PANAMA PAPERS : L'INSUPPORTABLE TOLERANCE FACE A LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE, par Martine Orange.
La Société générale se retrouve une nouvelle fois sur le devant de la scène médiatique. Les documents Panama Papers révèlent que sa filiale luxembourgeoise a immatriculé 979 sociétés par le biais du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca. Le gouvernement feint l’indignation.
Combien de fois ces promesses ont-elles été faites depuis le début de la crise financière de 2008 ? À chaque nouveau scandale bancaire, d’UBS à HSBC, à chaque nouvelle révélation – OffshoreLeaks, LuxLeaks –, les responsables politiques nous assurent la même chose: les paradis fiscaux, c’est fini! Les responsables de ces évasions fiscales ne resteront pas impunis! Les nouvelles révélations des Panama Papers apportent la preuve du contraire. L’évasion fiscale ne s’est jamais aussi bien portée. Elle fait perdre entre 40 et 60 milliards de recettes fiscales par an à la France.
À lui seul ce chiffre, révélé dans le cadre de ce nouveau scandale, illustre l’ampleur des engagements de la Société générale au Panama. Entre 2000 et 2015, la filiale luxembourgeoise de la Société générale a immatriculé 979 sociétés offshore avec l’aide de la société panaméenne d’avocats Mossack Fonseca. 979 ! Il ne s’agit plus d’une pratique passagère, de traiter quelques clients, mais d’une véritable industrie. Une industrie avec des milliers de personnes à son service dont le seul but est de favoriser l’évasion fiscale, de diminuer encore et toujours les rentrées fiscales des États, d’accélérer les concentrations des richesses entre quelques mains. La Société générale s’est placée volontairement au cœur de cette industrie, au même titre qu’UBS, HSBC ou le Crédit suisse, même si elle continue à le nier.
Car cela n’a pas manqué. Après avoir refusé de répondre à toutes les demandes des journalistes au cours de leurs enquêtes (voir l’émission “Cash Investigation”), la Société générale a réagi en niant toute mauvaise conduite, en dénonçant les « amalgames scandaleux et les inexactitudes ». « La Société générale n’a plus aucune implantation dans les paradis fiscaux. Il ne faut pas confondre une implantation détenue et opérée par une banque, et les sociétés et structures qui sont détenues par nos clients », a répliqué Frédéric Oudéa, PDG de la Société générale, dans un entretien au Figaro, au lendemain des révélations des Panama Papers. La banque, affirme-t-il, ne travaille en offshore qu’avec des clients « dont les motifs sont clairs » et le fait d’avoir recours à une entité offshore « peut avoir bien d’autres motifs que fiscaux », citant par exemple des « situations familiales complexes ». Décidément, les journalistes et l’opinion publique ne comprennent rien au monde bancaire et financier.
Frédéric Oudéa avait déjà utilisé cette même rhétorique lors de son audition devant la commission d’enquête du Sénat sur l’évasion fiscale en mai 2012 (voir le compte-rendu fait par Mediapart à l’époque). Il affichait alors la même assurance qu’il adoptera par la suite lors de son audition devant l’Assemblée nationale, au moment de la discussion de la loi sur la séparation bancaire, où il n’avait pas craint de dire que la loi ne toucherait que 1 % des activités bancaires, tant cet inspecteur des finances se sait intouchable. Le président de la Société générale, entendu en même temps que Baudoin Prot, alors président de BNP Paribas, avait juré que sa banque n’avait plus aucun rapport avec les paradis fiscaux. « La Société générale a fermé ses implantations dans les pays qui figuraient sur cette liste grise [la liste des paradis fiscaux établie par l’OCDE et le G20 – ndlr] mais aussi dans ceux que désignait la liste comme des pays non coopératifs, c’est-à-dire pour nous, à Panama », soutenait-il alors, appuyé en écho par Baudoin Prot. Ce dernier regrettait que, pendant que BNP Paribas vendait ses filiales panaméennes, d’autres s’y renforçaient. Bref, ils étaient encore une fois les meilleurs élèves de la classe. Mais qu’en était-il de la Suisse, du Luxembourg et de Singapour ?, avait hasardé Éric Bocquet, rapporteur PCF de la commission sénatoriale, lors de l’audition. « Mais ce ne sont pas des paradis fiscaux ! » s’était exclamé Frédéric Oudéa. De même, celui-ci avait soutenu qu’il ne donnait aucun conseil à ses clients pour faciliter leur évasion fiscale. « Le conseil fiscal, c’est le métier des avocats, pas des banquiers », avait-il tranché d’un ton qui ne prêtait pas à la discussion.
Depuis les révélations des Panama Papers, la réalité est apparue, et elle est bien différente. Après l’abandon des filiales les plus voyantes et les plus critiquées, l’organisation s’est déplacée et opacifiée. La filiale luxembourgeoise de Société générale, SG Bank & Trusts, a vu renforcer son rôle de plaque tournante de l’activité offshore de la banque, organisant avec la société Mossack Fonseca des immatriculations à la chaîne. Mais il paraît qu’il y a des escouades de contrôleurs de la banque pour s’assurer de la conformité de ses actions.
La colère du sénateur Bocquet, en découvrant les faits est à la hauteur du mensonge du dirigeant de la Banque, devenu entre-temps président de l’association française de banque (AFB). « Cela ne doit pas rester sans suite », a estimé le parlementaire. Il a annoncé son intention de saisir le bureau du Sénat pour étudier d’éventuelles poursuites contre Frédéric Oudéa. Car le président de la Société générale avait alors juré de dire la vérité devant les sénateurs. Le faux témoignage constitue un délit passible de cinq ans de prison et d’une amende de 75 000 euros, rappelle Éric Bocquet. Cette tentative de rappeler la loi à Frédéric Oudéa a-t-elle des chances de prospérer ?
Le gouvernement, en tout cas, n’a pas l’air de se formaliser outre mesure de l’attitude de la Société générale, tant vis-à-vis de l’État que de la représentation nationale. Bien sûr, il s’offusque de la découverte des Panama Papers et met en scène sa colère. Afin de bien montrer ce mécontentement, Frédéric Oudéa, qui connaît par cœur les lieux, a été convoqué à Bercy par le ministre des finances Michel Sapin, afin de s’expliquer et d’apporter au gouvernement tous les éléments à sa connaissance. Des enquêtes judiciaires vont être ouvertes afin de confondre les fraudeurs. L’autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) est requise pour faire toute la lumière sur les pratiques de la filiale luxembourgeoise de la Société générale. Celle-ci vient aussi de demander aux banques des informations complémentaires sur toutes leurs activités dans les paradis fiscaux.
En finir avec la tolérance à l'égard de la fraude
Bien sûr, il y aura des dossiers ouverts, quelques poursuites engagées, peut-être des noms jetés en pâture. Mais si le gouvernement avait vraiment l’intention de s’attaquer à l’architecture même de l’évasion fiscale, il n’avait pas besoin des nouvelles révélations des Panama Papers pour le faire. Il a déjà les moyens de savoir combien le système bancaire français – au-delà de la Société générale, numéro un en la matière – repose sur les paradis fiscaux, en se cachant derrière le concept habile de banque universelle, qui permet de confondre les activités de banque de détail et celles de banque d’investissement, de marché, les pratiques avouables et les autres.
Un nouveau rapport, réalisé en commun par les associations CCFD-Terre solidaire, Oxfam et Caritas à partir des seules données publiques [depuis 2014, les banques ont obligation de publier la liste de leurs filiales à l’étranger, le chiffre d’affaires et le bénéfice qu’elles y réalisent, le nombre de salariés], a jeté une lumière crue sur les pratiques du monde bancaire français. Même si ces données publiques sont encore partielles, elles permettent de prendre la mesure de l’importance des paradis fiscaux et des activités offshore pour les banques françaises. Celles-ci réalisent ainsi plus d’un tiers de leurs bénéfices dans des paradis fiscaux. Le Luxembourg y arrive en tête, avec plus de 1,7 milliard d’euros de bénéfices pour les cinq grandes banques (BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole, BPCE, Crédit mutuel).
La Société générale se place largement en tête, en ce domaine. Elle réalise 11 % de ses bénéfices dans le seul duché du Luxembourg. C’est là aussi où elle est la plus profitable. « À volume d’activité égal, ses activités dans les PFJ [paradis fiscaux et juridiques – ndlr] rapportent quatre fois plus que dans les autres pays. Si l’on compare avec la France, l’écart se creuse davantage : pour un même niveau de production, les activités du Crédit agricole et de la Société générale sont respectivement 19 fois et 16 fois plus rentables », note le rapport.
Pourquoi cette réalité que des ONG peuvent découvrir à la faveur de données partielles semble être hors d’atteinte de l’État, de son administration fiscale, de ses autorités de contrôle ? La réponse ne laisse guère de doute : les gouvernements successifs, qui en la matière paraissent plus être les porte-parole de l’administration de Bercy que ceux qui donnent l’impulsion politique, sont d’accord pour fermer les yeux sur la dégradation des recettes fiscales de l’État. Les paradis fiscaux ne servent pas seulement à favoriser l’évasion fiscale de riches clients, comme l’ont mis en exergue les Panama Papers, ils favorisent aussi les pratiques opaques et l’évasion fiscale des établissements bancaires mêmes. La très grande profitabilité des centres offshore laisse soupçonner des transferts de bénéfices des pays les plus taxés, en premier lieu la France, vers des zones moins ou pas du tout imposées. Dans le même temps, les banques touchent des centaines de millions par le biais du CICE ou le crédit d’impôt recherche, sans qu’il leur soit demandé le moindre compte. De plus, ce sont dans ces paradis fiscaux que les banques logent dans des structures spéciales leurs activités de marché les plus risquées – fonds structurés, hedge funds, produits dérivés, etc. Que savent les autorités de contrôle de ces activités logées dans des structures plus opaques les unes que les autres ? Comment peuvent-elles être sûres que ces dernières ne présentent aucun danger ? La question mérite attention. Car tous ces établissements, en raison de l’extrême concentration bancaire organisée en France, sont systémiques, trop grands pour faire faillite. À la moindre difficulté, quoi qu’ait prévu la nouvelle loi sur la résolution bancaire, ce sont les finances publiques qui risquent à nouveau d’être appelées à la rescousse. Les actionnaires, sources de toutes les justifications des directions bancaires, eux, se seront à nouveau envolés.
