La grande délinquance financière, quelques mots de Jean de Maillard, Magistrat
Quelques mots de Jean de Maillard, Magistrat
14 août 2015 | Par Van Eylen Didier
J'aimerais simplement partager avec vous un texte qui date de 2010 (déjà 5 ans), qui a changé profondément ma façon d'appréhender l'économie, et en même temps le monde. Cet extrait est tiré de l'introduction du livre « L'arnaque, la finance au-dessus des lois et des règles ». Venant d'un ancien vice-président au tribunal de grande instance d'Orléans qui s'occupait de crimes financiers, ces propos sont loin d'être anodins, je pense qu'ils doivent faire profondément réfléchir.
"Pour désigner spontanément la crise que nous traversons, je n'ai pas trouvé d'autres termes que celui de "criminalité ", mais à peine l'ai-je mis sur le papier que je l'ai aussitôt regretté. [...] Ce que je veux dire en tous cas, et c'est ainsi qu'il faudra le comprendre, c'est que l'étude détaillée de cette crise éclaire un aspect tout à fait inédit du fonctionnement de l'économie et de la finance. Je pensais pouvoir l'analyser dans le droit-fil des crises financières d'autrefois, dont d'autres études ont montré qu'elles portaient toujours une part de fraude et de criminalité. [...] Toute la difficulté vient de ce que les fraudes et toutes les formes de prédations économiques et financières n'ont pas diminué, mais ont pris une autre tournure, révélée par cette crise.
Incrustation et irradiation de la criminalité dans l'économie légale.
Qu'est-ce donc, alors, qui a changé? Travaillant il y a quelques années sur l'imbrication des criminalités dans la société légale, je décrivais ces délinquances comme phénomènes encore relatifs. J'insistais certes sur le fait que le recours à l'illégalité n'avait rien d'anormal et n'impliquait pas nécessairement, loin s'en faut, l'existence d'une quelconque altérité de la delinquance ni du délinquant. J'ai toujours défendu la thèse qu'il n'est nullement incompatible d'être à la fois parfaitement intégré dans la société, même au sein de ses élites, et de se comporter en fraudeur, corrompu, délinquant ou criminel dans la fonction même que l'on exerce. Plus encore, rien ne prouve que cette confusion des rôles soit une aberration ou une perversion. Au contraire, je m'étais appliqué à montrer que notre histoire s'explique, dans la perspective que je cherche à faire apparaître, par une articulation entre le légal, l'illégal et l'informel infiniment plus complexe, mais aussi plus répandue que l'idée que l'on s'en fait d'habitude.
[...] Quoi qu'il en soit, l'analyse objective pouvait conduire à reconnaître deux phases successives dans l'installation de ces menaces en tant que phénomènes permanents: une phase d'incrustation et une phase d'irradiation. Autrement dit, qu'un malfaiteur individuel ou un groupe criminel quelconque parviennent à s'implanter quelque part sans encombre, ils ont toutes les chances de se développer à leur guise comme n'importe quelle entreprise qui accroît ses parts de marché. [...] Force est de constater que cette criminalité structurée - cet ensemble d'illégalismes majeurs dont les manifestations font partie du fonctionnement d'une société - s'étendait inexorablement. [...] Une chose, est, en effet de signaler l'implication récurrente de la délinquance dans les mécanismes sociaux, une autre de démontrer qu'elle leur est utile, voire indispensable.
Le divorce par consentement mutuel de l'Etat et du capital.
[...] la coalition ancestrale du capitalisme avec les États et s'achève par l'effondrement de l'URSS, le concurrent idéologique et stratégique dont la menace verrouillait cette alliance depuis 1945. Elle s'étale sur deux décennies, du 15 août 1971 (suspension de la convertibilité du dollar en or) au 21 décembre 1991 (le traité d'Alma-Ata). Cela entraîne un réamenagement radical des relations séculaire entre capitalisme et État.
C'est une séparation à l'amiable, voire un divorce par consentement mutuel. Les États ont laissé la finance devenir l'arbitre de l'économie, ils ont ouvert la voie à ce que j'ai appelé par ailleurs une "économie trafiquante". J'entendais par là que l'économie avait cessé d'être l'instrument par lequel l'Etat prolongeaient leurs propres politiques de propre renforcement dans les domaines de la production, des échanges et de la création de richesses, que la finance n'était plus déterminée que par sa propre logique de renforcement. Mais aussi et surtout, la finance cessait de devoir se justifier son utilité auprès des États et, à travers eux, des sociétés qu'elles administrent.
[...] La valeur sociale maximale est donc devenu l'échange, le trafic, quels que fussent la formation et leur contenu, et les États ont été fermement priés de mettre leur moyens au service de leur libération et de leur libéralisation, ce qu'ils se sont empressés de faire.
La nouvelle étape révélée par la crise des subprimes, après celles de l'incrustation et de l'irradiation, est ce que je propose de nommer l'incorporation. Dorénavant, les pratiques transgressives de l'ordre social et juridique ne se diffusent plus seulement dans des secteurs circonscrits, même vastes, elles sont logées au coeur de la matrice financière. Elles ne consistent plus à exploiter des failles et des distortions politiques et sociales, mais à équilibrer les mécanismes financiers. Elles n'ont plus pour origine des individus et des groupes marginaux qui cherchent leur place au soleil, quitte à trouver des soutiens au sein des institutions, elles émanent des élites et sont devenus leur mode de gestion de l'économie et de la finance.
Bien sûr, il n'est pas question de soutenir que toute l'économie et toute la finance sont tombées aux mains de gangsters.
[...] la fraude est devenue tantôt une variable d'ajustement de l'économie et de la finance, tantôt même un mode de gestion de ces dernières.
C'est de cela qu'il sera question dans ces pages."
Si le coeur vous en dit, je vous propose également le visionnage de ceci: