Le mépris du français est une erreur des élites
La situation du français dans le monde est curieusement ressentie. Ignorance, voire mépris pour les uns, qui lui préfèrent l'anglais ou le mandarin ; attachement sentimental et identitaire pour les autres, qui rappellent qu'il s'agit de «la deuxième langue internationale en diffusion rapide».
Pour les uns il est efficace ou tout simplement naturel d'abandonner le français au profit de l'anglais ; pour les autres notre langue est d'abord une passion identitaire qui par ailleurs conserve un rôle international et se diffuse rapidement. La discussion se résume souvent à l'échange de noms d'oiseaux : « ringards » contre « traîtres ». Cela fait oublier que ce débat se double de questions managériales et sociales très concrètes.
Je précise avoir travaillé dans les deux camps et comprendre les préoccupations de chacun : j'ai eu à diriger ou superviser des entreprises dans 12 pays, ce qui s'est combiné à mes activités universitaires pour nourrir mon expérience géographique et sociale de ces questions linguistiques.
Identité, mondialisation et politique
Pour commencer, en France, mais aussi bien d'autres pays, la langue est très liée à la culture et à l'identité. Mais, pour les « traitres », les questions identitaires sont dépassées du fait de la mondialisation. C'est confondre opinion personnelle et sentiment populaire !
Or en France comme ailleurs, ce sentiment identitaire est bousculé non seulement dans de nombreuses entreprises, mais aussi dans la vie courante : publicités, magazines branchés, enseignes… Des termes anglais envahissent les conversations alors qu’ils sont souvent moins précis que leur équivalent français. C'est exaspérant pour les uns, mais « très classe » pour les autres, persuadés de représenter « la modernité » !
Ce souci de l'identité se combine parfois à des opinions politiques antiaméricaines, anti-anglo-saxonnes ou anti-libérales, ce qui mélange des questions de nature différentes et ne simplifie pas le débat. Mais cela n'en supprime pas l'importance pour autant !
Les problèmes concrets
Il y a aussi des enjeux managériaux et sociaux. Certains vantent la « simplicité » du "tout anglais", notamment en matière de coût et d'organisation. Mais il a d'importants coûts cachés, dont le plus lourd est la démotivation et la mauvaise utilisation des compétences. L'obligation des réunions en anglais freine l'expression de la créativité et des critiques. « Vous n'avez qu'à apprendre l'anglais ! ». Or c'est coûteux, peu efficace et se fait au détriment de formations directement utiles, en informatique par exemple.
Parler « vraiment » anglais est une compétence précieuse, mais en tirer une attitude de supériorité accentue les blocages de la société française : les embauches sont biaisées au détriment d'autres compétences, parfois volontairement pour exclure telle catégorie de la population.
Les dirigeants sont souvent issus de prestigieux concours où les compétences linguistiques sont « un plus ». Ils le font sentir ensuite en les exigeant jusqu'en bas de la pyramide sociale, alors c'est inutile, ou peut être résolu par quelques interfaces moins coûteuses que ce gâchis de compétences pour l'entreprise, et cette amertume de nombreux exclus de promotions méritées, voire de l'emploi.
En France, au Québec et ailleurs, un employé et son syndicat se rebiffent parfois en invoquant leurs droits linguistiques garantis par la constitution. En sens inverse, certains patrons ou publicitaires pestent contre nos lois de protection du français, pourtant bien peu contraignantes. À l'étranger l'obligation d'utiliser la langue nationale est infiniment plus stricte que chez nous : voyez par exemple nos voisins flamands.
On évoque souvent « la disparition du français à l'étranger » ou « la nécessité de l'international" mais est-ce exact ? Le nombre de francophones augmente rapidement et Michelin « implanté dans 18 pays, n'a pas cédé au diktat de l'anglais. Question de culture et d'efficacité (L’Express).En fait si le français est effectivement abandonné voire méprisé dans certains milieux, il est adopté massivement dans d'autres.
De Christine Lagarde au garagiste africain
Un garagiste de Casablanca n'est pas dans le même milieu géographique et professionnel que Christine Lagarde : le premier a pour langue maternelle l'arabe dialectal, il a un besoin vital de s'approprier le français, qui a déjà profondément pénétré son arabe technique, et il fait l'effort de s'inscrire au cours de français pour adultes (exemple vécu). Christine Lagarde, elle, est de langue maternelle française et sa brillante réussite dans les milieux financiers internationaux est illustrée par son excellente connaissance de l'anglais. C'est donc elle que l'on cite en exemple, en oubliant d'ailleurs qu'une partie de son succès vient de ce qu'elle connaît aussi le français.
Or « les garagistes africains » des pays francophones d'Afrique sont infiniment plus nombreux que « les spécialistes de la finance internationale », même s'ils n'ont pas le même prestige. A Abidjan, ville de 4 millions d'habitants majoritairement de langue maternelle française, les questions de qualification basique sont prioritaires, bien loin devant une anglicisation qui ferait de plus le bonheur de nos concurrents.
On pourrait multiplier les exemples: pourquoi tant de Chinois apprennent-ils le français ? Pourquoi les 819 établissements des Alliances Françaises débordent-elles d'élèves du Texas au Pérou ? Cette demande mondiale de français est mal connue, et quand j’en parle à des hauts cadres qui se veulent « internationaux », ils ont beaucoup de mal à me croire et les plus ouverts se précipitent sur les banques de données pour vérifier.
Illustrons cela par le cas de l'Afrique « francophone », car c'est là que se trouvera la masse des francophones, et donc des clients pour les entreprises travaillant en français
Atouts et problèmes africains
Combien de francophones en Afrique en 2050 ? Des chiffres circulent : 500, voire 700 millions ! Disons que la croissance démographique rapide, la scolarisation et la modernisation de la vie économique devraient « normalement » aboutir à des chiffres très importants. Mais que veut dire « normalement » en Afrique lorsque l'on connaît les difficultés scolaires ou politiques dans lesquelles elle se débat aujourd'hui ?
Et nos concurrents sont actifs. Le français les gêne et ils lancent et financent des campagnes sur le thème « les pays francophones se développent moins que les anglophones, donc changez de langue ». Or ce n’est pas toujours vrai et on oublie que la Grande-Bretagne a choisi les pays africains les plus riches et a laissé « au coq gaulois les pays sablonneux pour qu'il puisse y faire ses ergots ». La richesse du Nigéria vient davantage de son eau et de son pétrole que de l'anglais. On y enseigne d'ailleurs massivement aussi le français « pour pouvoir vendre dans toute l'Afrique ».
Soyons concrets
Évitons les affirmations péremptoires sur la situation ou l'usage français. Restons concrets : un responsable politique ou culturel ne doit pas négliger les questions identitaires, un chef d'entreprise doit être attentif à la motivation et l'efficacité des équipes et ne pas oublier que c'est dans sa langue maternelle ou de formation que l'on est le plus créatif.
Yves Montenay / Président de l'ICEG est aussi l'auteur, avec Damein Soupart, de « La langue française arme d’équilibre de la mondialisation ».
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