François FILLON, notre valet [le blog de Descartes]
On sait depuis fort longtemps que la Roche Tarpéienne n’est jamais loin du Capitole. Winston Churchill, qui pourtant n’était pas un homme à briller pour sa modestie, recommandait aux hommes politiques grisés par les foules accourues à leurs meetings de se souvenir que si au lieu de venir pour parler ils étaient venus pour être pendus, la foule serait deux fois plus importante. L’affaire Fillon – ou plutôt « les » affaires Fillon, car on en découvre une nouvelle avec chaque édition du Canard Enchaîné – illustre jusqu’à l’excès ces maximes.
Voici un homme à qui tout, il n’y a pas un mois, souriait. Une primaire de la droite menée tambour battant et remarquablement organisée lui avait permis d’éliminer les deux favoris et de s’imposer confortablement. L’impopularité du gouvernement, la division de la gauche, l’incurie des socialistes faisaient de son élection une pure formalité. Il avait même réussi à détrôner Marine Le Pen de la première place que tous les sondages lui assuraient depuis des mois. Et puis, patatras ! Un article de l’hebdomadaire satirique paraissant le mercredi a suffit pour tout mettre par terre. Voila François Fillon conspué, affaibli. Voilà les « barons » de la droite qui réflechissent à d’autres candidats, à d’autres configurations. Voilà Macron qualifié au deuxième tour…
Bien entendu, il ne faut pas être naïf. La politique de la France ne se fait pas au Canard, et l’hebdomadaire satirique a publié des accusations bien plus graves sur d’autres personnalités sans que cela provoque plus qu’une réponse amusée de l’opinion. Si l’étincelle a provoqué l’incendie qui ravage tout sur son passage, c’est parce qu’il s’est trouvé de très nombreux pyromanes pour jeter de l’essence sur son passage. Fillon est victime de sa propre folie, certes, et j’y reviendrai. Il est surtout victime d’une convergence d’intérêts entre les libéraux de droite, qui sont effrayés par l’euroscepticisme et le conservatisme du candidat et n’ont toujours pas digéré sa victoire aux primaires, et les libéraux de gauche qui voient l’opportunité de mettre sur orbite leur candidat, Emmanuel Macron. L’alliance de ces deux groupes, qui représentent peu de chose électoralement mais qui ont un pouvoir de nuisance politique et médiatique énorme, aboutit à la curée que nous pouvons observer aujourd’hui. Quand Le Figaro et l’Obs sont d’accord pour descendre un candidat, quand France 2 et BFM-TV participent ensemble à la curée, quand même ARTE s’y met on, peut raisonnablement se poser des questions.
Fillon n’avait certes pas eu la naïveté de croire que le fait d’avoir gagné la primaire faisait de lui le chef. La meilleure preuve est l’organigramme de son équipe de campagne. On peut s’attendre d’un candidat à la présidence de la République qu’il forme une équipe resserrée, efficace, composée de gens en qui il a une confiance absolue et de techniciens compétents. Au lieu de ça, on trouve une équipe pléthorique dont on peut penser qu’elle a été constituée avec le souci de ne laisser dehors aucun des « barons » de LR, de ne fâcher personne. Fillon a beau avoir gagné la primaire, il n’est pas pour autant le « patron ». Sur beaucoup de questions – et notamment ses choix européens – les positions de Fillon heurtent l’aile « libérale » de LR. Les « barons » l’ont accepté comme candidat parce qu’ils n’ont pas le choix, mais leur ralliement n’est qu’opportuniste. Et s’il venait à trébucher et tomber, lui ou un autre… On voit là encore un des effets pervers des « primaires » à la française : le vote des sympathisants n’engage pas les militants d’un parti, et le processus peut aboutir à légitimer comme candidat une personnalité dont la majorité du parti n’en veut pas.
Mais, au-delà d’une campagne de démolition plus ou moins organisé, cette affaire – qui n’est qu’une dans une longue liste – pose pour moi un problème fondamental qu’il faut prendre à bras le corps, à savoir, ce qui motive les hommes – et les femmes, n’oublions pas les femmes – qui sont censés gouverner en notre nom. Pourquoi ces hommes et ces femmes, qui jouissent de la reconnaissance publique, qui ont à leur disposition toutes sortes d’avantages, qui travaillent dans de beaux bâtiments et qui sont payés décemment ont-il recours à des ruses de Sioux pour arrondir leur fins de mois ? Pourquoi Fillon, maire, député, premier ministre prend un risque énorme pour augmenter son revenu en salariant fictivement son épouse ?
