Réponse à Serge Halimi : l’alternative à TINA, c’est l’anti-capitalisme et non l’altercapitalisme.
Réponse à Serge Halimi : l’alternative à TINA, c’est l’anti-capitalisme et non l’altercapitalisme.
lundi 13 avril 2015
Par Michel Zerbato
Universitaire.
Auteur de "Néolibéralisme et crise de la dette, aux éditions "Osez la République Sociale"
Le texte de S. Halimi (« Eloge des syndicats ») que nous reproduisons ci-dessus est un bon exemple de critique de la pensée libérale, mais d’une critique idéaliste.
Que les analyses du FMI soient largement passées sous silence dans les médias n’est pas nouveau. Il y a longtemps que le FMI critique les politiques d’austérité menées en Europe, dans la mesure où elles mettent en danger l’économie des É-U en particulier et l’ensemble du système des économies occidentales en général. C’est que le FMI et autres institutions internationales ont par construction la vision de l’intérêt général du capitalisme, qui n’est pas nécessairement celui des capitalistes individuels, et elles commencent à s’inquiéter sérieusement de la situation.
Du temps de la croissance et des forts taux de marge, le souci principal des capitalistes était de trouver des débouchés et l’intérêt général du capitalisme était donc de soutenir la demande, d’où le succès idéologique du keynésianisme, qui savait gérer le partage des gains de productivité, notamment par le biais des acquis sociaux qui devaient stabiliser ladite demande. Mais quand la crise fut venue, le capital cigale se trouva fort dépourvu, et advint l’heure du capital fourmi (au début, japonais), qui savait chanter l’épargne et la compétitivité, dès lors devenues le souci premier des capitalistes. Le néo-libéralisme pouvait proclamer la casse des salaires intérêt général du système. Mais il ne le disait pas ainsi : contre les réglementations de l’emploi, il parlait, par la voix de Hayek, d’« économie de liberté » (celle du renard dans le poulailler), et contre la parcellisation sociale, anti-démocratique, où les individus s’effacent derrière les groupes (syndicats, partis, etc.), celle de Popper réclamait une « société ouverte ».
Au temps des Trente glorieuses, les lois économiques n’étaient pas pensées comme des lois naturelles, a-historiques, mais comme des lois de la construction sociale. Le salaire résultait de la confrontation entre groupes sociaux aux intérêts divergents, et l’économiste devait réfléchir à comment organiser cette confrontation dans l’intérêt général de la nation, qui était celui de sa cohésion, notamment pour éviter aux salariés de trop loucher vers l’Est. Baignant dans des gains de productivité importants, une inflation maîtrisée et un chômage minimal (« frictionnel »), le mécanisme de fixation des salaires était relativement consensuel, mettant en jeu la détermination des salariés à se mettre en grève et la capacité de résistance des entreprises à la perte de chiffre d’affaires. Selon les sensibilités et les engagements politiques et sociaux des uns ou des autres, les théories en cours allaient de purement institutionnelles à keynésiennes ou marxo-keynésiennes, quand ce n’était pas carrément marxisantes.
Quand l’inflation commença de trop réchauffer le bain, au début des années 70, un conseiller de M. Thatcher théorisa la folie des syndicats : leurs représentants arrivaient à la négociation avec des demandes totalement irréelles, en mettant sur la table des chiffres sortis de nulle part, décidés sur le moment. Ces prétentions irréfléchies, bien au-delà du raisonnable étaient la cause de la transformation de l’inflation rampante en inflation courante. Il ouvrit ainsi la voie à un changement de perspective théorique, avec les « nouvelles théories de l’emploi », en réalité le retour des vieilles lunes libérales sous les habits de la théorie néo-classique (celle des pseudo-Nobels d’économie).
