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Le blog de Lucien PONS

« Les historiens allemands relisent la Shoah », de Dominique Vidal. Un nouvel ordre européen, chapitre II

2 Mai 2016 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #le nazisme, #l'Allemagne, #Le fascisme, #le Nouvel Ordre Mondial, #L'Empire, #Ukraine

« Les historiens allemands relisent la Shoah », de Dominique Vidal

Un nouvel ordre européen, chapitre II

« Face à la Shoah, il y a une obscénité absolue du projet de comprendre (1). » Cette déclaration de Claude Lanzmann a le mérite de la clarté. Le réalisateur du film Shoah affirme ainsi non seulement l’inintelligibilité du génocide des juifs, mais encore le caractère pornographique de toute tentative de l’éclairer. Quiconque, en effet, réfléchit avec un minimum de recul à que fut le génocide des juifs, à la détermination brutale que sa mise en œuvre nécessita ne peut qu’être saisi de vertige. Toutefois, la dimension philosophique d’un événement - aussi effrayant soit-il - empêche-t-elle d’appréhender rationnellement sa genèse et son déroulement ? Les nouveaux historiens allemands, en tout cas, ne se résignent pas à cette capitulation de l’esprit. Tous leurs travaux s’efforcent d’expliquer le génocide des juifs par les nazis, en le resituant dans l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe du XXe siècle. Avec cette piste de réflexion fondamentale : le judéocide s’inscrit dans le remodelage global de l’Europe centrale et orientale, que le IIIe Reich entendait opérer pour y imposer un nouvel ordre organisé au seul service de son hégémonie.

C’est en particulier le sens du livre publié en 1991 par Götz Aly et Susanne Heim, Les Précurseurs de l’extermination. Auschwitz et les plans allemands pour un nouvel ordre européen (2). Ces deux historiens ont parfaitement conscience - ils le disent dès l’introduction - que leurs travaux « contredisent ne vision de l’histoire déjà fortement enracinée : un large consensus, aux raisons diverses, veut que le meurtre du judaïsme européen soit irréductible à toute tentative d’explication historico-rationnelle ». A preuve, ajoutent-ils, l’analyse de Hannah Arendt pour laquelle ce qui est unique, ce n’est pas le nombre des victimes, mais l’absence de toute utilité, de tout intérêt du côté des assassins. Or, poursuivent-ils, « les documents que nous présentons et interprétons dans ce livre montrent que cette thèse ne peut être soutenue. Comme dans les meurtres de masse des malades mentaux allemands et des populations polonaises, yougoslaves et soviétiques ; on peut discerner des objectifs utilitaires dans la destruction des juifs européens. Ce qui ne rend pas ces meurtres moins épouvantables ». Pour Aly et Heim, « lorsqu’on parle d’Auschwitz on évoque aujourd’hui la “haine raciale irrationnelle”, la “destruction pour la destruction”, les “automatismes” de la bureaucratie allemande, le “retour à la barbarie” et la “rupture avec la civilisation”. Ce faisant, le plus souvent, on néglige ou on relativise simplement le fait que les maîtres à penser de la “solution finale” concevaient leur politique d’extermination à l’égard d’autres groupes de population, en particulier les Polonais et les Soviétiques, dans le même mouvement que l’anéantissement du judaïsme européen, comme partie intégrante d’un concept global de “politique démographique négative” »  (3).

Industrie, bureaucratie, Parti et armée : tels furent, selon Franz Neumann, auteur du livre, déjà ancien, Behemoth (4), les quatre piliers de la domination nazie. Mais, pour Aly et Heim, « si ces colonnes ont pu porter aussi longtemps le monstrueux palais, bientôt impérial, de l’Etat allemand, c’est justement parce que l’expertise scientifique les a reliées les unes aux autres et stabilisées en permanence ». C’est la raison pour laquelle les auteurs s’attardent sur le travail de ces économistes et gestionnaires, spécialistes en aménagement du territoire et en emploi de la main-d’œuvre, démographes, statisticiens et agronomes. « Nous tentons, précisent les deux historiens, d’analyser leur influence sur les décisions centrales de 1940 et 1941. Il s’agit là d’une responsabilité concrète, de la participation de ces experts à l’accélération de plans impliquant des millions de meurtres (5). » La plupart de ces technocrates avaient adhéré de fraîche date au Parti nazi dans l’espoir de favoriser leur carrière et d’avoir prise sur les décisions politiques. Pour eux, « l’Europe de l’Est était une friche » « ils voulaient imposer des modes de production plus rationnels, normaliser - les produits, introduire la division internationale du travail, modeler les structures sociales de manière nouvelle et claire, maintenir le nombre d’êtres humains “improductifs” à un niveau aussi peu élevé que possible. Finalement, de larges pans de l’Europe devraient s’orienter en fonction des intérêts de l’économie de l’Allemagne et de l’aspiration de cette dernière à l’hégémonie »  (6).

Un concept nouveau fondait cette démarche : l’économie démographique. « Avec l’encouragement de l’Etat aux naissances en même temps que le contrôle étatique de celles-ci, le déplacement et l’extermination des populations, il serait possible de maîtriser de manière continue le nombre et la composition qualitative des habitants. » Ainsi, durant la guerre, au cours de laquelle les ressources alimentaires, les matières premières et le capital devinrent de plus en plus rares, « la population représenta bientôt pour ces planificateurs le seul facteur économique qu’ils purent encore véritablement modifier. Dans leur optique, en 1941, le Reich allemand manquait de un à deux millions d’hommes au travail, alors que l’Europe comptait trente à cinquante millions de “bouches inutiles” [...]. Ainsi le “transfert de population”, le “recours à la main-d’œuvre” et l’“évacuation” devinrent-ils les instruments centraux du nouvel ordre allemand »  (7). C’est ce qu’affirme le Reichsführer SS Heinrich Himmler : « On ne peut résoudre la question sociale qu’en battant les autres à mort, afin de prendre leurs champs (8). »

Au cœur du pouvoir, le Plan quadriennal

Après avoir interprété les suites de la « Nuit de cristal » et l’expérience de la « déjudaïsation » de Vienne (voir chapitre « L’Allemagne déjudaïsée ») à la lumière de la « rationalisation » économique nazie, Götz Aly et Susanne Heim reviennent sur le Plan de quatre ans, que dirigeait Hermann Göring. Celui-ci, on le sait, assigna par écrit au chef de l’Office principal de sécurité du Reich (RSHA), Reinhard Heydrich, le 31 juillet 1941, la mission de préparer « une solution globale de la question juive dans la sphère d influence allemande en Europe ». Or, « le concept de “solution finale” avait été discuté auparavant au sein de l’administration du Plan quadriennal de Göring ». Cette dernière constituait, « durant les années 1938 à 1941, un des principaux centres de pouvoir de l’Etat national-socialiste. Elle prenait part à toutes les décisions sur la politique antisémite, la conduite de la guerre, la politique d’expulsion et d’extermination en Europe de l’Est. Elle se considérait comme une équipe de coordination, comme un centre d’intelligence du pouvoir, qui proposait des plans, donnait des impulsions - la mise en œuvre et la gestion administrative des idées développées là devaient si possible être déléguées à d’autres organismes. Il était également conforme à ce principe de travail que Göring délègue à Heydrich la réalisation du plan monstrueux visant à assassiner la population juive d’Europe »  (9).

Fondée en octobre 1936 pour préparer « dans les quatre ans » - selon les mots d’Adolf Hitler - l’Allemagne à la guerre, l’administration du Plan quadriennal avait pour cœur un petit bureau central doté d’à peine cent employés. Observateurs de la vie économique, ces technocrates rédigeaient aussi les décrets fondamentaux pour l’économie de guerre. Bref, « Göring était un des hommes les plus puissants dans l’Etat national-socialiste et pourtant il dépendait totalement des suggestions et de la politique des “spécialistes” et des “conseillers” ». La fonction du Maréchal consistait à « rendre les inhibitions morales et les frontières normatives et juridiques plus faciles à surmonter, en vue de la réalisation de buts politiques. Ce qu’il fallait faire dans le détail, les priorités à mettre en œuvre, les méthodes à appliquer : de tout cela décidaient ces spécialistes et les secrétaires d’Etat dans les différents départements regroupés au sein du conseil général du Plan quadriennal ». Ces technocrates se considéraient comme « l’état-major économique le plus élevé, et précisément pas comme un pesant appareil bureaucratique »  (10). Pour que l’Allemagne puisse faire face à la guerre, il fallait rationaliser l’économie, s’assurer qu’elle dispose de suffisamment de devises et de travailleurs, maîtriser les rapports entre salaires et prix. Contrôler la composition de la population, à la fois en fonction de la qualification professionnelle et de l’aptitude au travail et veiller à ce que les « poids sociaux » (autrement dit les gens à la charge de la collectivité) ne s’accroissent pas mais, au contraire, diminuent, incombaient également aux experts.

Dans l’administration du Plan quadriennal, soulignent Aly et Heim, « l’idéal d’un travail d’équipe performant se concrétisait dans une très large mesure : l’efficience et la compétence comptaient plus que la hiérarchie et l’ancienneté ». Rien d’étonnant si nombre de ces managers étaient très jeunes. « Avec tout juste trente ans à la fin de la guerre, la plupart réussirent à redémarrer, sans grand effort, une seconde carrière (11). » Non sans nostalgie d’ailleurs, à l’instar de ce cadre qui, dix ans après la défaite de l’Allemagne national-socialiste, s’enthousiasmait toujours : « Un seul vœu m’anime encore : que les générations qui viennent soient à nouveau confrontées à des tâches du type de celles auxquelles nous avons pu nous dévouer d’un cœur sincère, avec un élan inspiré et grâce à un travail pénible. C’était pour notre cher et désormais si pauvre peuple. » Et les auteurs d’ajouter : « Pour la plupart d’entre eux, ce vœu de travailler à nouveau pour leur “pauvre peuple allemand” fut vite exaucé (12). » Suit, biographies à l’appui, une liste de technocrates nazis de premier plan reconvertis par la République de Bonn.

De la guerre-éclair à l’Ouest à l’agression contre l’Union soviétique à l’Est, les tâches du Plan quadriennal ne cessèrent de s’élargir. Dans la préparation de l’« Opération Barberousse », l’aggravation annoncée de la situation alimentaire inquiétait particulièrement les experts. Le blocus maritime britannique menaçait en effet l’agriculture intensive et importatrice de l’Allemagne, les agricultures retardataires de l’Europe centrale et orientale ne pouvant combler le manque. Göring et les membres de son Conseil général devaient répondre à ce défi. Cette structure comprenait - outre le Commissaire du Reich à la Formation des prix, deux représentants de la Wehrmacht et un du NSDAP - huit secrétaires d’Etat. Elle « cimentait la domination des secrétaires d’Etat qui, contrairement aux ministres, se considéraient comme des technocrates objectifs […]. Comme membres du Conseil général, les secrétaires d’Etat étaient les supérieurs hiérarchiques de leurs ministres […]. A la différence des employés ministériels traditionnellement bureaucratiques et dépourvus de souplesse, ces secrétaires d’Etat et leurs collaborateurs se montraient capables de faire le lien entre des points de vue socio-politiques et économiques très différents, les “nécessités de la guerre” et une politique structurelle à long terme, autrement dit de penser sans se laisser aveugler par des intérêts particuliers. Pour eux, aucun moyen n’était tabou, sauf celui qui aurait mis en danger le “moral du peuple”. Grâce à leur compétence et à leur capacité à penser de manière interdisciplinaire, ils étaient à même de balayer les différences entre l’intelligence qui planifie (les producteurs d’idées) et les dirigeants nazis a priori hostiles aux intellectuels, de telle sorte que les uns et les autres s’arrangeaient. Quant aux frontières posées par la morale et les normes juridiques, elles étaient nettement plus faciles à franchir : la contrainte des circonstances légitimait tout moyen »  (13).

Sous un vernis scientifique, des concepts de combat

« Caractéristique du style et de l’argumentation technocratique de cette instance, “libérée” de toute morale », le protocole final du 2 mai 1941 fixe les bases militaro-économiques de l’attaque contre l’URSS. Ses deux premiers articles précisent : « 1. La guerre ne pourra être poursuivie que si l’ensemble de la Wehrmacht trouve à se nourrir en Russie dès la troisième année du conflit. 2. Pour cela, des dizaines de millions d’hommes devront sans aucun doute mourir de faim, si ce qui nous est nécessaire est tiré du pays (14). »

Paul Körner, secrétaire d’Etat au profil très saillant considéré comme « le plus proche et le plus familier des collaborateurs de Göring », dirige le Conseil général lorsqu’est élaborée, à partir de février 1941, « une stratégie militaro-économique qui envisageait délibérément la mort par la famine de dizaines de millions d’êtres humains en Union soviétique ». Le 3 octobre 1941, c’est-à-dire quelques jours avant les premières déportations de juifs vers les centres d’extermination à l’Est, il signe l’« Ordonnance sur le travail des juifs », par laquelle « tous ceux qui devaient être déportés à des fins de travaux forcés ou d’extermination se virent définitivement retirer la protection du droit général du travail ». Körner visite même Auschwitz en 1943. Tant de zèle lui vaut, en 1944, d’être considéré par Franz Neumann, alors émigré aux Etats-Unis, comme un de ces nationaux-socialistes qui « possèdent un pouvoir énorme parce qu’ils représentent le lien entre le Parti et les autres éléments de la classe dirigeante »  (15). Condamné à quinze ans de prison du procès de Nuremberg, il bénéficie d’une grâce en 1951 et touche sa retraite jusqu’à sa mort en 1957.

« Depuis la création du Plan quadriennal, les experts qui y travaillaient ne conjuguaient pas seulement la préparation économique de la guerre avec la centralisation et la planification structurelle à long terme. Ils érigeaient aussi la sélection démographico-politique en principe, lorsqu’il s’agissait de gérer les ressources limitées. La mission confiée par Göring à Heydrich - préparer la “solution finale” - constituait un dernier pas cohérent avec cette évolution (16). » L’organisme du Maréchal s’était chargé, il est vrai, dès 1938, de l’exclusion des juifs de l’économie autrichienne, puis, fort de cette expérience, de l’économie allemande. Il prit ensuite l’initiative de créer l’Office central pour l’émigration juive. Le 19 septembre 1939, surlendemain de la capitulation de la Pologne, il participe à la définition de la politique du Reich à l’égard des juifs polonais - les directives fournies deux jours plus tard par Heydrich aux Einsatzgruppen (17) prévoient « comme première condition du but final [...] la concentration préalable des juifs dans les grandes villes »  (18), mais insistent sur l’« aryanisation » et la réorganisation des entreprises que le Plan jugeait vitales pour la guerre.

Le Plan se battra également pour que les déplacements de populations, y compris les déportations de juifs, « soient dirigés te manière planifiée ». C’est pourquoi, le 23 mars 1940, Göring interdira tout nouvel afflux de juifs dans le Gouvernement général (19), considéré par ses experts non comme réceptacle de populations expulsées, mais comme « voisin productif du Reich »  (20). Que faire cependant des juifs ghettoïsés dans les territoires polonais annexés par le Reich ? La victoire sur la France, en mai 1940, ouvrira - brièvement - la perspective d’un « transfert » forcé sur l’île de Madagascar, dont le Plan se chargera d’organiser le financement en confisquant, comme d’ordinaire, les biens des exilés. L’année suivante, l’institution du Maréchal se concentrera sur les problèmes alimentaires de l’Europe occupée, tablant sur la mort de dizaines de millions de ses habitants. Le 14 juillet, il exigera que les juifs des territoires soviétiques occupés soient aussitôt enfermés dans des ghettos. Et, le jour même où Göring déléguera à Heydrich la préparation du génocide des juifs, son secrétaire d’Etat, Körner, décidera avec un représentant de la Wehrmacht d’« encaserner les juifs [soviétiques] et de les utiliser sous forme de colonnes de travail ». A partir de 1942, eu égard à la catastrophe économique qui menace l’Allemagne, le Plan perdra de son influence au profit du ministère de l’Economie dirigé par Albert Speer, l’architecte de Hitler. Restait néanmoins la besogne confiée par le Maréchal au chef de la Sécurité…

« Le concept de “question démographique” ne décrit pas un fait objectif, analysent Aly et Heim. Il s’agit plutôt d’un concept de combat, réévalué au plan scientifique, destiné à maintenir le statu quo dans la répartition des pouvoirs et à définir les crises et les problèmes connexes telles les conséquences d’un “excédent” de population (21). » A en juger par les « théoriciens » des années 1930 et 1940 dont nos historiens dissèquent la « pensée », la formule fait mouche. Les intellectuels allemands de l’époque opposent volontiers l’« Europe de l’Ouest civilisée » et l’« Est primitif », caractérisé par son « manque d’hygiène », son « bas niveau culturel », son « analphabétisme généralisé « et sa « forte proportion d’ouvriers, en l’occurrence les juifs orientaux ». La Pologne leur paraît « préhistorique », avec sa population aux quatre cinquièmes rurale (22). Même le très sérieux Institut pour l’économie est-européenne de Königsberg, dirigé depuis 1933 par un propagandiste de l’expansion allemande à l’Est, le professeur Theodor Oberländer, n’échappe pas à ces clichés, tout en les recouvrant d’un vernis scientifique et modéré. Ses chercheurs, par leurs analyses, se reconnaissaient néanmoins « de plus en plus fortement dans le paradigme raciste du national-socialisme »  (23).

Considéré comme un « classique », La Surpopulation rurale de la Pologne (1935), premier livre d’Oberländer, « mettait en garde contre le fait que la “pression de la surpopulation” et le manque de capital en Pologne conduiraient à des tensions internes rendant le pays réceptif à une révolution agraire à l’exemple de la Russie. Seule une réforme agricole d’ensemble pourrait contrecarrer une telle évolution (24). » Egalement ouvrage de référence, Le Judaïsme dans l’espace européen (1938) de Peter-Heinz Seraphim, l’adjoint d’Oberländer, lie surpopulation et question juive, prétendant montrer en 700 pages comment les juifs auraient pénétré l’Europe de l’Est et notamment le commerce, l’industrie et la finance - mais pas l’agriculture parce que « les Allemands sont de véritables paysans, tandis que les juifs forment une couche de citadins déclassée et prolétarisée »  (25) Sans oublier le danger de radicalisation de ces êtres déracinés : les juifs n’avaient-ils pas joué un rôle majeur dans la révolution bolchevique ? Voilà comment, colonisée par les juifs, l’Europe de l’Est, sur fond de paupérisation, « en est arrivée dans les trois premières décennies du XXe siècle à cet état d’agitation et de décomposition »  (26). Un an après la publication de son livre, Seraphim s’est retrouvé, avec Oberländer, officier de l’armée d’Occupation à Cracovie. Tous deux ne manquent pas d’idées sur la manière de répondre à la question de la surpopulation, inséparable de la question juive...

« La surpopulation rurale est, dans de vastes secteurs de l’Europe centrale et orientale, une des questions politiques et cruciales les plus sérieuses. [...] En Russie, elle a joué un rôle décisif dans le bouleversement bolchevique. »  (27) Auteur de ce commentaire, l’historien Werner Conze reniera après la guerre ses convictions d’antan. En 1939, pourtant, il croit dur comme fer à la nécessité d’agir « de manière extrêmement efficace » contre la misère de la surpopulation et « l’enjuivement des villes et des marchés, afin d’accueillir la progéniture des paysans dans le commerce et l’artisanat »  (28). Pour lui, le chômage dans les villes, la pauvreté et le sous-emploi dans l’agriculture, le retard et la productivité réduite sont les effets d’une surpopulation croissante. Il ressuscite ainsi la théorie de l’optimum démographique de Paul Mombert qui remonte au début du siècle. L’optimum, c’est le nombre d’habitants qui permet de tirer des ressources du pays le profit le plus élevé possible. Si la population augmente, il faut, afin de nourrir cet excédent, soit diminuer le niveau de vie, soit élargir le champ d’extraction de la nourriture. Cette seconde hypothèse équivaut concrètement, au XXe siècle, à l’exigence de colonies. « Exprimés à travers de tels concepts, soulignent Aly et Heim, l’annexion de la Pologne occidentale devenait un « élargissement de l’espace d’alimentation », les meurtres de masse une « réduction de la population » et le vol de produits alimentaires dans les parties l’Europe occupées par l’Allemagne une « diminution du niveau de vie » (29).

Transplanter des peuples entiers

Pour ces théoriciens, l’Union soviétique, comme la Pologne offre un cas extrême de surpopulation, avec cependant une nuance significative : l’URSS, écrit Oberländer, « a connu au début des années 1930 une diminution de sa population rurale qui s’est vue ramenée au niveau de celle de l’Europe de l’Ouest grâce à la grande extermination de paysans dans le cadre de la collectivisation ». Celle-ci aurait permis de passer de vingt-cinq millions d’exploitations familiales à 250 000 grandes entreprises. Oberländer voit dans l’assassinat de millions de paysans une tentative réussie pour « trouver un point d’équilibre entre l’espace d’extraction de l’alimentation et la population »  (30).

Dans ce « grenier à blé » surpeuplé qu’était l’Ukraine, la famine provoquée par Moscou, qui, après les dégâts de la « dékoulakisation », vint à bout, en 1932-1933, d’un cinquième à un quart de la population, lui paraît particulièrement positive. Conclusion d’Aly et Heim : « Expropriation, famine, déplacement de population et meurtre de masse passaient manifestement, aussi bien alors en Union soviétique que plus tard en Pologne occupée par l’Allemagne, pour des méthodes nécessaires et légitimes, afin de “corriger” les rapports démographiques. »  (31)

Cinq semaines après le début de la Seconde Guerre mondiale, le 6 octobre 1939, Hitler annonce vouloir créer en Europe « un nouvel ordre des rapports ethnographiques »  (32). Le lendemain, il confie l’organisation de ce déplacement des nationalités à Himmler, promu Commissaire du Reich pour la consolidation de la germanité (RKF). L’organisme du même nom, chargé d’assurer la colonisation de la Pologne occidentale, voit aussitôt le jour. Le RKF dépossédera des hommes, les déplacera et en installera de nouveaux ; il liquidera des entreprises, en restructurera d’autres qu’il offrira à de nouveaux propriétaires ; il proposera des crédits, planifiera des voies de communication, des systèmes d’énergie, réorganisera des villes et des villages et se fixera pour but de « transformer aussi complètement la campagne ». Condition sine qua non  : « transplanter des peuples par contingents entiers », selon l’expression de Himmler lui-même, dont le Commissariat fait converger les politiques raciales, démographiques et structurelles en un concept global et unifié, la « nouvelle construction allemande à l’Est »  (33). Conformément aux normes racistes du régime, il s’agissait de bâtir une société moderne et efficace, mais par la violence et sur le dos des autres peuples. « Au cœur du travail du RKF se trouvait la politique démographique - positive et négative, ses victimes étaient discriminées et “éliminées”, ses bénéficiaires privilégiés et financés. Avec un ensemble d’instruments politiques utilisés depuis les premiers jours de la domination nazie, comme d’un côté la stérilisation forcée et de l’autre l’encouragement ciblé des naissances. »  (34) Le Commissariat « passait en général pour le centre du racisme populiste le plus borné. En vérité, des intellectuels y étaient justement à l’œuvre, dont les réflexions économiques avaient priorité sur ladite politique raciale »  (35). Au total, en 1941-1942, l’appareil du Commissariat et des autres instances en charge de la colonisation comprendra plus de 10 000 collaborateurs.

La « germanisation » rapide des territoires polonais annexés et leur adaptation aux besoins économiques du Reich constituent les tâches prioritaires du Commissariat. Pour les mener à bien, les planificateurs misent sur le déplacement de la population juive et d’une partie de la population polonaise vers le Gouvernement général. Les maisons, fermes, magasins et ateliers des déportés reviennent aux « Allemands de souche » importés des pays Baltes, de Volhynie (36), de Pologne de l’Est ou, plus tard, de Roumanie. D’où, par exemple, ce plan à court terme exigeant que « jusqu’au recensement du 17 décembre 1939 assez de Polonais et de juifs soient déplacés afin qu’on puisse loger les arrivants allemands des pays Baltes »  (37) - il y aura 87 000 déportés. Lors d’une conférence de bilan, fin janvier 1940, Heinrich Himmler fixe un nouvel objectif : l’expulsion de 610 000 Polonais et juifs, plus 30 000 Tziganes, des territoires à coloniser, pour faire place aux « Allemands » des pays Baltes et de Volhynie. Le Commissariat intervient également en Haute-Silésie, mais aussi en Alsace, en Lorraine, en pays de Bade... A l’Ouest comme à l’Est, la déportation ou l’expulsion des juifs s’accompagne de l’installation d’« Allemands de souche » ou de la « germanisation « de familles jugées dignes de cet honneur : « Par son comportement, son zèle, sa propreté et sa santé, la famille doit, même dans des conditions de pauvreté, se distinguer du reste de la population polonaise et même des Allemands de souche. De surcroît, la famille “germanisable” ne devrait pas seulement dominer la population locale, mais aussi se situer au-dessus de la moyenne de la même couche sociale dans le Reich (38). » Pas question, en revanche, de donner la nationalité allemande à des malades mentaux, des communistes actifs, des couples mixtes et autres « déviants »…

« Entre-temps, l’idée s’était imposée au sein de la direction national-socialiste que les besoins humains impliqués par les plans impérialistes mondiaux du Reich allemand ne seraient pas couverts par la seule population de ce dernier (39) . » Au sein du RKF, une section spéciale, dirigée par le professeur Konrad Meyer, s’occupait de planification. D’après ses calculs de 1940, les territoires polonais annexés par le Reich devraient voir la proportion de leur population allemande passer de 11 à 50 %, voire 70 % dans les campagnes. A la frontière orientale, il faudrait ériger « un mur de germanité sous la forme d’une ceinture de fermes allemandes échelonnées en profondeur »  (40). Cette stratégie suppose que « la population juive totale de cette région, soit 560 000 personnes, soit évacuée [...]. Le retour au statut de 1914 signifierait que le nombre d’Allemands y vivant, 1,1 million, soit augmenté de 3,4 millions pour arriver à 4,5 millions et que, coup par coup, 3,4 millions de Polonais soient expulsés [...]. Le territoire de l’Est doit être construit comme une zone mixte agraire et industrielle, avec une structure socio-économique similaire à celle des régions les plus saines de la Bavière (41). » De fait, en 1940, plus de 300 000 personnes seront déplacées, et en 1941 plus de 800 000… Mais Meyer ne s’arrêtera pas là : on lui confiera, en vue de l’Occupation de l’URSS, la préparation du « Plan général Est ». Cette fois, « les sujets de la modification des espaces et de la germanisation ne se compteraient plus par centaines de milliers : ils seraient 200 millions, transformés, dans leur grande majorité, en victimes de l’esclavage, de la déportation et de l’extermination »  (42).

Une nouvelle Ruhr autour d’Auschwitz

Exemplaire de la politique nazie dans les territoires occupés, la Haute-Silésie passait pour « une seconde Ruhr », dont la restructuration bénéficiera de l’extension permanente du camp de concentration, puis d’extermination d’Auschwitz. Envoyé à par Heinrich Himmler comme chef du Commissariat, Fritz Arlt définissait ainsi sa mission : « Aménager à l’allemande, dans les années à venir, les territoires reconquis à l’Est, le paysage et leur population. Dans ce but, nous évacuerons les Polonais et les juifs dans le Gouvernement général [...]. Le travail se complique du fait que, lors de l’évacuation, il nous faut tenir compte de l’industrie d’armement fortement représentée dans notre région, c’est-à-dire que nous ne pouvons expulser les Polonais qui y travaillent. »  (43) Le manque de main-d’œuvre conduira même l’Occupant à se montrer particulièrement « magnanime » dans la définition des populations germanisables, au point que Himmler lui-même se plaindra de la présence, sur les listes, de « types négrifiés »  (44). Il n’empêche : pour le planificateur Gerhard Ziegler, la région doit être « rénovée à 80 % » - objectif « d’autant plus facilement réalisable qu’il tenait déjà compte dans ses calculs de la déportation de la population juive » (45). En mai 1942, Arlt propose une solution d’ensemble : réduire de quatre cinquièmes le prolétariat rural, en remplaçant l’homme par la machine, en rationalisant l’artisanat et le commerce et en technicisant les campagnes. Pour la période de transition, il prévoit notamment l’« évacuation de tous les non-Allemands qui ne sont pas utiles à l’économie de guerre » et la création, à leur intention, de « réserves », la « fusion immédiate des petites et très petites entreprises non allemandes dans l’agriculture, le commerce et l’artisanat » et enfin le « déplacement des non Allemands vers les lieux de travail »  (46).

Les planificateurs testaient ces projets transitoires depuis plus d’un an dans la région d’Auschwitz, conçue comme un centre d’industrie moderne et dotée de nombreux atouts : de l’eau en quantité, du charbon, une situation idéale du point de vue des transports et une main-d’œuvre... très disponible. Garantie du développement économique de la zone, la sélection de la population exige à la fois l’expulsion des juifs et des Polonais improductifs vers le Gouvernement général, la constitution de « réserves » autour des centres industriels et l’installation de colons allemands. Mais les planificateurs font également appel à la main-d’œuvre concentrationnaire pour construire les usines. Le 26 février 1941, à la demande de Göring, Himmler donne des instructions dans ce sens. En mars toutefois, il se confirme que la déportation des juifs d’Auschwitz vers le Gouvernement général n’est pas possible. A sa place, on évoque « des mesures en conséquence » à l’intérieur même de la Haute-Silésie. Les « mesures » en question visent à « l’extermination sur place des “improductifs”. D’abord on pensait à une sorte d’extermination physique “passive” : par un travail très difficile lors de la construction des usines, la faim et les privations - et plus tard seulement par le gaz »  (47). Le 1er mars 1941, en tous cas, Himmler visite le camp d’Auschwitz et en ordonne une double extension, avec un nouveau camp pour 30 000 prisonniers à Brzezinka (Birkenau) et un autre pour 100 000 prisonniers de guerre ainsi que pour 10 000 travailleurs forcés destinés à IG-Farben. Deux semaines plus tard, une réunion confirme le plan de Fritz Arlt, tout en précisant que, « dans la mesure du possible, les réserves seront libérées des juifs et du poids mort des inaptes au travail ». Aly et Heim concluent : « En 1943, des millions de juives et de juifs européens étaient déjà devenus les victimes du génocide, mais les planificateurs partaient toujours du fait que le camp resterait durant dix à vingt ans au moins partie intégrante de la région industrielle. Visiblement, ils étaient convaincus que l’assassinat des juifs ne représentait que le début et que l’extermination d’êtres humains continuerait pour une longue période jusqu’à l’établissement de l’ordre nouveau (48). »

Derrière leurs plans à prétentions scientifiques, ces froids technocrates dissimulent une virulente volonté d’extermination où se conjuguent « le dégoût devant la pauvreté et la saleté, mépris pour les gens, juifs notamment, qui vivaient dans ces conditions ; la peur, un reste de sentiment de mauvaise conscience, qui se muait en agressivité plus forte encore ; l’horreur face à la force de travail inutilement gaspillée et le plaisir de l’“intervention” grâce à laquelle serait mis bon ordre à cette situation ». Eduard Könekamp, de l’Institut allemand pour l’étranger, écrit de Pologne à ses collègues, en décembre 1939 : « Beaucoup d’Allemands voient pour la première fois de leur vie autant de juifs. Les “ghettos” sont les choses les plus sales qu’on puisse se représenter […]. L’extermination de cette sous-humanité serait de l’intérêt du monde entier. On ne peut pas y arriver par exécutions. Et on ne peut pas faire fusiller des femmes et des enfants. Ici ou là, on mise sur les pertes lors de déportations : sur un transport de 1 000 juifs de Lublin, 450 seraient morts […]. Tous les services qui s’occupent de la question juive voient clairement l’insuffisance de ces mesures. Mais la solution de ce problème compliqué n’a pas encore été trouvée (49). » Anatomiste à l’Université de Posen, Hermann Voss note, pour sa part, dans son Journal, en mai-iuin 1941 : « Ici, dans la cave, il y a aussi un dispositif d’incinération des cadavres. Il est utilisé exclusivement par la Gestapo. Les Polonais fusillés sont livrés et brûlés de nuit. Ah, si l’on pouvait exterminer ainsi toute la société polonaise ! Le peuple polonais doit être détruit, sinon l’Est ne sera jamais calme. Je pense qu’il faut appréhender la question polonaise sans état d’âme, de manière purement biologique. Il nous faut les exterminer, sinon ils nous extermineront (50). »

Quelques semaines après avoir formé le Gouvernement général, l’Occupant y installe une Section démographie et assistance, ministère chargé, pour quelque douze millions d’habitants, de gérer des cantines publiques, de négocier avec la Croix-Rouge internationale et surtout de prendre en main la politique démographique, la surveillance des communautés religieuses et l’organisation de l’ensemble des transferts de populations. Pour ces technocrates, « la structuration sociale de la population du Gouvernement général est simultanément une structuration raciale ». Il faudra, dira le successeur de Fritz Arlt, « arracher la masse des travailleurs et des paysans polonais à leur paresse apathique et les former à une activité créatrice de richesses ». Par-dessus tout, il importe de mettre en œuvre la devise de Himmler : « dissoudre » la population de l’Est « en d’innombrables éclats et particules », afin que la politique du « diviser pour régner » domine « l’organisation du combat entre les nations »  (51). Inspiré de cette vision, le système échelonné de prestations sociales et d’exclusions allait de la distribution d’aliments aux « Allemands de souche » à la famine, l’expropriation et les travaux forcés pour les Juifs.

Pour sortir du cercle vicieux trop d’habitants / pas assez de ressources, Arlt préconise, à l’instar d’Oberländer, l’« extension de la marge de manœuvre alimentaire » par la bonification des sols et l’accroissement du rendement à l’hectare, mais aussi par « la réduction de la population ». « Des milliers de gens, relève-t-il, ont été éliminés des effectifs en tant que victimes de guerre » et de ses conséquences, au premier rang desquelles « une mortalité plus élevée qu’autrefois »  (52). A l’inverse, les hommes de Arlt contribuent à aiguiser le « problème de la surpopulation » en déportant des centaines de milliers de personnes de la Pologne occidentale annexée vers le Gouvernement général : au total en un an, ces transferts concernent 160 000 juifs et Polonais, et plus de 35 000 Tziganes. Et 450 000 déportations de juifs étaient encore annoncées. Du coup, reconnaissait l’envoyé de Himmler, « le nombre de ceux qui ne peuvent pas se maintenir par eux-mêmes ou qui doivent être soutenus […] par la collectivité ne cesse de croître »  (53). C’est la raison de la proposition, faite publiquement en septembre 1940, d’expulser l’ensemble de la minorité juive du Gouvernement général, pour le « débarrasser » d’environ 1 500 000 personnes à charge. Et Arlt souligne que cette solution « offrirait un grand nombre de postes de travail à la population locale non juive, [...] apporterait une contribution majeure à l’assainissement du prolétariat rural polonais, […] rendrait possible l’exode des paysans vers les villes »  : ainsi, et seulement ainsi, la « structure sociale » pourrait « se transformer progressivement ». D’où, dès juin 1940, l’exigence de voir rassemblés « l’ensemble des juifs dans un territoire précis »  (54).

« Evacuer » les juifs, mais où ?

Mais où ? En 1939-1940, il est successivement question de Lublin, puis de Madagascar (voir plus loin, p. 82). Les deux projets échouent à l’automne 1940, ce qui n’empêche pas les dirigeants nazis de prévoir, au printemps 1941, la déportation d’un million de personnes supplémentaires dans le Gouvernement général, quitte à y rendre la « pression démographique » insupportable. Le 16 décembre 1941, le gouverneur Frank annonce qu’« il faut en finir avec les juifs d’une manière ou d’une autre ». Et, le jour même, ordre est donné que toute déportation de plus de cinquante personnes dans le Gouvernement général soit soumise à l’approbation préalable de la Section démographie et assistance qui a toujours coopéré étroitement avec l’appareil de répression nazi. En mars 1942, par exemple, elle organise, en collaboration avec la SS, un transport de masse de juifs jusqu’au centre d’extermination de Belzec, à peine installé. Dans une lettre du 21 juin 1942, Walter Föhl, chef adjoint de Frank, écrit : « Nous réceptionnons tous les jours des trains contenant plus de 1 000 juifs venus de toute l’Europe, que nous soignons, accueillons plus ou moins provisoirement ou, le plus souvent, envoyons plus loin, dans les marais de la Ruthénie subcarpatique, en direction de la Mer de glace, où tous - s’ils survivent (ce ne sera pas le cas des juifs du Kurfürstendamm, de Vienne ou de Bratislava) - seront rassemblés à la fin de la guerre, non sans avoir construit quelques autoroutes (55). » Plus réaliste, Josef Sommerfeldt, chercheur à l’Institut pour le travail allemand à l’Est, écrira ouvertement en 1943 : « Pour résoudre la question juive », il n’y a « que deux solutions : l’expulsion ou l’extermination physique »  (56).

La stratégie de Arlt pour la Pologne correspond à celle préconisée par les économistes dans les territoires occupés depuis janvier 1940. Le 13 juin, Frank nomme à la tête de la Section économique Walter Emmerich, auréolé de son succès à Vienne. Certes, le Gouvernement général ne peut être comparé avec l’Autriche, mais il s’agit, là aussi, de moderniser une société arriérée par le biais de la « déjudaïsation ». A peine installé, Emmerich présente à Frank les grandes lignes de sa politique économique. « La condition d’une activité économique profitable », c’est « un changement fondamental dans l’ensemble de la structure économique », avec en priorité « une rationalisation fondamentale du secteur juif », c’est-à-dire, traduisent Aly et Heim, le « pillage organisé » de ce dernier. Le ministre de l’Economie voit « dans le petit et le tout petit commerces juifs, pourtant limités localement, un obstacle à la restructuration de l’“espace” conquis. A l’inverse, l’“évolution commerciale” qu’il envisageait devait ouvrir les marchés de l’Est. Les couches moyennes polonaises ainsi artificiellement créées seraient plus faciles à contrôler. Le Polonais pourrait “seulement participer au travail, mais non aux décisions” ». Frank assure Emmerich de « son soutien sans réserve »  (57). Six semaines après son arrivée, celui-ci évoque déjà « l’évacuation imminente des juifs ». Sans doute pense-t-il à Madagascar. Le 12 juillet, Frank avait informé ses ministres du consentement de Hitler et espérait se « débarrasser de ce poids colossal »  (58). Dès lors, Emmerich et la Treuhand, société chargée de récupérer et d’administrer les biens juifs, accéléraient le rythme de l’expulsion des juifs de la vie économique notamment par la confiscation de leurs biens - évalués, rien qu’à Varsovie, à un milliard de RM…

Mais, en octobre 1940, faute de victoire en vue sur la Grande-Bretagne, le plan malgache semble avoir fait long feu. Or, « l’administration économique allemande avait besoin de ce plan pour continuer à mettre en œuvre et à justifier ses plans de “déjudaïsation”. Avec l’évolution des perspectives politiques, en quelques semaines, on ne parlait plus d’“évacuation vers Madagascar” mais simplement d’“évacuation” »  (59). Les autorités d’Occupation doivent faire face aux conséquences de leur propre politique, à commencer par l’explosion de la misère. Recette miracle, l’exclusion des juifs doit permettre « la formation d’une couche moyenne large »  (60), future colonne vertébrale de la société. Emmerich sait que Frank et, au-delà, Göring avec son Plan quadriennal appuient ses projets. Il n’en va pas de même, à l’époque, à Berlin. Glacis stratégique, la Pologne n’a pas, pour Hitler, d’importance économique. Le Führer rejette tout plan d’assainissement, car il considère d’abord le Gouvernement général comme une région dont il a besoin pour « nettoyer l’ancien et le nouveau territoire du Reich des juifs, des Polacks et de la canaille »  (61). Martin Bormann résume : « Le niveau de vie en Pologne devrait être bas », ce qui rendrait la main-d’œuvre meilleur marché et « profiterait à chaque Allemand, à chaque travailleur »  (62). Ces débats stratégiques dissimulent un enjeu immédiat : la bataille menée par Frank pour empêcher de nouvelles déportations vers le Gouvernement général au nom d’« un Etat bien organisé, en pleine et rapide modernisation, associé comme colonie au Reich grand-allemand »  (63). Hitler ne changera d’avis que lorsque la mise en œuvre effective de la « solution finale » permettra de soulager la pression démographique - au prix de millions de victimes…

Chef de la Section économique à l’lnstitut pour le travail allemand à l’Est, Helmut Meinhold avait préconisé la diminution de la population du Gouvernement général avant que ne commence l’extermination systématique. A la veille de l’attaque contre l’URSS, il évoquait « la possibilité d’un élargissement à l’Est du Gouvernement général », qui rendrait celui-ci moins périphérique. Voilà qui excitait les ambitions des planificateurs, prêts à transplanter 13 millions d’habitants du Gouvernement général ! Dont évidemment les juifs : « Nous pensions, expliquera Meinhold quarante ans plus tard, qu’on les amènerait dans les marais du Rokitno afin d’assécher ceux-ci et de les y installer. » En réalité, cet improbable assèchement, auquel Hitler lui-même a fait allusion à la même période, n’est « rien de plus qu’une métaphore pour le meurtre »  (64). Effectivement, le débat sur l’élargissement du Gouvernement général débouchera sur le rattachement de l’ex-Galicie de l’Est, région riche en pétrole et stratégiquement importante, mais aussi, paradoxalement, arriérée et surpeuplée. Son intégration s’explique donc « parce que la prochaine “expulsion” de la minorité juive était décidée ». Aux yeux des technocrates, en Galicie aussi, les juifs constituent le principal obstacle au développement : assistant de Meinhold, Hans-Kraft Nonnenmacher y évalue la « surpopulation » entre 800 000 et 900 000 personnes, sur un total de 4 millions d’habitants. Il se prononce pour l’« émigration [des juifs de Galicie] dans des territoires non surpeuplés »  (65) - qui n’existent évidemment pas, le « déplacement » en question étant synonyme d’extermination. De fait, en trois ans et demi, plus de 500 000 juifs de Galicie - soit 12 % de la population - seront mis à mort (voir chapitre « La “solution finale” en Galicie orientale »), et 350 000 Ukrainiens et Polonais de la région seront déportés.

