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Le blog de Lucien PONS

Henri Laborit aurait eu 100 ans : plaidoyer pour une relecture de son œuvre, par David Batéjat

24 Avril 2015 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #Histoire, #la connaissance;, #La santé

 

Itinéraire d’un fils de médecin militaire vendéen.

Henri Laborit naît le 21 novembre 1914 à Hanoï (Tonkin) où son père, officier médecin de la Coloniale, était en poste. Interne à 22 ans, il deviendra chirurgien de la Marine juste avant la guerre et embarque en 1940 sur le torpilleur Sirocco qui sera coulé en mai au large de Dunkerque. Il opérera jusqu’à la fin de la guerre de nombreux blessés graves. Ces années de confrontation avec la douleur et la mort le pousseront à vouloir analyser les mécanismes biologiques du choc traumatique et le dirigeront vers la recherche.

Après la guerre, il oriente donc son travail vers la biochimie et la pharmacologie ; son approche transversale lui permet de développer de nombreuses molécules (chlorpromazine, Gamma OH, etc.) et méthodes (hibernation artificielle) qui révolutionneront des disciplines comme l’anesthésie ou encore la psychiatrie et lui vaudront en 1957 le prestigieux prix Albert Lasker de la recherche médicale, équivalent américain du Nobel de médecine.

C’est logiquement que ses travaux et son insatiable soif de comprendre l’amèneront à créer en 1958 le laboratoire d’eutonologie (qu’il définit comme l’étude du comportement humain), dont il sera le directeur jusqu’à sa mort en mai 1995.

De l’inhibition de l’action à l’établissement des hiérarchies de dominance sociale

Pionnier de la cybernétique en biologie, il défend une approche systémique (poly-conceptualiste) par « niveau d’organisation » dont le contrôle se fait par des servomécanismes au niveau d’organisation supérieur.

Inspiré par les travaux de Mac Lean qui décrit dans « Triune Brain » les 3 niveaux d’organisation du système nerveux central (Cerveau reptilien, Système limbique et Néocortex), il résumera ainsi les comportements de base : « Boire, manger pour maintenir sa structure, et copuler pour maintenir l’espèce. ». Et ajoutera : « Confronté à une épreuve, l’homme ne dispose que de trois choix : 1) fuir ; 2) combattre ; 3) ne rien faire ». Ses études notamment sur le comportement des rats l’amèneront à définir l’inhibition de l’action comme « le résultat de la non-possibilité pour un individu de contrôler son environnement au mieux de son plaisir, de son équilibre biologique et de son bien-être ».

Ces travaux seront utilisés par Alain Resnais dans le film Mon Oncle d’Amérique (1980) dont voici quelques extraits :

L’observation des conséquences de l’inhibition de l’action à l’échelle de l’individu l’amène à critiquer vivement le productivisme et ses conséquences pour les sociétés humaines et la biosphère.

Partagé entre un certain fatalisme sur l’incapacité de l’Homme à dépasser le stade des hiérarchies de dominance et une énergie vitale dont la source est certainement à chercher dans ses combats contre la mort et la souffrance pendant la guerre, Henri Laborit s’est rapproché de la politique en fondant avec Robert Buron, Jacques Robin et Edgar Morin le Club des Dix à la fin des années 60. Ces réunions informelles qui dureront jusqu’en 1976 lui permettront de côtoyer d’autres chercheurs dans des disciplines variées (sciences humaines, mathématiques, etc.), des hommes politiques comme Michel Rocard et d’approfondir ses connaissances sur la Théorie de l’information.

Dans le Groupe des Dix, Henri Laborit, René Passet (premier président du conseil scientifique d’ATTAC, dans « L’économique et le vivant », 1979), Edgar Morin, et bien d’autres, aboutissent rapidement à la conclusion que la croissance ne peut être qu’une impasse.

