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Le blog de Lucien PONS

"Un village français" : une petite erreur sur une grande erreur.

24 Janvier 2015 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #Histoire, #Comité pour une Nouvelle résistance, #Culture, #Chroniques du fascisme ordinaire

"Un village français" : une petite erreur sur une grande erreur
 
Eric Conan
"Un village français" fait partie des meilleures séries télé françaises. De par la qualité de son scénario et celle de ses acteurs, mais aussi parce qu'elle est capable de retranscrire de façon scrupuleuse et juste la période de l’Occupation. Un éloge mérité qui autorise à rectifier malgré tout une petite erreur commise par son scénariste et co-producteur, concernant les regrets de Jean-Pierre Ingrand, un serviteur de Vichy.
Photo : Laurent Denis - France 3

La reprise d’Un village français, sur France 3, a provoqué nombre d’articles autour du thème de la sixième saison (les convulsions de la Libération) de cette excellente série historique diffusée depuis 2009. Dans le cadre d’un faux village du Jura, ses auteurs ont réussi à reconstituer artificiellement toutes les ambiances et tous les dilemmes de la vie des Français sous l’Occupation, de la pagaille de l’exode de 1940 à la débandade des collaborateurs en 1944, en passant par la constitution des maquis, les débuts des résistances, l’attitude des occupants et le fonctionnement de Vichy. 

Classée parmi les meilleures séries françaises pour la qualité de son scénario et celle de ses acteurs, Un village français est aussi l’incursion télévisée dans l’histoire de l’Occupation la plus scrupuleuse et la plus juste depuis très longtemps. Qu’il s’agisse du soin apporté aux décors et aux choix des costumes — d’une authenticité remarquable — que de la vérité des situations et des vécus historiques auxquels les conseils de Jean-Pierre Azéma ont épargné les simplismes et les anachronismes qui pullulent habituellement à la télé et au cinéma, Un village est une grande réussite.  

Cet éloge mérité autorise à noter une petite erreur commise par son scénariste et co-producteur, le talentueux Frédéric Krivine, non pas dans cette dernière saison, mais dans les commentaires qu’il a tenus à son propos. Son scénario propose un dialogue très bien tourné entre le maire du village, Daniel Larcher, symbole de l’attentisme bienveillant (joué par l’excellent Robin Renucci), et Servier, le sous-préfet cauteleux. Ils ont tous deux été associés à des décisions dont ils ne sont plus très fiers alors qu’ils s’interrogent sur leurs destins à l’approche de la Libération. Servier, faisant le bilan de son attitude vichyste depuis quatre ans, finit par lâcher : « Ce qui est difficile, ce n’est pas de faire son devoir, c’est de le discerner ». Frédéric Krivine a précisé à plusieurs reprises dans la presse que cette forte phrase était authentique et qu’elle lui avait « été inspirée par le compte-rendu du procès d’un ancien fonctionnaire de Vichy », ajoutant même : « Elle a guidé l’écriture du Village dès son développement, je l’avais même citée dans notre présentation de la série à France 3 ! ».  

A l'origine de la série : le cas Ingrand 

Frédéric Krivine ne nous en voudra pas de rectifier l’histoire de cette phrase à laquelle il accorde à juste titre autant d’importance. Elle n’a pas été prononcée au cours d’un procès puisque son auteur, Jean-Pierre Ingrand, l’un des grands commis de Vichy, a réussi à échapper au sien. Elle fut recueillie il y a près de 25 ans dans une confession àL’Express peu avant sa mort. Il se reprochait une erreur de discernement qui l’avait conduit à détenir un record de longévité collaboratrice en assurant à Paris, de juillet 1940 à janvier 1944, le poste de représentant du ministre de l'Intérieur auprès des occupants nazis. Un cas exceptionnel et symbolique. L'exception : ses regrets, rarissimes parmi les anciennes éminences grises de Vichy. Le symbole : celui du rôle qu'a joué dans cette période toute une cohorte de brillants hauts fonctionnaires, finissant par se trouver au cœur des événements les plus tragiques de la Collaboration, au terme d'un engagement devant plus à un carriérisme aveugle et à une conception technocratique du service de l'Etat qu'à des raisons strictement idéologiques. Ils restent les acteurs de ce paradoxe vichyste qui a vu de grands commis assumer, en maniant les rouages de l'administration, des déshonneurs et des crimes parfois plus lourds que ceux des ultracollaborationnistes, vociférants, mais dénués de véritables pouvoirs.  