Pour l’administration allemande, la « ghettoïsation « des juifs représentait une mesure transitoire. « Comme le problème juif dans ces territoires n’est pas seulement une question économique mais aussi une question de masse de politique démographique, écrit Seraphim, une solution définitive est très difficile. » Elle « ne peut être conçue, dans l’intérêt de la population non juive comme des juifs eux-mêmes, qui manquent actuellement d’une base économique dans leur territoire, qu’à travers un déplacement massif et planifié des juifs de l’Est de la zone d’influence grand-allemande vers un territoire au-delà des mers »  (66). Il faut dire qu’à peine commencées par Adolf Eichmann, les premières déportations en direction de la « réserve juive » de Lublin avaient échoué en mars 1940. L’annonce, à l’été 1940, du projet de transfert vers Madagascar tombait à point nommé. Le 24 juin, Heydrich avait expliqué au ministre des Affaires étrangères que « le problème global des 3 250 000 juifs se trouvant dans des territoires sous souveraineté allemande ne pourrait plus être résolu par l’émigration »  (67), la Palestine étant de toute façon exclue pour des raisons géopolitiques. Pour Frank, qui en informe ses ministres le 12 juillet, la solution malgache va évidemment de pair avec « la décision que le Führer a prise à ma demande de ne plus autoriser de transports de juifs vers le Gouvernement général »  (68).

Le projet malgache, un jeu logistique et de propagande

Et pour cause : dès la conclusion de la paix, l’ensemble des juifs sous domination allemande devait être transporté par bateau dans l’île, pour y constituer une entité sous souveraineté comme sous surveillance policière et militaire allemandes. Selon les experts, le géologue Friedrich Schumacher et le démographe Friedrich Burgdörfer, Madagascar pourrait accueillir 6,5 millions de juifs auxquels on pourrait ajouter 2 à 3 millions de juifs de Palestine et d’ailleurs. La négociation internationale du « transfert » relèverait du ministère des Affaires étrangères, mais sa logistique serait confiée à Viktor Brack, cheville ouvrière, à la chancellerie du Fuhrer (69), de l’« Action-T4 » c’est-à-dire l’« euthanasie » par empoisonnement ou par étouffement, depuis l’automne 1939, de dizaines de milliers d’handicapés et de malades mentaux (voir chapitre « Les autres victimes du génocide »). Un an plus tard, grâce à cette « expérience », les T4 contribueront, en 1941-1942, à la conception et au bon fonctionnement des chambres à gaz de Belzec, Sobibor et Treblinka. En fait, le plan Madagascar avorta en même temps que le projet, auquel il était lié, d’Empire colonial allemand en Afrique, la résistance britannique permettant à Sa Gracieuse Majesté de conserver la maîtrise des mers. « Avec le recul, précisent Aly et Heim, le projet Madagascar n’était rien de plus qu’une stratégie en chambre, logistique et de propagande, destinée à préparer le génocide planifié pour bientôt et effectivement perpétré. La disponibilité des fonctionnaires allemands à accepter comme une évidence la déportation de millions d’hommes dans des régions de marais inhospitaliers s’en est trouvée sensiblement augmentée. Bien que ce dessein se soit révélé irréalisable dix semaines plus tard, démographes et économistes ont, à partir de là, intégré la “disparition” de la population juive d’Europe comme un élément fixe de leurs calculs. Et ils associèrent pour la première fois la “solution finale de la question juive” et leur vision d’un grand espace économique (70). »

Avec l’échec du projet malgache, les ghettos, conçus à l’origine comme transitoires, devinrent durables. Les technocrates cherchèrent à en décharger le budget de l’administration allemande des territoires occupés. Comme le révèlent les inspections effectuées, au début 1941, dans les ghettos de Lodz et de Varsovie, ces institutions coûtaient chaque semaine - même en ne distribuant que des rations de famine - des millions de RM. Le ministre des Finances du Reich suggère alors d’y développer des emplois, afin que « les juifs gagnent eux-mêmes leur subsistance et puissent participer aux dépenses publiques ». Mais, à Lodz par exemple, le travail du ghetto ne représentait que 20 % des produits dont les habitants avaient besoin. Magnanime, la Treuhand, qui gérait les biens volés aux juifs, accepte de prêter ces fonds sous forme de « crédit » pour l’entretien de leur quartier, « jusqu’à sa dissolution »  (71) ! Néanmoins, faute de moyens de production, les ghettos ne peuvent créer d’emplois pour leurs habitants dont, de surcroît, l’état de santé limitait la productivité. Lors de son séjour à Lodz, la Cour des comptes du Reich suggère de relever les rations alimentaires au niveau de celles des prisons, tout en précisant que cela représentera une dépense de 0,40 à 0,50 RM par personne et par jour, soit le double du coût actuel. Résultat : un déficit supplémentaire d’un million de RM. En janvier 1941, sur 50 221 personnes en état de travailler, 12 000 travaillent effectivement. Versés sur le compte du ghetto, leurs salaires ne suffisent pas à garantir le minimum vital à l’ensemble des habitants. D’où la proposition de la Cour des comptes d’employer la main-d’œuvre hors du ghetto, notamment pour la construction de routes et de logements.

Autant de directives absurdes, sachant que Hans Bibow, le chef de l’administration du ghetto de Lodz, chargé par les nazis de le « cogérer », se plaint de devoir mener « un combat permanent pour la satisfaction des besoins alimentaires les plus indispensables ». Les demandes de matériel « nécessaires à l’extension du travail des juifs » étaient « régulièrement rejetées, au motif qu’ici, il n’y avait rien pour les juifs »  (72). Malgré la participation d’un nombre croissant de ses habitants à l’activité productive - durant l’été 1941, on comptera jusqu’à 40 000 actifs sur 160 000 habitants -, le ghetto de Lodz verra sa situation s’aggraver rapidement. A l’automne, le Sturmbannführer SS Höppner tirera les conclusions de cette impasse, dans une lettre à Eichmann : « Cet hiver, le danger existe que les juifs ne puissent plus être complètement nourris. On peut se demander sérieusement, si, dans la mesure où ils ne sont pas aptes au travail la solution la plus humaine n’est pas de liquider les juifs par un moyen quelconque et rapide. En tout cas, ce serait plus agréable que de les laisser mourir de faim (73). » Le vœu de Höppner sera exaucé : de décembre 1941 à mars 1942, les juifs de Lodz « inaptes au travail » finiront dans les unités de gazage mobiles du centre d’extermination de Chelmno, partageant ainsi le sort des 300 000 juifs de la Warthegau dont la « disparition » avait été annoncée le 28 novembre 1941, au ministère du Travail, lors d’une réunion consacrée au « travail juif ».

Un Grand espace allemand en Europe

« Le nouvel ordre européen et l’expansion vers l’Est, expliquent Aly et Heim, représentaient un des principaux buts de guerre allemands. » Quant au concept du « Grand espace », c’était « le pendant stratégico-économique de la guerre », préfigurant à la fois une politique économique à l’échelle du continent et l’exploitation à long terme des peuples tombés sous le joug allemand. Selon les termes de Heinrich Bechtel, le président de l’Union des économistes allemands, il s’agissait, durant la guerre, d’« aider à forger les instruments, qui devraient préparer la mise en œuvre de l’économie du Grand espace européen »  (74). Dès le 22 juin 1940, Göring avait demandé au ministère de l’Economie de s’y préparer. Ainsi, le Comité des Douze, qui siégeait à Vienne, entendait-il coordonner la politique économique en direction de l’Europe du Sud-Est. Les planificateurs ne prenaient en considération ni les Etats, ni les formes de gouvernement, ni les structures économiques - tout pouvait changer à leur gré. Seuls comptaient l’intérêt du capital allemand et la volonté de conquérir les Etats du Danube, avec traités commerciaux, exportation de capitaux, investissements directs. Cible numéro un, l’agriculture de l’Europe du Sud-Est pouvait être utile à la fois comme fournisseur de matières premières et comme débouché de l’économie allemande. Encore faudrait-il la restructurer pour privilégier les productions à exporter en Allemagne. « Le Sud-Est s’est fortement adapté à l’Allemagne depuis 1932, soulignait en juillet 1940 l’économiste Gustav Schlotterer. Notre but est d’orienter toujours plus le mouvement économique et l’échange de marchandises vers le Reich. Toutes les marchandises doivent arriver sur le marché allemand [...]. Il nous faut pénétrer les secteurs suivants : dans le Sud-Est les céréales, en Norvège et en Yougoslavie les métaux, en Roumanie le pétrole. »  (75) Trois mois plus tard, il mettra en garde les responsables des grands konzerns contre une conduite « trop dictatoriale », défendant un « sain mélange » entre les intérêts de l’Allemagne et ceux des autres pays, autrement dit une « coopération raisonnable et une répartition du travail industriel en Europe ». Il leur annoncera aussi que, dans un avenir proche, la « question juive » serait résolue dans les territoires occupés, et qu’il faudrait donc « reprendre les bonnes positions juives »  (76).

Etudiant l’Europe du Sud-Est, les précurseurs du Grand espace européen ne peuvent manquer de lui appliquer leur obsession : la « surpopulation » comme cause de manque de capital, d’ « arriération », d’inefficacité et de misère. La rationalisation à l’allemande ne pouvait que rendre cette vision plus obsessionnelle. La Bulgarie, la Roumanie et la Yougoslavie ne comptent-elles pas près de 80 % de ruraux dans leur population ? Les réformes agraires n’ont-elles pas morcelé la terre et fait reculer la productivité agricole ? L’insuffisante exploitation de la force de travail disponible n’est-elle pas, selon les termes d’Oberländer, « aussi dangereuse économiquement que socialement »  (77) ? Malgré une industrie relativement plus développée et de plus vastes exploitations agricoles, la Hongrie ne compte-t-elle pas quatre millions de paysans-prolétaires misérables ? Pour Otto Donner, du Plan quadriennal, il convient donc d’accroître avec des techniques modernes la production agricole de ces pays, mais en aucun cas le niveau de vie, sinon « apparaîtrait dans l’alimentation et la fourniture de matières premières de l’ensemble de l’Europe un déficit qui ne pourrait absolument plus être comblé »  (78). Pour ces chercheurs, la faim et la sous-alimentation représentent des phénomènes naturels propres au passage des Etats agraires aux Etats industriels.