Depuis la crise financière de 2008, les gouvernements auraient pu à plusieurs reprises reprendre la main sur le secteur financier. Le nombre d’occasions ratées est si élevé qu’il n’est plus possible de croire à un simple enchaînement de circonstances. À l’image d’un Michel Pébereau, alors président de BNP Paribas campant jour et nuit dans le bureau de Christine Lagarde, alors ministre des finances, après la faillite de Lehman Brothers, l’État a délibérément choisi de laisser les banques dicter leur loi. La droite et la gauche marchent à l’unisson sur cette question. Nicolas Sarkozy n’a pas exigé une seule contrepartie, lorsque l’État a aidé à la recapitalisation des banques en 2009. Mais la gauche, à peine arrivée au pouvoir, s’est empressée à son tour d’éradiquer toutes les tentatives de réforme. Pierre Moscovici, alors ministre des finances, a été un orfèvre en la matière. Alors que l’Union européenne était prête, sous la houlette de la commission Liikanen, à instituer une séparation bancaire entre les activités de détail et les activités de marché, celui-ci s’est dépêché, sous l’active pression du lobby bancaire, de tuer toutes les velléités de réforme bancaire européenne, en proposant sa réforme minuscule. De même, à la stupéfaction de tous les autres pays, c’est lui qui a tué le projet européen sur la taxation des transactions financières. Un projet que la France défendait pourtant depuis près de dix ans.
Aujourd’hui, le même Pierre Moscovici, promu commissaire européen aux affaires économiques, plaide pour une nouvelle liste noire des paradis fiscaux. Le ministre des finances, Michel Sapin, promet de vouer Panama aux gémonies et de le réinscrire sur la liste noire des paradis fiscaux. Mais avant Panama Papers, c’est le même gouvernement qui s’est opposé au début de l’année à un vote des députés réclamant la transparence pour toutes les multinationales, en les obligeant comme les banques à publier la liste de toutes leurs filiales à l’étranger, avec leur chiffre d’affaires, le résultat et le nombre de salariés. Le gouvernement s’apprête à adopter avec la même célérité la directive européenne qui doit être votée la semaine prochaine sur le secret des affaires. Un texte qui permettra de bloquer tous les futurs Panama Papers !
Alors que, dans d’autres pays, des têtes tombent, les responsables français, pourtant si souvent prompts à prendre exemple sur l’étranger quand cela les arrange, préfèrent commencer à jouer la musique de l’impunité. « Tous ceux qui sont passés par Panama ne sont pas des fraudeurs », expliquait jeudi 7 avril Pierre Gattaz sur France Inter. « Ce n’est pas un délit d’être sur cette liste », avait déclaré auparavant Emmanuel Macron, mercredi, à l’occasion du lancement de son mouvement politique. Car c’est bien connu, si les sociétés ou des personnes vont créer des structures au Panama, c’est pour avoir accès à l’immense marché de ce pays.
De la même manière que les responsables politiques ont gardé le silence sur la condamnation de 6,5 milliards de dollars de BNP Paribas, accusé entre autres par la justice américaine d’avoir tenu le rôle de banque centrale auprès de l’État terroriste du Soudan, le mutisme semble aujourd’hui de mise sur le comportement de la Société générale. Pas un aujourd’hui ne demande des comptes, encore moins des sanctions à l’encontre de la direction de la banque. Bafouer les lois, aider à appauvrir l’État et les citoyens, mentir à la représentation nationale, tout cela n’est pas grave, après tout ! Au pire, la banque se verra infliger une sanction de 500 000 euros par l’autorité de contrôle. Autant dire rien.
«Il faut en finir avec la tolérance à l’égard de la fraude fiscale et de la criminalité financière», avait plaidé le magistrat Charles Prats, spécialisé dans la fraude fiscale, lors de l’enquête de la commission sénatoriale. Sur ce point, la France est plutôt en train de reculer. C’est sans doute cela qui est le plus insupportable : cette façon d’être au-dessus des lois, cette impunité totale, dès qu’il s’agit de banques et d’argent.
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