La révolution syrienne qui n’existait pas. Par Stephen Gowans. Partie II. (A suivre)
La partie II
(La suite)
La brutalité comme déclencheur ?
Est-il raisonnable de penser que l’usage de la force par l’État syrien a déclenché la guerre de guérilla qui a éclaté peu après ?
Cela incite à croire qu’une sur-réaction des forces de sécurité à une contestation de l’autorité du gouvernement dans la ville syrienne de Daraa (s’il y a eu en effet une sur-réaction) pourrait déclencher une guerre majeure impliquant de nombreux autres États, et mobilisant des djihadistes de nombreux pays. Il faudrait ignorer une foule de faits discordants pour commencer à donner même un soupçon de crédibilité à cette théorie.
Premièrement, nous devrions ignorer la réalité que le gouvernement d’Assad était populaire et considéré comme légitime. On pourrait soutenir qu’une réponse autoritaire par un gouvernement hautement impopulaire à une contestation banale à son autorité aurait pu fournir l’étincelle nécessaire au déclenchement d’une insurrection populaire, mais nonobstant l’insistance du président américain Barack Obama sur le manque de légitimité d’Assad, il n’y a aucune preuve que la Syrie, en mars 2011, était une poudrière de ressentiment populaire contre le gouvernement, prête à exploser. Comme Rania Abouzeid du Time l’a rapporté à la veille des émeutes de Daraa, « même les critiques concèdent qu’Assad est populaire » 44 et que « personne ne s’attend à des soulèvements de masse en Syrie, et en dépit d’une manifestation de dissidence de temps en temps, très peu veulent y participer » 45.
Deuxièmement, nous devrions écarter le fait que les émeutes de Daraa n’impliquaient que quelques centaines de participants, à peine un soulèvement de masse, et que les manifestations suivantes ont également échoué à rassembler une masse critique, comme l’a rapporté Nicholas Blanford du Time46. De même, Anthony Shadid du New York Times n’a pas trouvé de preuve qu’il y avait de l’agitation populaire en Syrie, même plus d’un mois après les émeutes de Daraa 47. Ce qui s’est passé, contrairement à la rhétorique propagée par Washington sur le Printemps arabe éclatant en Syrie, était que des djihadistes étaient engagée dans une guerre de guérilla contre les forces de sécurité syriennes et qu’ils avaient, en octobre, ôté la vie à plus de mille policiers et soldats.
Troisièmement, nous devrions fermer les yeux sur le fait que le gouvernement des États-Unis, avec son allié britannique, avait conçu des plans en 1956 pour provoquer une guerre en Syrie en recrutant les Frères musulmans pour fomenter des soulèvements internes 48. Les émeutes de Daraa et les affrontements armés avec la police et les soldats qui ont suivi ressemblaient au plan que le spécialiste des changements de régime Kermit Roosevelt avait préparé. Cela ne veut pas dire que la CIA a dépoussiéré la proposition de Roosevelt et l’a recyclée pour l’utiliser en 2011 ; seulement que le complot a montré que Washington et Londres étaient capables de planifier une opération de déstabilisation impliquant une insurrection dirigée par les Frères musulmans, pour provoquer un changement de régime en Syrie.
Nous devrions aussi ignorer les événements de février 1982, lorsque les Frères musulmans ont pris le contrôle de Hama, la quatrième plus grande ville de Syrie. Hama était l’épicentre du fondamentalisme sunnite en Syrie et une importante base d’opération pour les combattants djihadistes. Galvanisés par la fausse nouvelle qu’Assad avait été renversé, les Frères musulmans se sont livrés à un carnage jubilatoire et sanguinaire dans la ville, attaquant les postes de police et assassinant les dirigeants du Parti Baas et leurs familles, ainsi que des responsables gouvernementaux et des soldats. Dans certains cas, les victimes ont été décapitées49, une pratique qui serait ressuscitée des décennies plus tard par les combattants d’État islamique. Tous les responsables du Baas de Hama ont été assassinés50.
