V pour Varoufakis: parce qu'une autre spéculation est possible. Par Michel Feher.
V pour Varoufakis: parce qu'une autre spéculation est possible. Par Michel Feher.
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V pour Varoufakis: parce qu'une autre spéculation est possible 15 février 2015 | Par michel feher Quelle que soit l’issue de la confrontation entre le gouvernement grec et les institutions européennes, elle aura au moins permis de dessiner le profil d’une gauche adéquate aux enjeux du capitalisme financiarisé. En la personne de Yanis Varoufakis, le ministre des finances du gouvernement d’Alexis Tsipras, ce profil a même trouvé son premier nom propre. Car jusqu’ici, l’électorat de gauche n’a eu le choix qu’entre deux options : des partis socialistes qui, pour paraître modernes, épousent, plus ou moins hardiment, tous les mots d’ordres néolibéraux, et des formations demeurées fidèles à leurs idéaux d’antan, mais qui, pour leur redonner vie, attendent, plus ou moins patiemment, l’improbable retour du monde fordiste. Sans doute les représentants de la gauche authentique ne gardent-ils pas que des bons souvenirs de la période du capitalisme industriel – y compris dans les trente glorieuses années qui l’ont achevée. Mais, au moins, c’était un temps l’où on savait comment s’opposer – au patronat et à ses affidés dans la classe politique. Sur le front social, l’opposition prenait la forme de rudes négociations entre travailleurs et employeurs – ce qu’au Front de gauche on appelle encore l’établissement d’un « rapport de force ». Pour négocier dans des conditions favorables, les syndicats recouraient à la grève ou à de grandes manifestations, tandis que les patrons se livraient au chantage à l’emploi. Les intérêts nécessairement conflictuels des salariés et des employeurs fondaient également la polarité du champ politique, où les uns et les autres pouvaient compter sur des partis dévoués à leur cause. À l’époque, le marché du travail était le lieu privilégié des conflits sociaux et de la création de la valeur économique. Du prix attribué à la force de travail dépendait la répartition de la plus-value entre salaires et dividendes, de sorte que l’aptitude à le négocier à la hausse était la compétence requise pour rendre l’économie capitaliste moins inégalitaire, voire même pour saper ses fondements – puisque, selon Marx, la survie du système passait par une exploitation croissante des travailleurs. Or, c’est précisément pour s’épargner ce sort funeste que le capitalisme s’est réinventé au tournant des années 1980. En quelques années à peine, son centre de gravité s’est en effet déplacé du marché de l’emploi – soit le lieu où la force de travail est constituée en marchandise – vers les marchés financiers – soit le lieu où les initiatives deviennent des actifs. Autrement dit, davantage que les employeurs, ce sont désormais les investisseurs qui gouvernent. Les premiers continuent sans doute de faire des profits, soit de s’approprier une part du produit supérieure à leurs dépenses en comprimant les coûts du travail. Reste qu’ils doivent se plier aux exigences des seconds, dont la prérogative consiste à allouer le crédit, soit à sélectionner les entreprises qui méritent d’être financées. De ce changement de régime, la gauche ne s’est jamais remise – tout au moins jusqu’à la récente victoire de Syriza. Il faut dire que sur les marchés financiers, l’art de la négociation, où les syndicats ont appris à exceller, est de peu d’utilité. À la différence des marchandises qui circulent sur les autres marchés – y compris le marché du travail – les titres financiers ne tirent pas leur valeur d’échange de la négociation entre acheteurs et vendeurs mais de la spéculation des investisseurs sur leur rendement futur. Si le profit est affaire de marchandages, ce sont des paris qui déterminent le crédit. Par conséquent, prendre pied sur les marchés des capitaux en sorte d’y modifier les conditions d’accréditation – et en l’occurrence, pour obtenir que le bien-être d’un peuple y soit davantage valorisé que sa disposition à se saigner pour renflouer le système bancaire – nécessite l’apparition de politiciens capables de spéculer pour leur compte. Or, en moins de deux semaines, Yanis Varoufakis s’est imposé comme le premier d’entre eux. Car en dépit de ce qu’affirment nombre de ses admirateurs, le ministre des finances du nouveau gouvernement grec ne négocie pas : il spécule et, mieux encore, contraint ses interlocuteurs à spéculer en retour sur ses intentions. Au lieu de marchander la restructuration de la dette grecque, il parie concurremment sur la bonne volonté de chacun et sur le risque qu’il y aurait à y déroger. Ainsi, loin d’affecter une posture intransigeante ou, à l’inverse, d’implorer un geste de clémence, Yanis Varoufakis va répétant : (1) que ses propositions sont raisonnables et aussi soucieuses de l’avenir de l’Europe que du sort de la Grèce, (2) que l’attachement de ses partenaires européens au pouvoir de la raison et à la préservation de l’Union qu’ils forment est certainement égal au sien et, par conséquent, (3) qu’il