Il est grand temps de remettre en cause cette idée d’une caste politique et administrative qui vivrait dans le luxe et la volupté. Ce n’est tout simplement pas vrai. Un député gagne quelque 7000€ (bruts) par mois, un directeur d’administration centrale 9.000€, un ministre 10.000€, un président de la République 15.000€. Cela semble des chiffres énormes vu du point de vue de madame Michu. Mais les députés et les ministres ne se recrutent pas, on l’espère, chez les madame Michu. Nous voulons avoir des députés, des directeurs, des ministres, des présidents cultivés, intelligents, ayant fait de bonnes études et ayant une large expérience personnelle et professionnelle. Or, les gens qui ont toutes ces qualités ont d’autres alternatives professionnelles beaucoup mieux payées : un directeur dans une boîte privée gagne souvent au dessus de 10.000€ par mois, avec des à-côtés bien supérieurs et des risques bien moindres.
Mais surtout, il y a l’autre plateau de la balance. Le métier politique a toujours été un métier dur. Non seulement il implique une masse de travail considérable qui ne s’arrête pas aux 35 heures réglementaires, mais il maintient une pression constante autant sur la vie publique que sur la vie privée. Un homme politique, pour le dire vite, ne s’appartient pas. Ses habitudes, ses vices, ses actions tant publiques que privées sont réglées par ce que ses électeurs attendent de lui. Votre vie, votre carrière professionnelle peuvent être détruits par un faux pas ou tout simplement par une calomnie. Et pour couronner le tout, vous êtes dès votre élection suspect. Suspect d'ambition démesurée, de manque de probité, de démagogie, bref, de tous les vices de la terre. Qui s’engagerait dans une telle galère sans contrepartie ?
Bien sur, nous aimerions tous que nos hommes politiques soient désintéressés, qu’ils se consacrent à la chose publique motivés exclusivement par leur sens civique, et non par les avantages qu’ils peuvent en tirer. Mais c’est là une position profondément irréaliste. Les gens ne fonctionnent pas comme ça, et personne ne s’impose efforts et privations s’il n’en tire pas une récompense, matérielle ou symbolique. Je sais, on va me sortir l’exemple emblématique du général De Gaulle – et il est loin d’être le seul. Mais ce type de dévouement n’est possible que dans un cadre symbolique, celui qui consiste à croire que notre action change l’Histoire, et que l’Histoire saura s’en souvenir. Pour que ça marche, il faut que la société alimente ce type de mégalomanie – car c’en est une – par le discours, par les actions symboliques, par un fonctionnement qui lui correspond. Pour que ces gens puissent se croire des dieux, encore faut-il que la société accepte de les prendre pour tels.
Or, notre société va aujourd’hui dans le sens inverse, celui de la démythification. Depuis 1968, de « déconstruction » en « présidence normale », on a cherché à dépouiller de ses oripeaux symboliques toute investiture, toute fonction politique. Nous versons collectivement une larme aujourd’hui sur De Gaulle et sa vision de la grandeur, mais il faut se souvenir qu’il y a un demi-siècle, lorsqu’on avait le De Gaulle réel devant nous, plus que la grandeur on voyait une baudruche qu’il était indispensable de faire éclater. Et on a réussi : aujourd’hui, n’importe qui se permet d’interpeller un ministre, un président de la République sans que la fonction n’implique la moindre crainte révérencielle, le moindre respect. A force de faire de « l’irrévérence » et « l’insolence » deux vertus cardinales, notre système a remis les hommes politiques à leur place, celle du valet dont on contrôle les faits et gestes et dont on suspecte qu’il nous vole si on a les yeux tournés. Mais dans ces conditions, pourquoi s’étonner que nos hommes politiques se comportent comme des valets, fourbes et vénaux, cherchant à plaire à leur maître quand celui-ci est présent, à lui soustraire autant que possible quand il ne fait pas attention ? D'autant plus que le peuple fait un maître particulièrement insupportable, toujours plus rapide à injurier son valet qu'à le remercier...