Les événements de Hama en 1982 sont généralement rappelés en Occident (s’ils le sont), non pas pour les atrocités perpétrées par les islamistes, mais pour la réponse de l’armée syrienne, une réponse comme on l’attendrait de n’importe quelle armée recourant à l’usage de la force pour restaurer un contrôle souverain sur le territoire saisi par les insurgés. Des milliers de soldats ont été déployés pour reprendre Hama aux Frères musulmans. L’ancien fonctionnaire du Département d’État américain William R. Polk a décrit les conséquences de l’assaut de l’armée syrienne sur Hama comme semblable à l’assaut des Américains sur la ville irakienne de Falloudjah en 200451, (la différence étant, bien sûr, que l’armée syrienne intervenait en toute légitimité sur son propre territoire tandis que l’armée étasunienne agissait de manière illégitime comme force d’occupation pour réduire la résistance à celle-ci). Le nombre de morts dans l’assaut de Hama reste cependant un sujet de discussion. Les chiffres varient. « Un article précoce dans le Time a dit qu’il y avait eu 1 000 tués. La plupart des observateurs estiment que 5000 personnes sont mortes. Des sources israéliennes et les Frères musulmans » – ennemis jurés des nationalistes arabes laïcs qui avaient donc intérêt à exagérer le nombre des victimes – « ont prétendu que le nombre de morts dépassait les 20 00052. » Robert Dreyfus, qui a écrit sur la collaboration de l’Occident avec l’islam politique, soutient que les sources occidentales ont délibérément exagéré le nombre de morts, dans le but de diaboliser les baasistes comme des tueurs sans pitié et que les baasistes ont accepté le mensonge pour intimider les Frères musulmans53.
Lorsque l’armée syrienne a trié les décombres de Hama au lendemain de l’assaut, elle a trouvé la preuve que des gouvernements étrangers avaient fourni aux insurgés de l’argent, des armes et du matériel de communication. Polk écrit :
« Assad a vu des fauteurs de troubles étrangers travailler au sein de sa population. Cela, après tout, était l’héritage émotionnel et politique de la domination coloniale – un héritage douloureusement évident dans la plus grande partie du monde post-colonial, mais qui passe presque inaperçu dans le monde occidental. Et cet héritage n’est pas un mythe. C’est une réalité que nous pouvons souvent vérifier sur des documents officiels, des années après les événements. Hafez al-Assad n’a pas eu besoin d’attendre que ces documents fuitent : ses services de renseignement et des journalistes internationaux ont révélé des douzaines de tentatives des riches pays pétroliers conservateurs arabes, des États-Unis et d’Israël de subvertir son gouvernement. La plupart ont utilisé les« mauvais coups », la propagande ou des injections de fonds, mais il est intéressant de noter que lors du soulèvement de Hama en 1982, plus de 15 000 mitrailleuses fournies par l’étranger ont été saisies, ainsi que des prisonniers incluant des forces paramilitaires formées par les forces jordaniennes et la CIA (tout comme les djihadistes qui apparaissent tellement dans les récits des médias de 2013 sur la Syrie). Et ce que nous avons vu en Syrie a été confirmé par ce que nous avons appris des changements de régime par les Occidentaux ailleurs. Il connaissait certainement la tentative de la CIA d’assassiner le président égyptien Nasser et le renversement du Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh par les Anglais et les Américains. »54
Dans son livre From Beirut to Jerusalem, le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman écrit que « le massacre de Hama peut être compris comme ‘la réaction naturelle d’un politicien moderniste dans un État-nation relativement nouveau, tentant d’éviter les éléments rétrogrades – dans ce cas, les fondamentalistes islamistes – visant à saper tout ce qu’il a réalisé pour faire de la Syrie une république laïque du XXe siècle’. » C’est aussi pourquoi, poursuit Friedman, « si quelqu’un avait été en mesure de réaliser un sondage d’opinion objectif en Syrie après le massacre, le traitement par Assad de la rébellion aurait aurait été largement approuvé, même parmi les musulmans sunnites. »55
Le déclenchement d’un djihad islamiste sunnite contre le gouvernement syrien dans les années 1980 remet en question la vision que l’islam sunnite militant au Levant est un résultat de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 et des polices sectaires pro-chiites des autorités d’occupation étasuniennes. Cette vision est myope historiquement, aveugle à l’existence depuis des décennies de l’islam politique sunnite comme force importante dans la politique levantine. Depuis le moment où la Syrie a été formellement indépendante de la France après la Seconde Guerre mondiale, pendant les décennies suivantes au XXe siècle et jusqu’au siècle suivant, les forces principales en présence en Syrie étaient le nationalisme arabe laïc et l’islam politique. Comme le journaliste Patrick Cockburn l’a écrit en 2016, « l’opposition armée syrienne est dominée par ISIS, al-Nusra et Ahrar al-Sham. » La « seule alternative au gouvernement (nationaliste arabe laïc), ce sont les islamistes »56. Et c’est le cas depuis longtemps.