Ingrand a exercé à Paris des compétences proches de celles d'un ministre de l'Intérieur en zone occupée, son instruction de mission, signée par Pétain le 11 août 1941, lui attribuant des pouvoirs de négociation de politique générale. Il avait autorité sur les 48 préfets de la zone Nord (« Fonctionnaire de valeur, mais prisonnier du régime ancien »,avait-il noté au début de l’Occupation sur le dossier du préfet Jean Moulin) et finira par assumer la création des tribunaux d'exception baptisés « Sections spéciales », lieux du reniement de toutes les traditions juridiques françaises, au service de l’occupant pour exécuter des otages communistes.  

Acquitté par coutumace 

Il finit par démissionner quand René Bousquet est remplacé par le chef de la Milice, Joseph Darnand à la tête de la police en janvier 1944. Lors de la Libération de Paris, prévoyant son sort, il se cache avec de faux papiers. Le 8 septembre, il est inculpé d'atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat et révoqué sans pension du Conseil d'Etat par un décret signé par de Gaulle. Dénoncé par sa concierge, il est arrêté et emprisonné à Fresnes le 22 mai 1945. Grâce à des témoignages de résistants qu’il avait protégés et de Frédéric Joliot-Curie qu'il avait aidé en 1940 à mettre le radium français à l'abri des Allemands, il est remis en liberté provisoire et son dossier classé le 27 mai 1947.  

Plusieurs conseillers d'Etat et résistants, qui ne digèrent pas cette issue, provoqueront l’ouverture d’une nouvelle procédure le 30 juillet 1947 : un mandat d'arrêt est lancé grâce à de nouveaux documents, provenant des archives allemandes de l'hôtel Majestic, et donnant des précisions sur sa collaboration avec les Allemands après l'évasion de prisonniers communistes du camp de Châteaubriant. Averti, Jean-Pierre Ingrand décide de fuir en Suisse. Puis en Argentine où il se recase à la Compagnie financière des chemins de fer de Santa Fe, filiale de la Banque de Paris et des Pays-Bas. 

Son procès vient tardivement. Le 6 novembre 1948, il est acquitté. Cas rarissime d'acquittement par contumace. Mais c’est l'époque des conciliations : I'année suivante, René Bousquet, chef de la Police de Vichy, sera relevé de ses condamnations, pour faits de résistance... 

Retrouvailles avec de Gaulle 
  

A Buenos Aires, Jean-Pierre Ingrand met ensuite ses talents d'administrateur au service de l'Alliance française. En vingt ans, il en fait le plus beau fleuron au monde, avec plus de 30 000 élèves et une multitude de succursales réparties dans tout le pays. Seul rappel du passé : lors de la visite du général de Gaulle au cours de son grand périple en Amérique latine, en octobre 1964, Margerie, ambassadeur de France en Argentine, le convoque et lui demande, étant donné son passé, et « pour éviter tout incident »,d'aller prendre quelques jours de vacances, par exemple au Brésil... Refus de l'ancien conseiller d'Etat révoqué en 1944 : il est chez lui à Buenos Aires, il est chez lui à l'Alliance française. De plus, il a connu de Gaulle à Bordeaux en juin 1940, lorsqu'il était sous-secrétaire d'Etat à la Guerre dans le gouvernement Reynaud, et il est curieux des retrouvailles. Tout se passe bien : il présente l'Alliance au Général, qui se contente de lui envoyer une apostrophe très gaullienne : « Alors… Ingrand… ça marche… l'Alliance française… à Buenos Aires ? »   

C’est à Buenos Aires, en 1991, peu avant sa mort, qu’il finira par lâcher à un journaliste de L’Express : « Je me suis trompé. Le plus difficile, en période de crise, ce n'est pas de faire son devoir, c'est de le discerner avec clairvoyance ».  

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