Le grand paradoxe, c’est qu’une partie de l’électorat considère – et les démagogues de tous bords le maintiennent dans cette croyance - le fait de détenir une fonction politique comme un privilège, et non comme un boulot dur, difficile et même dangereux. On explique même que puisqu’il y a une dizaine de candidats pour chaque siège, c’est que le boulot doit être attractif. Certes, il y a beaucoup de candidats pour chaque poste… mais combien d’entre eux sont de qualité ? Combien d’hommes et des femmes compétents et expérimentés sont prêts à laisser leur carrière professionnelle de côté pour aller dans la politique ? De moins en moins… et il n’y a qu’à regarder la trajectoire de nos actuels ministres ou de nos candidats prospectifs à la présidence pour s’en convaincre. Un expert judiciaire avait scandalisé le Landerneau en déclarant « si on paye les experts comme des femmes de ménage, on a des expertises de femme de ménage ». Il n’avait pourtant pas tort : si notre personnel politique se dégrade, s’il y a de moins en moins de candidats de qualité à l’entrée de l’ENA et de plus en plus dans les écoles de commerce, il y a bien une raison. Et la raison est qu’on a réduit les contreparties de la fonction politique à des limites indécentes. C’est un peu vrai pour la rémunération matérielle, c’est surtout vrai pour la rémunération symbolique.
Et le pire, c’est que ça continue. A chaque fois qu’un élu traverse la ligne rouge, on a droit aux cris d’orfraie, puis à la réforme qui « renforce le contrôle et la transparence » par une nouvelle inquisition tout aussi inefficace que la transparente. Certains proposent même d’institutionnaliser la méfiance en multipliant procédures de contrôle « citoyennes », mandat impératif et référendums révocatoires. Expliquez moi : dans ce monde de suspicion, de contrôle, ou l’élu n’a aucun espace de liberté et passe son temps à rendre des comptes sous la menace permanente d’une révocation, qui aura envie de s’engager dans des fonctions politiques ? Est-il sérieux de concevoir un système politique qui ne peut fonctionner que si l’on trouve suffisamment de saints pour l’actionner ?
Il faut revenir à la raison : l’homme politique est d’abord un homme, et comme tel, imparfait. Ceux qui sollicitent nos suffrages ne sont pas des saints, et de temps en temps ils commettront des actes contraires à l’éthique et même à la loi. Comme chacun d’entre nous, soyons honnêtes : qui n’a jamais payé un artisan au noir, acheté quelque chose « tombée du camion » ou sauté les contrôles du métro ? Que le premier qui n’a pas péché jette aux politiques la première pierre. Et si les politiques prétendent devant nous être irréprochables – c’est là à mon sens la plus grosse faute politique de Fillon dans cette affaire – c’est surtout parce que nous sommes suffisamment stupides pour exiger d’eux un tel engagement. Et stupide est bien le mot : barrer la route des fonctions politiques aux hommes qui accessoirement sont capables de salarier fictivement leur femme ou de payer une barre chocolatée avec la carte bleue du ministère, c’est se priver de compétences qui ne courent pas les rues. La France se porterait-elle mieux si elle n’avait pas eu Colbert et Richelieu, Talleyrand et Napoléon ? Bien sur que non.
La finalité des institutions n’est pas la recherche la perfection, mais d’assurer que les infractions restent dans le domaine du raisonnable. Et les citoyens ne sont d’ailleurs pas dupes : l’exemple des Balkany montre que les électeurs sont parfaitement prêts à réélire un édile qui gère efficacement sa ville même s’il augmente sa rémunération par des moyens que la morale reprouve. Colbert, Richelieu, Talleyrand ou Napoléon ont bénéficié en leur temps de la même mansuétude : lorsqu’on gouverne bien, les citoyens sont prêts à fermer les yeux.
En tant que citoyens, nous avons le droit de savoir que François Fillon a salarié fictivement sa femme. C’est un élément parmi d’autres dans notre choix d’un président de la République. Ce qui est détestable dans cette affaire, c’est la manière dont on cède au puritanisme à l’anglo-saxonne – encore une opportunité pour nos élites de se frapper la poitrine sur le mode « c’est mieux ailleurs » - en faisant de ce faux pas une question fondamentale, une faute éliminatoire. Non, ce n’est pas vrai que celui qui vole un œuf vole un bœuf. Des hommes peuvent être mesquins sur les petites questions, et irréprochables sur les grandes. Et vice-versa. Alors, qui préférons nous voir à la présidence de la République ? Napoléon ou mère Teresa ?
La politique, c’est l’art du possible. Et les institutions politiques doivent être bâties pour fonctionner avec les hommes tels qu’ils sont, et non tels qu’ils devraient l’être. La cité de dieu n’est pas de ce monde…
Descartes
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