Enfin, nous devrions aussi ignorer le fait que les stratèges étasuniens avaient planifié depuis 2003, et peut-être déjà en 2001, d’écarter Assad et son idéologie nationaliste arabe laïque du pouvoir, finançant l’opposition syrienne, y compris les groupes liés aux Frères musulmans, depuis 2005. En conséquence, Washington s’est dirigé vers le renversement d’Assad avec le but de dé-baasifier la Syrie. Une guérilla islamiste contre les nationalistes arabes laïcs aurait eu lieu, indépendamment du caractère excessif ou non de la réponse du gouvernement syrien à Daraa. Le jeu était déjà en cours, et on cherchait un prétexte. Daraa l’a fourni. Donc l’idée que l’arrestation de deux garçons à Daraa pour avoir peint des graffitis anti-gouvernement sur un mur puisse provoquer un conflit majeur est aussi crédible que celle de la Première Guerre mondiale causée uniquement par l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand.
Syrie socialiste
Le socialisme peut être défini de plusieurs manières, mais s’il l’est comme la propriété publique des secteurs clé de l’économie jointe à une planification économique, alors la Syrie, en vertu de ses Constitutions de 1973 et de 2012, correspond clairement à la définition du socialisme. Cependant, la République arabe syrienne n’a jamais été un État socialiste ouvrier du genre de celle que les marxistes reconnaissent. Il a été, plutôt, un pays arabe socialiste animé par le but de parvenir à l’indépendance politique arabe et de surmonter l’héritage du sous-développement de la nation arabe. Les rédacteurs de la Constitution voyaient le socialisme comme un moyen de parvenir à la libération nationale et au développement économique. « La marche vers l’établissement d’un ordre socialiste », écrivaient les rédacteurs de la Constitution de 1973, est une « nécessité fondamentale pour mobiliser les potentialités des masses arabes dans leur lutte contre le sionisme et l’impérialisme ». Le socialisme marxiste se préoccupait de la lutte entre une classe exploitante de possédants et la classe ouvrière et les pays exploités, alors que le socialisme arabe menait la lutte entre pays exploiteurs et pays exploités. Alors que ces deux socialismes différents agissent à des niveaux d’exploitation différents, ces distinctions n’avaient aucun intérêt pour les banques, les entreprises ou les grands investisseurs occidentaux qui portent leurs regard sur l’ensemble du globe, à la poursuite du profit. Le socialisme s’oppose aux intérêts lucratifs du capitalisme industriel et financier américain, qu’il s’agisse de mettre fin à l’exploitation de la classe ouvrière ou de surmonter l’oppression impérialiste sur des groupes nationaux.
Le socialisme du Baas a longtemps irrité Washington. L’État baasiste avait exercé une influence considérable sur l’économie syrienne, à travers la propriété d’entreprises, des subventions à des sociétés nationales privées, des limites à l’investissement étranger et des restrictions sur les importations. Les baasistes considéraient ces mesures comme des outils nécessaires pour un État post-colonial tentant d’arracher sa vie économique des griffes des anciennes puissances coloniales et de tracer une voie de développement libre de la domination d’intérêts étrangers.