est pleinement confiant dans l’issue des discussions en cours. Est-ce à dire qu’en dépit des promesses de campagne d’Alexis Tsipras son ministre est ouvert aux compromis ? Se montre-t-il au contraire convaincu que ses interlocuteurs se rendront à ses arguments ? Nul ne le sait – et cette incertitude tend à pétrifier la plupart des dirigeants européens. Sans doute Wolfgang Schaüble, le ministre des finances allemand, a-t-il tenté de briser le sortilège en proclamant que son collègue grec et lui-même étaient tombés d’accord sur leur complet désaccord. Mais Varoufakis a aussitôt rétorqué qu’en réalité ils n’étaient même pas d’accord sur le fait d’être en désaccord – autrement dit, qu’il était bien possible que leurs positions ne soient au fond pas tellement éloignées. Le grand prêtre de l’austérité dut alors conclure que, décidément, il ne comprenait pas ce que voulaient les autorités d’Athènes… Même les mesures de rétorsion préventive décidées par la BCE – sous pression allemande – n’ont pas altéré le ton du ministre grec : en limitant l’accès des banques de son pays aux liquidités, explique-t-il sans sourciller, Mario Draghi entend seulement signifier que le temps presse, et qu’il faut donc se hâter de trouver une issue conforme à l’intérêt de l’Europe. Si l’indéchiffrable assurance de Yanis Varoufakis perturbe les politiques, en revanche, à chaque fois qu’il prononce le mot confiance, les bourses repartent aussitôt à la hausse – ce qui explique que même les gouvernants les plus friands de rigueur budgétaire hésitent à le contredire. C’est que, depuis longtemps déjà, les malheureux investisseurs balancent entre deux inquiétudes contraires: la crainte de voir les pays emprunteurs se défausser de leurs obligations mais aussi la peur de la déflation, dont les politiques d’austérité sont justement la cause – et qu’un défaut de la Grèce ne manquerait pas de tirer vers la dépression. Ne sachant trop sur quel pied danser, les bailleurs de fonds, qui sont de grands émotifs, ne peuvent qu’apprécier un homme qui, dans de telles circonstances, leur affirme que, selon lui, tout va bien se passer. Pour la même raison, on comprend que les autres dirigeants européens n’osent pas trop doucher la confiance affichée par Yanis Varoufakis : tributaires des marchés financiers, ils ne veulent à aucun prix que ceux-ci les jugent responsables d’avoir gâché l’ambiance. Sur le plan du contenu, les propositions formulées par le ministre grec sont en parfait accord avec sa rhétorique. D’un côté, soutient-il, le gouvernement d’Athènes est trop « raisonnable » pour réclamer un pur effacement de la dette – notamment parce qu’une telle mesure représenterait un aveu trop humiliant de l’échec des politiques menées jusqu’ici. Mais d’un autre côté, parce qu’il est persuadé que le bon sens est partagé par toutes la parties prenantes de la discussion, Yanis Varoufakis veut croire que la nécessité d’un changement de cap fait consensus – pour autant que les commanditaires de feu la troïka sauvent la face. Aussi propose-t-il deux formules qui se veulent des hommages à la raison commune mais ne constituent pas moins des chefs-d’œuvre d’ironie. La première consiste non pas à annuler la dette, ni même à en reporter les échéances de remboursement, mais à la convertir en obligations indexées sur la croissance de l’économie grecque. Tant la Commission que la Banque centrale européennes – sans oublier le FMI – n’ont-elles pas toujours proclamé que les mesures d’austérité qu’elles imposaient à la Grèce avaient pour objectif ultime, non de renflouer des banques délinquantes, mais, in fine, de relancer l’activité économique du pays ? Eh bien, chiche, semble dire Yanis Varoufakis : désormais, les Grecs payeront leurs créanciers au prorata du bienfondé de leurs requêtes. Quant à la seconde proposition, l’opération de conversion qu’elle met en avant est d’une autre nature mais répond aussi aux proclamations des maîtres d’œuvre de la politique européenne. Ceux-ci aiment en effet rappeler aux Grecs tout ce qu’ils doivent à l’Europe : les citoyens de l’Union n’ont-ils pas mis la main à la poche pour soutenir un État à la dérive ? Plutôt que d’insister trop lourdement sur le fait qu’en réalité, les prêts consentis ont essentiellement servi à sauver des banques grecques mais aussi allemandes et françaises, Yanis Varoufakis s’empresse d’abonder : moi ministre, affirme-t-il, la Grèce ne lésinera pas sur sa gratitude. Mieux encore, une fois leur dette convertie en « obligations perpétuelles », à savoir des titres dont les intérêts sont « perpétuellement » payés mais le capital jamais remboursé, les Grecs seront en mesure de témoigner une reconnaissance proprement éternelle au reste de l’Europe. Une telle proposition trouve son modèle chez le Dom Juan de Molière qui, à défaut de rembourser ce qu’il doit à Monsieur Dimanche, assure à son créancier qu’il est éternellement son obligé. Tout comiques qu’ils soient, ces deux modes de résolution ont également pour eux le sérieux économique. Mais surtout, en prenant les dirigeants l’UE au mot, les deux formules proposées exposent leu