Maintenant, le néo-libéralisme aborde la question de l’emploi en termes de marché du travail, un marché qui n’existe pas, ainsi que l’avait déjà noté A. Smith, car le travail est une activité qui ne laisse pas le choix : celui qui n’a rien pour subsister n’a le choix qu’entre travailler ou mourir, et la recherche d’un emploi le met à la merci de l’employeur, dont il n’est sauvé que par l’irruption du politique sur ce « marché ». Selon cette fiction économique, les salaires sont déterminés par la productivité réelle du travail en regard de sa pénibilité ressentie, et le Code du travail en fausse la justesse. En rigidifiant ledit marché, chaque page du dit Code augmente artificiellement les salaires et induit des chômeurs (rappelez-vous le baron romain Ernest Seillière : 300 pages de Code = 300 000 chômeurs, 3 000 pages de Code = 3 millions de chômeurs). Et le creusement actuel des inégalités n’est que la manifestation du retour à la vérité des salaires : en ôtant les protections nationales (le vrai prix du travail est du côté de l’Asie), la mondialisation met en évidence la surestimation des moyens de vie des uns ou des autres dans les différents pays.
Ce que ne voit pas S. Halimi, ce sont les raisons de l’effacement du syndicalisme, qu’il attribue à des causes purement « politiques », à des choix de société, sans se reporter à la cause de ces choix : la crise structurelle du capitalisme. Depuis le tournant des années 60-70, il ne s’agit plus seulement du freinage conjoncturel de la croissance dans le cadre d’un duo surchauffe-refroidissement, mais, plus profondément, d’un ralentissement structurel de la croissance dû une profitabilité du capital engagé dans la production jugée insuffisante pour justifier que continue son accumulation au même rythme. Comme aucune politique industrielle ne saurait restructurer l’appareil productif aussi profondément que nécessaire, comme seule a pu le faire jusqu’ici la guerre, la restauration des profits passe alors, dans l’immédiat, par la réduction des coûts salariaux. La casse des salaires directs suscitant une résistance immédiatement, la stratégie la plus « acceptable » par ses victimes est de s’attaquer plus ou moins sournoisement au salaire socialisé, c’est-à-dire au coût de la protection sociale et des services publics.
Mais la reprise des « acquis sociaux » abandonnés aux salariés du temps des vaches grasses implique l’affaiblissement des syndicats et le développement d’une « armée de réserve » salariale. Or les salariés sont largement tenus en laisse par le consumérisme, qui leur fait miroiter une amélioration constante de leur situation sociale au sein d’un système qui se présente par ailleurs comme démocratique. Sous l’effet de cette idéologie, ils se préoccupent, non pas de transformer le monde, mais d’acquérir ou de sauver des avantages largement constitutifs de leur identité sociale. Comme l’avait expliqué Marx, parlant d’ouvriers embourgeoisés, tant que le capital a les moyens d’« acheter » les salariés, il est à l’abri de la contestation. Les syndicats sont dès lors tenus sur la ligne de crête de la défense des avantages acquis et ne peuvent que se transformer en techniciens de gestion du social.
Avec la crise d’un système qui a d’une certaine façon réalisé le vœu individualiste néo-libéral de Popper et Hayek, du passage d’une société fermée faite de groupes en conflit à une société ouverte apaisée, les syndicats sont ainsi passés, globalement, d’une forme de cogestion de fait du partage des fruits de la croissance, à une protestation sans prise sur le réel et finalement à l’acceptation plus ou moins explicite d’une cogestion de fait des sacrifices demandés.
Les conséquences économiques, sociales et politiques sont destructrices. D’une part, en ne permettant plus de financer la redistribution, la crise du profit polarise la distribution des revenus : via la casse de la protection sociale et des services publics, les politiques d’austérité précarisent les couches populaires et laminent les classes moyennes, tandis que les classes moyennes supérieures mondialisées tirent leur épingle du jeu. D’autre part, dans la mesure où il n’y a plus de grain à moudre, la crise affaiblit les syndicats. Attribuer alors l’accroissement des inégalités à l’affaiblissement des syndicats c’est confondre corrélation et causalité, les deux phénomènes résultent concomitamment d’un même troisième, la crise. Refuser de voir la nature profonde de la crise, c’est se faire « idiot utile » du FMI, qui voudrait nous faire croire qu’elle n’est que sociale.