Faute de véritable réponse à ces drames, reste aux idéologues la solution miracle de la « déjudaïsation ». La disparition des quelque 2,5 millions de juifs de l’Europe du Sud-Est représenterait un premier pas vers la réduction de la surpopulation, le pillage de leurs biens pouvant contribuer au développement de la classe moyenne. A des degrés et des rythmes très divers, tous les pays de la région imiteront la fuite en avant de l’Allemagne nazie, et excluront les juifs de l’économie et de la société jusqu’à la déportation et l’extermination. Si le chef de l’administration civile en Serbie annonce fièrement, dans un télégramme daté d’août 1942, « Serbie seul pays où question juive et question tzigane réglées » (79), la Hongrie s’opposera jusqu’à l’été 1944 à la déportation de ses juifs. En juillet 1942, Himmler ordonne la déportation de la population juive du Gouvernement général avant la fin de l’année. A la plus grande joie d’un « économiste » comme Alfred Maelicke, qui n’hésitera pas à écrire : « L’élimination totale du judaïsme de l’espace économique continental européen est clair en principe, il se réalise rapidement et se déroule d’une façon relativement simple et systématique [...]. Seule une déjudaïsation complète de la vie économique est à même de résoudre, dans le Sud-Est et ailleurs, les problèmes qui persistent encore aujourd’hui dans de nombreux pays, comme par exemple la surpopulation et d’autres questions sociales. La liquidation de l’esprit commerçant et de la mentalité du profit propres aux juifs et l’exclusion de ceux-ci procurent de l’espace et de la sécurité (“plein emploi”) à nombre de travailleurs et de paysans, d’artisans et autres travailleurs indépendants jusqu’ici déracinés et appauvris. » (80) Götz Aly et Susanne Heim mettent toutefois le lecteur en garde : Maelicke, pas plus que les autres experts allemands, ne croit un seul instant que la déportation des juifs « libérerait suffisamment de place dans les villes de l’Europe du Sud-Est, pour donner un emploi à tous les hommes chassés de l’agriculture par la rationalisation ». Il s’agit plutôt d’un premier pas, pour « donner à une partie de la population rurale “excédentaire” de nouvelles possibilités d’existence, aux frais de la minorité juive ». Ce qui pourrait « aussi réveiller dans la majorité l’espoir d’une existence plus sûre et d’une ascension sociale et, du même coup, amortir, voire empêcher des troubles sociaux ». Mais au-delà, pour les penseurs du Grand espace, « il faudra d’autres déplacements de populations, mises aux travaux forcés et génocides »  (81).

« Cette année, 20 à 30 millions de Russes mourront »

Réfléchissant aux causes de la défaite allemande durant la Première Guerre mondiale, les stratèges militaires soulignaient le poids de la crise alimentaire des années 1917-1918. C’est dire combien la direction nazie est attentive au contenu de l’assiette des Allemands. Or le déficit alimentaire du pays, déjà sensible en temps de paix, s’est considérablement accru avec la guerre. Victime du blocus maritime occidental, l’Allemagne manque de main-d’œuvre, de moyens de transports, de chevaux, de gazole, etc. Pour écarter la menace d’une pénurie, le secrétaire d’Etat à l’alimentation, Herbert Backe, dès 1940, fait livrer au Reich par les pays occupés, Pologne en tête, des céréales, du sucre et de la viande. Mais la solution envisagée va bien plus loin. Pour assurer durablement l’alimentation de l’Allemagne et de l’Europe occupée, il faut - résument Aly et Heim- « lancer une guerre économico-stratégique bien calculée contre l’Union soviétique. Et, pour que l’Europe centrale puisse résister au blocus, des millions de Soviétiques devaient être assassinés, déportés ou amenés à mourir de faim. [...] Ce plan, formulé avant la “solution finale”, prévoyait de tuer bien plus d’êtres humains. Les membres du Conseil général [du Plan quadriennal], leurs conseillers et leurs collaborateurs comptaient avec certitude sur environ 30 millions de morts »  (82). La détermination génocidaire va s’accroître avec les difficultés. Au printemps 1941, Backe prévient Hitler que la moisson s’annonce mauvaise dans toute l’Europe. De fait, début juin, le Führer doit se résoudre à réduire la ration hebdomadaire de viande au sein du Reich de 500 grammes à 400, au risque d’entamer le moral des Allemands. « Il est plausible qu’en 1941 la crainte de la direction allemande de goulots d’étranglement alimentaires à court terme se soit ajoutée aux considérations politico-démographiques générales. Se conjuguant, les deux arguments amenèrent à accélérer les plans de déplacements de population et de génocide (83). »

Toujours est-il que, le 23 mai 1941, l’état-major économique de défense, émanation du Plan quadriennal, diffuse à plusieurs milliers de cadres économiques et militaires, sous l’appellation champêtre de « cartable vert », des directives pour l’Occupation de l’URSS qui prévoient explicitement la mort de plusieurs dizaines de millions d’« inutiles ». « Des tentatives visant à sauver cette population de la mort par la faim [...] ne peuvent se réaliser qu’aux dépens de l’approvisionnement de l’Europe (84). » Backe, avec l’humanisme qui le caractérise, commente : « Le Russe supporte la misère, la faim et la frugalité depuis des siècles. Son estomac est souple, alors pas de fausse pitié. » Inutile de préciser que ce document - qui fonde un programme génocidaire sans la moindre référence raciste - a reçu l’assentiment préalable de Hitler, Göring, Himmler et Goebbels. « Pour la conduite de la guerre, expliquent Aly et Heim, la question se pose de savoir comment le conquérant allemand pourra réduire la consommation alimentaire de la population locale sans placer un soldat derrière chaque paysan (85). » Les auteurs du « cartable vert » répondent : en pillant immédiatement toutes les céréales et toute la viande disponibles, en séparant militairement les zones déficitaires des zones excédentaires afin de pouvoir rapatrier les surplus de ces dernières, en déportant la population des zones excédentaires vers la Sibérie. en laissant la famine s’installer dans les grandes villes, en détruisant les grandes usines...

Le 8 novembre 1941, un autre document va plus loin encore : « Grâce à une production [...] agricole à bas prix et au maintien de la population locale à un faible niveau de vie, on pourra obtenir des excédents de production pour l’approvisionnement du Reich et des autres pays européens [...]. S’ouvriront en même temps pour le Reich des sources de recettes qui permettront de régler en quelques années le gros des dettes accumulées pour le financement de la guerre, et ce en épargnant le plus possible le contribuable allemand. »  (86) Le génocide planifié et, pour une part, réalisé contre la population soviétique devait donc apporter au Reich des avantages économiques à long terme, la Russie se voyant ramenée au statut d’Etat agraire et fournisseur de matières premières. Au ministre italien des Affaires étrangères, Göring annoncera, quinze jours plus tard : « Cette année, de 20 à 30 millions d’hommes mourront de faim en Russie. »  (87) Parmi ces victimes annoncées, les 600 000 habitants de Leningrad qui succomberont au cours du siège, les populations sous-alimentées, les centaines de milliers de juifs abattus par les Einsatzgruppen, mais aussi les quatre millions de prisonniers soviétiques, dont les trois quarts décéderont en quelques mois, fusillés en masse ou systématiquement affamés (voir chapitre « Les autres victimes du génocide »). Autant de cadavres qui n’embarrassent guère la conscience des technocrates du Plan quadriennal qui écrivent en octobre 1942 : « Comme la population des territoires [soviétiques] occupés a diminué [...] en moyenne d’un tiers et que l’allocation [annuelle] ne sera plus de 250 kilogrammes de blé comme en temps de paix, on peut compter ; avec la prochaine réalisation pacifique de la récolte sur un excédent supérieur d’un quart aux prévisions, si bien que non seulement le déficit allemand en farine, mais aussi le déficit européen pourront être couverts par le seul sud de la Russie (88). »

« Remplir nos camps d’esclaves du travail »

Selon Götz Aly et Susanne Heim, cette stratégie alimentaire génocidaire pourrait même expliquer la déportation et l’extermination des juifs hongrois. Nombre d’historiens ne s’expliquent pas cette page du génocide, écrite dans la hâte - et au détriment des priorités de la guerre - par les hommes d’Eichmann durant l’été 1944, alors que la défaite du IIIe Reich ne faisait plus de doute. La minorité juive représentait de 10 % à 14 % de la population hongroise. Or, suite à la perte de l’Ukraine (1943), les experts allemands en alimentation avaient exigé de Budapest la livraison de cinq fois plus de farine qu’en 1942 - au total 450 000 tonnes, soit 363 000 de plus. Coïncidence ou stratégie ? Ce dernier chiffre correspondait à l’alimentation d’un million de personnes, soit le nombre de juifs vivant en Hongrie. C’est pourquoi les deux historiens estiment « concevable » qu’avec les défaites subies par la Wehrmacht en Union soviétique, Berlin ait assigné à l’Europe du Sud-Est la fonction de « grenier » du Reich, et décidé d’y appliquer les mêmes mesures.

« La question de savoir si la décision prise en 1941 d’exterminer les juifs européens n’a pas aussi été déterminée par la volonté de réduire, pour des raisons de politique alimentaire, le nombre global d’habitants de l’Europe mérite d’être posée »  (89), ajoutent Aly et Heim. Cette interprétation leur est suggérée par a simultanéité des conceptions éliminationnistes mises en œuvre contre une partie de la population soviétique et contre l’ensemble de la minorité juive en Europe. Elle s’inspire aussi des textes mêmes des penseurs de l’Occupation. A l’instar d’un idéologue comme Seraphim qui, témoin de la « solution finale » en Ukraine, qualifie les exécutions de masse d’« atroces », mais y voit surtout la « liquidation d’une partie des bouches inutiles des villes ». Il rappelle que le prélèvement des excédents pour le Reich passe par « l’élimination des bouches inutiles (juifs, population des grandes villes ukrainiennes, comme Kiev, qui ne reçoivent plus aucun ravitaillement) ; 2. une réduction extrême des rations mises à la disposition des Ukrainiens des autres villes ; 3. la diminution de la consommation de la population paysanne »  (90). Commentaire de Aly et Heim : « La destruction de la minorité juive en Union soviétique s’insère ici dans la conception génocidaire développée par les spécialistes allemands de la nourriture. » Comme Seraphim, Backe se laissait guider par deux maximes : « La première voulait que, dans le combat que menait le peuple allemand, il fallait lui épargner jusqu’aux plus petites difficultés de ravitaillement ; l’autre était son antisémitisme inflexible : “Le judaïsme doit être exterminé en Europe”, notait-il en 1943 (91). »

Un bref aparté s’impose ici. Nombre d’hypothèses et de thèses des historiens allemands appellent évidemment débat Mais c’est particulièrement le cas de l’analyse proposée dans les deux derniers paragraphes. Sans contester les faits, impressionnants, énumérés par Götz Aly et Susanne Heim, leur conclusions pèchent peut-être, malgré une certaine prudence verbale, par leur caractère trop unilatéral. Tout se passe un peu comme si, pour mettre mieux en valeur les facteurs démographiques et économiques, longtemps ignorés, de la radicalisation du judéocide, nos deux historiens en sous-estimaient le considérable facteur idéologique. Dans la polémique suscitée par le livre de Daniel Jonah Goldhagen (92), ses détracteurs lui objectèrent, à juste titre nous semble-t-il, qu’aucune explication monocausale du génocide ne parviendrait jamais à en rendre pleinement compte. A trop valoriser le poids des problèmes alimentaires dans la décision d’exterminer industriellement les juifs d’Europe, Götz Aly et Susanne Heim risquent de tomber sous le coup du même reproche (voir chapitre « Facteurs et acteurs de la radicalisation »).