Alors que se dessine la notion d’équilibre socio-économico-technico-environnemental, Laborit ajoute les données bio-anthropologiques : si l’Homme a un effet sur son biotope, s’il est urgent de limiter sa capacité à le détruire, il semble indispensable d’éduquer nos enfants au respect de leur environnement. Mais même cette éducation pourra être encore détournée pour alimenter la compétition, il faut donc remonter aux déterminismes individuels, aux « mécanismes de fonctionnement de l’outil qui a permit de les établir dans leurs statuts actuels : le cerveau humain en situation sociale ».

Henri Laborit dans Mon Oncle d’Amérique d’Alain Resnais (1980)

« Conscience, connaissance, imagination » bases d’une biopédagogie

Pour mettre sa grille à l’épreuve, Henri Laborit a cherché inlassablement à corréler comportement et recherche de la dominance en démystifiant ce qu’il appelait les « formules langagières », ou les « jugements de valeurs qui tentent de justifier les systèmes hiérarchiques de dominance ». Sa rigueur scientifique mêlée à une insoumission frisant souvent la subversion l’amenait à traiter de sujets que nous oublions trop souvent de remettre en cause.

Henri Laborit interviewé en avril 1975 sur RTS

(Attention, l’interview débute à partir de 7’04)

Cliquer sur la photo ou ici pour la voir

Ainsi, sur la liberté il écrivait dans La Nouvelle Grille :

« La liberté commence où finit la connaissance. Avant, elle n’existe pas, car la connaissance des lois nous oblige à leur obéir. Après elle n’existe que par l’ignorance des lois à venir et la croyance que nous avons de ne pas être commandées par elles puisque nous les ignorons. En réalité, ce que l’on peut appeler « liberté », si vraiment nous tenons à conserver ce terme, c’est l’indépendance très relative que l’homme peut acquérir en découvrant, partiellement et progressivement, les lois du déterminisme universel. Il est alors capable, mais seulement alors, d’imaginer un moyen d’utiliser ces lois au mieux de sa survie, ce qui le fait pénétrer dans un autre déterminisme, d’un autre niveau d’organisation qu’il ignorait encore. »

Il aimait à rappeler que quand Freud jeta les bases de la psychanalyse on ne connaissait pas même l’existence des hormones, sans pour autant invalider cette grille de lecture qu’il engloba dans une grille plus générale, La Nouvelle Grille (1974) qui reste certainement son ouvrage de référence dans lequel il définit l’inconscient comme « tout ce qui est automatisé par l’environnement social» plus que comme ce qui est refoulé.

Henri Laborit prônait une « biopédagogie » et se basait sur l’hypothèse qu’un être humain est « compétent ». Il participera en 1969 à l’université de Vincennes à l’invitation des étudiants en urbanisme, interventions dont il tirera un ouvrage, l’Homme et la ville, en 1971.

Voir extraits en pdf.

Son inquiétude pour le futur et son anarchisme traduisaient sa défiance vis-à-vis de la politique, mais pas une résignation. Il avait ainsi pour espoir que nous puissions transformer l’éducation afin de permettre aux prochaines générations d’échapper à ces strates de jugements de valeur, comme le montre cet extrait d’un exposé fait à l’invitation des inspecteurs généraux de l’éducation nationale sur le thème « Réforme de pensée et système éducatif » le 14 septembre 1994 :

“Mais quand on parle de l’éducation que tout le monde s’accorde à développer pour lutter contre la violence, les intégrismes, les jugements de valeur, l’intolérance, on ne précise jamais ce que doit contenir cette éducation. Or de plus en plus, il s’agit d’une information focalisée et les étudiants n’entrent à l’université que dans l’espoir d’y acquérir des connaissances réduites à une activité professionnelle capable de leur procurer un job.