Les buts de Washington, cependant, étaient évidemment antagoniques. Ils ne voulaient pas que la Syrie alimente son industrie et garde jalousement son indépendance, mais serve les intérêts des banquiers et des grands investisseurs qui comptaient vraiment pour les État-Unis en ouvrant son marché du travail à l’exploitation ainsi que sa terre et ses ressources naturelles à la propriété étrangère. Notre programme, a déclaré l’administration Obama en 2015, « vise la baisse des tarifs sur les produits américains, la suppression des barrières à nos biens et services et la détermination de normes plus strictes pour parvenir à une concurrence équitable pour […] les entreprises américaines. »57 Ce n’était pas vraiment un nouvel agenda, c’était celui de la politique étrangère des États-Unis depuis des décennies. Mais Damas ne s’alignait pas derrière un Washington qui insistait sur le fait qu’il pouvait « diriger l’économie mondiale » et le ferait [58 Ibid.].
Les partisans de la ligne dure à Washington avaient considéré Hafez al-Assad comme un communiste arabe58 et les responsables américains considéraient son fils, Bachar, comme un idéologue qui ne pouvait se résoudre à abandonner le troisième pilier du programme du Parti socialiste arabe Baas : le socialisme. Le Département d’État américain s’est aussi plaint de ce que la Syrie « avait échoué à se rallier à une économie de plus en plus intégrée à l’échelle mondiale », autrement dit qu’elle avait échoué à vendre ses entreprises publiques aux investisseurs privés, parmi lesquels les intérêts de Wall Street. Le Département d’État américain a aussi exprimé son mécontentement sur le fait que des « raisons idéologiques » ont empêché Assad de libéraliser l’économie de la Syrie, que « la privatisation des entreprises gouvernementales ne soit pas encore répandue » et que l’économie « reste strictement contrôlée par le gouvernement » 59. À l’évidence, Assad n’avait pas appris ce que Washington appelait les « leçons de l’Histoire », notamment que « les économies de marché, et non les économies planifiées placées sous la poigne du gouvernement, sont les meilleures »60. En rédigeant une Constitution donnant mandat au gouvernement de maintenir son rôle de guide de l’économie au nom des intérêts syriens, et de ne pas faire travailler les Syriens pour les intérêts des banques, des entreprises et des investisseurs occidentaux, Assad affirmait l’indépendance de la Syrie contre le programme de Washington visant à « ouvrir les marchés et à aplanir le terrain pour les entreprises américaines à l’étranger61 ».
En plus, Assad a souligné son attachement aux valeurs socialistes contre ce que Washington avait appelé un jour les « impératifs moraux » de la « liberté économique62 ». en inscrivant les droits sociaux dans la Constitution : la sécurité contre la maladie, le handicap et la vieillesse ; l’accès aux soins de santé ; et l’instruction gratuite à tous les niveaux. Ces droits continueraient à être placés hors d’atteinte des législateurs et des politiciens qui pourraient les sacrifier sur l’autel de la création d’un climat d’affaires favorable à une fiscalité basse et aux investissements étrangers. Affront supplémentaire à l’orthodoxie pro-business de Washington, la Constitution engageait l’État à instaurer des impôts progressifs.
Enfin, le dirigeant baasiste a inclus une disposition dans la Constitution révisée introduite par son père en 1973, un pas de plus en direction d’une démocratie véritable, authentique – une disposition que les décideurs à Washington, avec leurs innombrables liens avec le monde des banques et des entreprises, pouvaient difficilement tolérer. La Constitution exigeait qu’au moins la moitié des membres de l’Assemblée du peuple soit issue des rangs des paysans et des ouvriers.
Si Assad était un néolibéral, il était certainement l’un des plus étranges dévots de cette idéologie.
Sécheresse ?