La veille de l’attaque contre l’Union soviétique, Himmler charge la section de la planification du Commissariat pour la la consolidation de la nation allemande de concevoir un « Plan général Est ». Trois semaines plus tard, Meyer lui soumet le premier projet. Une seconde version, plus modérée, verra le jour un an plus tard - et pour cause : entre-temps, une bonne partie des plans d’extermination avaient été réalisés. Les planificateurs, observent Aly et Heim, « se disputaient pour savoir si 30, 45 ou 51 millions de personnes devaient être chassées. Pour les experts en démographie, le meurtre, l’expulsion, la germanisation forcée, l’esclavage du travail, la restructuration sociale, la destruction de grandes villes et de centres industriels étaient aussi naturelles que la propagande moderne en faveur du contrôle des naissances » (93). Le Plan Est, comme ses prédécesseurs, prévoit de déplacer une bonne partie des populations soviétique et polonaise, d’en tuer une grande proportion et de germaniser les terres sur lesquelles elles vivaient jusque-là. Hitler lui-même s’en réjouit à l’avance : « Nous pourrons prendre nos pauvres familles de travailleurs de Thuringe ou des montagnes de l’Erz, par exemple, et leur donner de grands espaces. »  (94) Selon le Front du travail allemand, l’opération pourrait concerner 220 000 familles paysannes des zones « surpeuplées « de l’ancien Reich. En URSS comme en Pologne, exécutions de masse et déportations - en premier lieu celles des juifs - avaient fait place nette aux arrivants.

Dans l’esprit de ses auteurs, le Plan général conjuguait ravitaillement de l’ensemble de l’Europe centrale par les territoires occupés et domination allemande à long terme. C’est pourquoi les experts ès agriculture entendaient couper l’ouest de l’Union soviétique du reste du pays et - tout en sachant que cela signifierait la condamnation à mort de millions de gens - lier l’activité des régions céréalières du sud de l’URSS à l’Europe centrale. De même, les planificateurs envisageaient la quasi disparition de Leningrad, pour laquelle ils prévoyaient 200 000 habitants (contre 3,2 millions en 1939). Quant aux Marches du Reich, ces « points d’appui contre les Russes et les Asiatiques », elles seraient soumises à Himmler et à son appareil, qui, outre le maintien de l’ordre, assureraient le financement des projets criminels de la direction nazie en pillant les richesses des pays occupés et en exploitant le travail étranger. « Si, déclarera Himmler le 9 juin 1942, nous ne remplissons pas nos camps […] d’esclaves du travail, qui […] construiront nos villes, nos villages et nos fermes, alors nous n’aurons pas non plus, après une guerre de longues années, l’argent nécessaire pour équiper nos colonies de telle manière que de véritables Germains puissent y vivre et s’y enraciner dès la première génération. »  (95) Encore fallait-il trouver ces colons. Or, soulignent Aly et Heim, avec un million et demi de citoyens du Reich au lieu des cinq à six prévus, « le “peuple sans espace” ne comptait pas assez de membres pour réaliser les plans de colonisation du Grand espace de l’année 1942 »  (96). Ceci explique le recours aux Allemands de l’étranger, aux peuples « voisins » (Hollandais, Flamands, Danois, Norvégiens) et à la « germanisation » des parties « saines » des populations polonaise, soviétique et balte. C’est dire que les critères économico-démographiques se substituaient ici au concept de race - sauf que l’installation de ces millions de « Germains » et de « Germanisés » supposait la destruction de la minorité juive est-européenne et, au-delà, de millions de Polonais et de Soviétiques.

Une méthode rapide et bon marché de stérilisation

Critiquant l’insuffisance des projets de Meyer, qui prévoyait de n’expulser ou exterminer « que » 31 millions d’Européens de l’Est, le responsable « Race » du ministère de l’Est, Erhard Wetzel, évaluait, en avril 1942, le « bon » chiffre entre 46 et 51 millions, y compris 80 % à 85 % des Polonais. C’est qu’entre-temps le massacre battait son plein : le génocide des juifs avait commencé ; près de trois millions de prisonniers de guerre soviétiques étaient d’ores et déjà morts ; en outre, cinq millions de Soviétiques, soldats et civils, avaient perdu la vie ; plus de trois millions de Soviétiques et de Polonais avaient été déportés en Allemagne pour y travailler. Meyer escomptait donc atteindre rapidement les vingt millions de morts ou de déportés. Mais ce bilan ne suffisait pas aux dirigeants nazis : ils rêvaient de stériliser les « sous-hommes ». Réalisées sur les victimes de l’« Opération Euthanasie », puis sur des prisonnières juives et tziganes à Auschwitz et Ravensbrück, « les nouvelles expériences nous permettront vraisemblablement - annonçait Eichmann en octobre 1942 - de parvenir à une stérilisation sous une forme plus simple et selon un procédé plus court avant la fin de la guerre »  (97). Cette innovation était - selon Viktor Brack - de nature à arracher à la « solution finale », sur quelque dix millions de juifs européens, « deux-trois millions d’hommes et de femmes tout à fait aptes au travail [...]. Mais cela ne fonctionne que si, simultanément, on les rend inaptes à procréer »  (98). A en croire les déclarations de Rudolf Brandt, proche collaborateur de Himmler au procès des médecins à Nuremberg, ce dernier s’intéressait « au plus haut point à la définition d’une méthode rapide et bon marché de stérilisation, qu’on pourrait appliquer aux ennemis du Reich allemand comme les Russes, les Polonais et les juifs […]. La force de travail des personnes stérilisées ! pourrait être utilisée par l’Allemagne, mais leur capacité reproductrice serait annihilée. La stérilisation de masse faisait partie intégrante de la théorie raciale de Himmler »  (99).

Impatient, Himmler s’irritait de voir, malgré ses efforts, la germanisation du district de Lublin bloquée - même si la population juive avait été assassinée à Belzec et à Maïdanek en 1942. « J’ai regardé le Plan général Est, qui dans l’ensemble me plaît bien », écrivait-il alors, estimant néanmoins avoir été mal compris sur un point : « […] Ce plan de 20 ans doit comprendre la germanisation totale de l’Estonie et de la Lettonie ainsi que de l’ensemble du Gouvernement général. »  (100) C’est pourquoi il lança le « projet Zamosc », censé créer un district modèle de la rationalisation économique et sociale : tout reposait sur une sélection rigoureuse de sa population grâce aux travaux forcés, à la germanisation et à l’extermination. De novembre 1942 au début mars 1943, on expulsera ainsi plus de 100 000 personnes, les unes vers Auschwitz pour y mourir, les autres vers l’Allemagne pour y travailler. A l’inverse, en provenance d’Allemagne, des colons viendront à Zamosc, et des juifs seront déportés à Auschwitz. Par exemple, racontent Aly et Heim, « le même train transporta, du 25 janvier au 4 février 1943, d’abord 1 000 personnes de Zamosc à Berlin comme travailleurs forcés. Là, 1 000 juifs travaillant jusque-là dans l’armement et leurs proches furent entassés dans les wagons et transportés jusqu’à la gare d ’Auschwitz. D’où le train, vide, rentra à Zamosc, où il embarqua mille Polonais, classés inutiles ou dangereux, qu’il conduisit également à Auschwitz. [...] Si les Allemands de souche venant coloniser la région n’ont pas utilisé le même train, c’est seulement qu’étaient prévus à leur intention, non des wagons à bestiaux, mais des wagons de voyageurs. Ces trains-là roulaient en parallèle »  (101). On ne saurait mieux symboliser les « échanges » de population orchestrés par le Plan général Est. Certes, Zamosc échoua, mais il n’en témoigne pas moins de l’ambition des projets de colonisation à l’Est : servir d’« étincelles initiales à la forme nazie de la modernisation de l’Europe, avec d’un côté la restructuration sociale et de l’autre le meurtre de millions et de millions d’hommes “inutilisables” et “surnuméraires” »  (102).

Onze millions de juifs à exterminer

A l’exception de Heydrich, qui préside, on ne compte pas une seule des principales figures du régime dans le groupe de quinze hommes réunis, le 20 janvier 1942, dans une villa des bords du lac de Wannsee. Ces fonctionnaires représentent la chancellerie du Führer, celle du NSDAP, les différents ministères concernés et des « praticiens » expérimentés du génocide. La moyenne d’âge est de 41 ans. Rédigé par Eichmann, le protocole camoufle, derrière des termes comme « expulser » ou « évacuer », ce que Himmler, dans un discours secret, le 6 octobre 1943, appellera « une page de gloire de notre histoire qui ne sera jamais écrite », « un secret » que ses acteurs devront « emporter dans leur tombe ». Pour Aly et Heim, ce vocabulaire visait moins à garder le secret qu’à « rendre le génocide plus facilement gérable à l’aide de concepts aseptisés et à l’introduire dans le quotidien bureaucratique de l’Etat allemand » (103). Selon ces historiens, la décision même en a été prise entre avril et juillet 1941, datation que d’autres contestent (voir chapitre « Facteurs et acteurs de la radicalisation »). A Wannsee, en tout cas, on ne débat pas du principe mais des aspects techniques et organisationnels, avec la volonté de résoudre les conflits de compétences entre administrations et de trancher les divergences de vues. Il s’agit de coordonner la réalisation du génocide. Après avoir rappelé la mission que lui a confiée Göring, Heydrich dresse un premier bilan : d’abord l’émigration forcée de 537 000 juifs allemands, autrichiens et tchèques de 1933 jusqu’au 31 octobre 1941 ; puis l’évacuation à l’Est, la ghettoïsation et enfin les camps. Mais la discussion porte essentiellement sur la généralisation du judéocide.

Onze millions : c’est le nombre de juifs concernés par la « solution finale », selon un document distribué aux participants, qui en établit la liste, pays par pays, tout en précisant combien ont déjà disparu : l’Estonie est présentée comme « libérée des juifs », la Lettonie n’en compte plus que 3 500 sur 60 000, la Lituanie 34 000 sur 200 000, la Serbie 10 000 sur 30 000... Si l’Union soviétique est citée en dernier, c’est - supposent Aly et Heim - que les génocideurs y procèdent différemment : ils ne déportent pas les juifs, mais les fusillent à proximité de chez eux. A l’automne 1941, en Lettonie comme en Biélorussie, certains de ces meurtres - incluant femmes, enfants et personnes âgées - suscitèrent des remous dans la population. Quelques semaines avant Wannsee, Himmler dut donc se résoudre à les limiter - sauf en URSS. Heydrich lui fait écho durant la conférence, suggérant d’éviter de telles « actions ». Si, à l’époque, les premiers centres d’extermination, Auschwitz et Chelmno, expérimentent le gazage de leurs victimes, le protocole de Wannsee n’y fait pas explicitement référence. Paradoxalement, c’est le problème, récurrent, des « métissés » (Mischlinge) et des « couples mixtes » (voir chapitre « L’Allemagne déjudaïsée ») qui mobilise le plus les participants à la réunion. Heydrich y plaide pour exterminer aussi les « demi juifs », au prix d’une révision des lois de Nuremberg. Devant les réticences, il devra se « contenter » d’une stérilisation des Mischlinge au premier degré. Autre divergence, l’ordre des priorités : alors que le chef de la Sécurité entend exterminer d’abord les juifs du Reich et du Protectorat, le Gouvernement général, par la voix de son représentant, le secrétaire d’Etat Josef Bühler, insiste pour que « ses » juifs soient les premiers exterminés, car d’une part « les problèmes de transport n’y jouent pas un rôle primordial » et, de l’autre, « des raisons liées à l’emploi de la main-d’œuvre n’entraveront pas le cours de l’action […]. Des quelque deux millions et demi des juifs concernés, la majorité est en outre inapte au travail »  (104). La suite est connue.