Or je ne vois pas comment ce type d’éducation pourrait faire échec à la violence de la guerre économique qu’elle ne peut que renforcer en renforçant la compétition économique à tous les niveaux d’organisation des individus aux états. Même l’initiation universitaire aux sciences dites humaines (psychologie, sociologie, économie et politique) sera exploitée dans un but de rentabilité marchande au sein des entreprises et toujours dans l’ignorance totale des mécanismes de fonctionnement de l’outil qui a permis de les établir dans leurs statuts actuels : le cerveau humain en situation sociale.”

Pdf de l’intervention intégrale

Mur en trompe l’œil (fresque d’Alan Sonfist) dans le film Mon Oncle d’Amérique

 « Alors Quoi ? » Quel futur ?

Il a fallu presque 200 ans après le début de la révolution industrielle pour que l’Homme prenne conscience des déterminismes environnementaux et des dangers que sa logique expansionniste cause à la biosphère. Combien de temps faudra-t-il pour que l’Homme comprenne que ces déterminismes sont le fruit d’autres déterminismes, biologiques, ancrés dans son cerveau et qui jusqu’ici l’ont toujours poussé à un comportement de dominance ?

Dans un siècle où l’on nous vend de la liberté, parler de déterminisme, qui plus est biologique, dérange. Faut-il y voir la raison pour laquelle Laborit est aujourd’hui savamment ignoré ? A moins que la cause ne soit sa relecture volontairement provocatrice des évangiles ou encore son aversion pour les « bons sentiments » d’un « humanisme de bon ton »…

Sommes-nous encore capables d’accepter que la liberté, telle qu’elle nous est présentée (l’absence de limites ou de contraintes ; la « technologisation » sans fin) est un mythe qui nous enferme et nous asservit plus qu’il ne nous libère ?

Avons-nous renoncé à utiliser l’incroyable potentiel de l’imaginaire issu de notre cortex associatif pour ainsi refuser d’en accepter ses quelques déterminismes ?

Il devient urgent que les parents, les professeurs incluent à leurs enseignements des notions comme « système », expliquent le fonctionnement du cerveau, des régulations, des hormones.

 « Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent et tant que l’on n’aura pas dit que jusqu’ici cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance qu’il y ait quoi que ce soit qui change. »

Henri Laborit prônait que toute personne passe 2h par jour de son temps libre « pour accroître ses connaissances sur les relations interhumaines sous toutes leurs formes (biologique, psychologique, sociologique, économique, politique) » afin que « la politique devienne son activité fondamentale ». Plus qu’une intuition, Henri Laborit a démontré que si l’on ne raisonne pas en transversal et en transgressant les niveaux d’organisation auxquels nous sommes confinés d’un point de vue sociétal, on ne peut imaginer effectuer de contrôle sur un système. En cela, son travail devrait inspirer toutes les dissidences.

A nous de ne pas laisser le travail de cet exceptionnel penseur de côté, de nous en inspirer pour imaginer ensemble le monde de demain avant que d’autres pressions ne nous fassent revenir aux urgences de la (sur)vie… et aux hiérarchies de dominance.

David Batéjat

Administrateur de www.nouvellegrille.info

Remerciements :

  • Jacques Laborit,
  • Claude Grenié,
  • Bruno Dubuc.

Sites dédiés à Henri Laborit :

Vidéos, audios et autres nombreuses ressources  à consulter  sur ces sites

Livres d’Henri Laborit (entre autres) :

  • Une Vie  – Derniers entretiens avec Claude Grenié (Ed. du Félin, 1996)
  • La Nouvelle Grille (1974)
  • Éloge de la Fuite (1976)
  • L’Homme et la ville (1971)
  • La Colombe assassinée (1983)

Livres sur Henri Laborit :

  • Le Groupe des Dix (Brigitte Chamak, Ed. du Rocher, 1995)
  • Henri Laborit, pour quoi vous dire (François Joliat, 1997)

Film : Mon Oncle d’Amérique (Alain Resnais, 1980)

 

 

 

39 réponses à Henri Laborit aurait eu 100 ans : plaidoyer pour une relecture de son œuvre, par David Batéjat

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