte transnational. À cet égard, les formations syndicales permettent de compenser différentes formes de dépossession des syndicalistes face aux employeurs et à leurs représentants : maîtrise de l’anglais, constitution et entretien d’un réseau social international, capacité à penser en dehors de cadres nationaux. Comme pour les autres formations syndicales, on a bien affaire à une forme de « rattrapage » scolaire. D’un autre côté, ces formations européennes visent à « européaniser » les syndicalistes et leurs pratiques, ce qui implique à la fois une redéfinition du syndicalisme et une sélection des syndicalistes. S’adressant en priorité à ceux qui sont déjà impliqués dans des fonctions internationales ou à ceux destinés à être de « futurs leaders », la formation européenne reste une formation à destination d’une petite élite syndicale, en particulier parce que les compétences requises sont d’abord des compétences sociales que les formations syndicales, de courte durée et très épisodiques, ne permettent pas d’acquérir.
Hélène Michel et Anne-Catherine Wagner.
Extraits de Nathalie Ethuin et Karel Yon (coord.), La Fabrique du sens syndical : la formation des représentants des salariés en France, éditions du Croquant, 2014.
[1] Voir Gobin (C.), L’Europe syndicale. Entre désir et réalité. Essai sur le syndicalisme et la construction européenne à l’aube du xxie siècle, Bruxelles, Labor, 1997 et Wagner (A.-C.), Vers une Europe syndicale, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2005.
[2] Bridgford (J.), « Une dimension européenne pour la formation syndicale », Éducation permanente, n° 154, 2003, p. 179-187.
[3] Document préparatoire au stage d’euroformateurs niveau 1, Dubrovnik, 24-29/05/2010.
[4] Stage euroformateur niveau 1, Budapest, mars 2010.
[5] Piloté par l’Institut d’études sociales de l’université de Grenoble, le réseau regroupe des chercheurs, spécialistes du syndicalisme ou travaillant dans des centres de recherches syndicaux, de plusieurs pays européens (Grande-Bretagne, Italie, Portugal, Hongrie).