« Alors que le rapport entre les théories eugénistes, la pratique eugéniste des stérilisations forcées et finalement les meurtres par euthanasie n’est pas contesté, estiment Götz Aly et Susanne Heim dans leurs conclusions, le lien entre la théorie de la surpopulation et la politique génocidaire comme forme radicale de la pratique de la politique démographique n’a jamais été traité. n s’agit pourtant de deux aspects d’une conception identique : de la même manière que des anthropologues, des médecins et des biologistes contemporains concevaient I’isolement et l’extermination d’“êtres inférieurs”, à l’aune de critères racistes et de normes de performance, comme une méthode scientifique [...] pour l’“assainissement du corps du peuple”, des économistes, des experts agricoles et des responsables de l’aménagement du territoire travaillaient à un “assainissement de la structure sociale” des régions sous-développées de l’Allemagne et de toute l’Europe. » De cette conception découla la mise en œuvre d’une « politique démographique négative », à base d’« expulsion », mais aussi de « déportation et de travaux forcés, de ghettoïsation, de déplacement de personnes vers des zones de famine artificiellement créée, de tentatives de contrôle des naissances et de génocide ». Conçue et théorisée par une bureaucratie entourée de chercheurs et d’experts de toutes disciplines, cette stratégie s’inspirait d’« un système de valeurs baignant dans l’idéologie raciste et le darwinisme social, selon lequel les êtres humains devaient être privilégiés, réduits à l’esclavage ou “supprimés” ». Grâce à ce consensus, les membres de cette « élite académique la plus jeune et la plus flexible ayant jamais dominé l’Allemagne “se sentaient” libres de réaliser leurs utopies [...] d’autant plus facilement qu’ils étaient encouragés par l’idéologie dominante à écarter les objections morales et les doutes de la conscience »  (105).

Les planificateurs entendaient imposer leur nouvel ordre européen par une « révolution d’en haut », qui réglerait « définitivement » et « totalement » tous les conflits, comme sur une introuvable « table rase ». D’où le recours à la violence militaire et policière. D’où la décision de débarrasser l’Europe, au nom de sa modernisation, de plusieurs dizaines de millions de « bouches inutiles » et en premier lieu les juifs. Dans un premier temps, cette volonté d’évincement se distingua du génocide systématique à venir. Toutefois, précisent Aly et Heim, même les pères du « projet Madagascar » savaient que de très nombreux juifs y périraient. De surcroît, une situation schizophrénique se créa : d’un côté, l’expulsion de foules considérables semblait devenir une possibilité rapidement réalisable, de l’autre les ghettos, conçus comme provisoires, s’institutionnalisaient et tentaient vainement de s’autofinancer. Pendant ce temps, poursuivent les auteurs, « les employés et médecins allemands faisaient l’expérience technique et socio-psychologique de l’euthanasie », dont la leçon essentielle se résumait ainsi : « Le génocide est faisable, et, dans la population allemande, la disponibilité à accepter un tel crime est élevée. La décision d’assassiner les juifs européens a aussi été précédée par celle de faire mourir de faim des millions de prisonniers de guerre et de civils en Union soviétique. Entre, d’un côté, ces expériences et ces options de principes en matière d’alimentation et de colonisation, et, de l’autre, la destruction des juifs européens existait un rapport conceptuel : les plans politico-démographiques pour une nouvelle Europe. » C’est dans ce cadre que la direction nazie choisira de perpétrer « le génocide aussi bien du judaïsme européen, des Sinti et des Roms que d’une partie de la population polonaise et soviétique ». Le judéocide fut, « dans les conditions de la guerre, la partie la plus avancée et la plus largement réalisée de plans d’extermination beaucoup plus vastes »  (106).

Unicité ?

Durant la fameuse « querelle des historiens » allemands, « l’unicité du génocide », concluent Götz Aly et Susanne Heim , fut opposée aux « tentatives visant à relativiser le passé afin de soulager la conscience allemande ». Mais, ce faisant, « on a souvent confondu l’“unicité” et “le fait de ne se produire qu’une fois” - et répondu à la question de savoir si ces crimes pouvaient se répéter par un “non” implicite ». Et pourtant ce livre souligne la « continuité de nombreuses carrières intellectuelles » et la « modernité de la planification », ainsi que, après guerre, l’impunité des planificateurs et même l’absence de réflexion sur leurs méthodes. Certes, reconnaissent les auteurs, « les conditions historiques extérieures se sont modifiées en 1945 de manière durable, mais pas absolument irréversible. La conjoncture historique qui rendait ces plans meurtriers réalisables n’existe plus ici et maintenant. Peut-être ne peut-elle exister qu’une seule fois. Mais la pensée conceptuelle qui fit du génocide l’instrument “sensé” d’une planification politique des structures et du développement reste toujours actuelle »  (107).

(1) Le Monde, 12 juin 1997.

(2) Götz Aly et Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Plane fur eine neue europäische Ordnung, édition originale Hoffmann und Campe Verlag, Hambourg, 1991, réédité chez Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1993 et 1997. C’est cette dernière édition qui est citée ici.

(3) Ibidem, p. 11.

(4) Franz Neumann, Behemoth. Struktur und Praxis des Nationalsozialismus 1933-1944. La première édition, chez Oxford University Press (New York), date de 1942. Une traduction en français - Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme 1933-1944 - a été publiée chez Payot, Paris, 1987.

(5) Aly et Heim. op. cit, p. 13-14.

(6) Ibidem, p. 14- 15.

(7) Ibidem. p. 15.

(8) Ibidem, p. 16.

(9) Ibidem, p. 49-50.

(10) Ibidem, p. 51.

(11) Ibidem, p. 52.

(12) Ibidem, p. 53.

(13) Ibidem, p. 58-60.

(14) Ibidem, p. 60.

(15) Ibidem, p. 62.

(16) Ibidem, p. 63.

(17) Groupes, dits d’intervention, chargés des massacres de civils à l’Est.

(18) Aly et Heim, op. cit., p. 64.

(19) La partie de la Pologne envahie par l’Allemagne en 1939 est découpée en territoires annexés au Reich et territoires occupés, baptisés Gouvernement général (avec notamment Varsovie, Lublin et Cracovie).

(20) Ibidem, p. 65.

(21) Ibidem, p. 76.

(22) Ibidem, p. 92.

(23) Ibidem, p. 93.

(24) Ibidem, p. 96.

(25) Ibidem, p. 97.

(26) Ibidem, p. 99. Seraphim estime à 3,1 millions, soit 43 %, le nombre de juifs pauvres à l’Est.

(27) Ibidem, p. 102.

(28) Ibidem, p. 103.

(29) lbidem, P. 107.

(30) Ibidem, p. 115. Des sources russes récentes estiment à neuf millions le nombre total des victimes des déplacements de population et de la famine.

(31) Ibidem, p. 118.

(32) Ibidem, p. 125.

(33) Ibidem, p. 126.

(34) Ibidem, p. 127.

(35) Ibidem, p. 128.

(36) Située au nord-ouest de l’Ukraine, jusqu’à la frontière de la Biélorussie.

(37) Ibidem, p. 13.

(38) Ibidem, p. 139.

(39) Ibidem, p. 140-141.

(40) Ibidem, p. 159.

(41) Ibidem, p. 160.

(42) Ibidem, p. 163.

(43) Ibidem, p. 169.

(44) Ibidem, p 171.

(45) Ibidem, p 175.

(46) Ibidem, p. 176.

(47) Ibidem, p. 183.

(48) Ibidem, p. 184-185.

(49) Ibidem, p. 204.

(50) Ibidem, p. 206.

(51) Ibidem, p. 209.

(52) Ibidem, p. 210.

(53) Ibidem, p. 211.

(54) Ibidem, p. 212-213.

(55) Ibidem, p. 215-216.

(56) Ibidem, p. 218.

(57) Ibidem, p. 224.

(58) Ibidem, p. 225.

(59) Ibidem, p. 226-227.

(60) Ibidem, p. 227.

(61) Ibidem, p. 228.

(62) Ibidem, p. 229.

(63) Ibidem, p. 231.

(64) Ibidem, p. 250-251.

(65) Ibidem, p. 254.

(66) Ibidem, p. 257.

(67) Ibidem, p. 258.

(68) Ibidem, p. 259.

(69) Celle-ci fonctionnait comme un secrétariat de Hitler.

(70) Aly et Heim, op. cit., p. 259-260.

(71) Ibidem, p. 303.

(72) Ibidem, p. 307.

(73) Ibidem, p. 310.

(74) Ibidem, p. 331.

(75) Ibidem, p. 339.

(76) Ibidem, p. 341.

(77) Ibidem, p. 345

(78) Ibidem, p. 347.

(79) Ibidem, p. 362.

(80) Ibidem, p. 359.

(81) Ibidem, p. 361.

(82) Ibidem, p. 369.

(83) Ibidem, p. 370.

(84) Ibidem, p. 373.

(85) Ibidem, p. 374.

(86) Ibidem, p. 376-377.

(87) Ibidem, p. 382. La volonté nazie d’affamer les Soviétiques a fait l’objet d’une tentative de réfutation de la part de Jean Stengers, sous le titre « Himmler et l’extermination de 30 millions de Slaves », dans la revue Vingtième siècle, Paris, juillet-septembre 2001.

(88) Ibidem, p. 390.

(89) Ibidem, p. 391-392.

(90) Ibidem, p. 392-393.

(91) Ibidem, p. 393.

(92) Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Seuil, Paris, 1997.

(93) Aly et Heim, op. cit, p. 397-398.

(94) Ibidem, p. 399.

(95) Ibidem, p. 416.

(96) Ibidem, p. 403.

(97) Ibidem, p. 417.

(98) Ibidem, p. 420.

(99) Ibidem, p. 421.

(100) Ibidem, p. 433.

(101) Jusque-là préservés par leur contribution à l’effort de guerre, des « juifs de l’armement » se virent condamnés par l’arrivée de travailleurs forcés polonais.

(102) Aly et Heim, op. cit., p. 437.

(103) Ibidem, p. 454. La villa où se tint la conférence de Wannsee est devenue un musée, qui abrite une excellente exposition de photographies et de documents sur l’histoire du nazisme et du génocide.

(104) Ibidem, p. 471.

(105) Ibidem, p. 481-487.

(106) Ibidem, p. 487-491.

(107) Ibidem, p. 492.

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