Un dernier point sur les origines du soulèvement violent de 2011 : certains spécialistes en sciences sociales et des analystes se sont appuyés sur une étude publiée dans la revue Proceedings de l’Académie nationale des sciences pour suggérer que « la sécheresse a joué un rôle dans les troubles syriens ». Selon ce point de vue, la sécheresse « a provoqué de mauvaises récoltes qui ont entraîné la migration de plus de 1.5 million de personnes des zones rurales aux zones urbaines ». Cela, combiné à un afflux de réfugiés venant d’Irak, a fait de la Syrie un chaudron de tension économique et sociale prêt à déborder63. L’argument paraît sensé, et même « scientifique », mais le phénomène qu’il cherche à expliquer – un soulèvement de masse en Syrie – n’a jamais eu lieu. Comme nous l’avons vu, une revue de la couverture médiatique occidentale n’a trouvé aucune référence à un soulèvement de masse. Au contraire, les journalistes qui espéraient le trouver ont été surpris de ne pas en découvrir. Ils ont trouvé que la Syrie était étonnamment calme. Les manifestations appelées par les organisateurs de la page Facebook Révolution syrienne 2011 ont avorté. Des gens critiques ont admis qu’Assad était populaire. Les journalistes n’en ont pas trouvé un seul qui pensait qu’une révolte était imminente. Même un mois après l’incident de Daraa – qui n’a impliqué que quelques centaines de manifestants, éclipsés par les dizaines de milliers de Syriens qui manifestaient à Damas pour soutenir le gouvernement –, le journalistes du New York Times sur place, Anthony Shadid, n’a pu trouver aucun signe en Syrie des soulèvements massifs de la Tunisie et de l’Égypte. Au début février 2011, « Omar Nashabe, observateur de longue date de la Syrie et correspondant pour le quotidien arabe basé à Beyrouth, Al-Ahkbar », a dit au Timeque « les Syriens peuvent être affligés par la pauvreté qui touche 14% de sa population, jointe à un taux de chômage estimé à 20%, mais Assad jouit toujours de sa crédibilité64 ».
On a dit que le gouvernement avait commandé le soutien populaire lorsque la société d’enquête britannique YouGov a publié un sondage montrant que 55 % des Syriens voulaient qu’Assad reste. Le sondage n’a presque pas été mentionné dans les médias occidentaux, ce qui a incité le journaliste britannique Jonathan Steele à poser la question : « Supposons qu’un sondage d’opinion respectable ait révélé que la plupart des Syriens soient favorables au maintien de Bachar al-Assad à la présidence, ne serait-ce pas une nouvelle importante ? ». Steele a décrit les résultats du sondage comme des « des faits dérangeants » qui ont été « omis » parce que la couverture des événements en Syrie par les médias occidentaux avait cessé d’« être honnête » et s’était transformée en « arme de propagande65 » .
Des slogans au lieu de la politique et de l’analyse
On peut reprocher à Draitser non seulement d’avoir propagé un argument fondé sur des affirmations et non sur des preuves, mais aussi d’avoir remplacé la politique et l’analyse par des slogans. Dans son article pour CounterPunch du 20 octobre, Syria and the Left : Time to Break the Silence [La Syrie et la Gauche : il est temps de briser le silence],il soutient que les objectifs de la Gauche devraient être la poursuite de la paix et de la justice, comme si celles-ci était deux qualités inséparables, qui ne sont jamais en opposition. Que la paix et la justice puissent, parfois, être antagoniques, est illustré par la conversation suivante entre le journaliste australien Richard Carleton et Ghassan Kanafani, un écrivain palestinien, romancier et révolutionnaire66.
Carleton : – Pourquoi votre organisation n’entreprend-elle pas des pourparlers de paix avec les Israéliens ?
Kanafani : – Vous ne pouvez pas vraiment dire « pourparlers de paix ». Vous voulez dire capitulation. Reddition.
C : – Pourquoi ne pas parler ?
K : – Parler à qui ?
C : – Parler aux dirigeants israéliens ?
K : – Un genre de conversation entre l’épée et le cou, vous voulez dire ?
C : – Bon, s’il n’y a ni épées ni fusils dans la chambre, vous pourriez quand même parler.
K : – Non. Je n’ai jamais vu une conversation entre un colonialiste et un mouvement de libération nationale.
C : – Mais malgré tout, pourquoi ne pas parler ?
K : – Parler de quoi ?
C : – Parler de la possibilité de ne pas se battre.
K : – Ne pas se battre pour quoi ?
C : – Ne pas se battre du tout. Peu importe pour quoi.
K : – D’habitude, les gens se battent pour quelque chose. Et ils arrêtent de se battre pour quelque chose. Donc vous ne pouvez même pas me dire pourquoi nous devrions parler et de quoi. Pourquoi devrions-nous parler de cesser de nous battre ?
C : – Parler de cesser de combattre pour arrêter la mort et la misère, la destruction et la souffrance.
K : – La misère et la destruction, la douleur et la mort de qui ?
C : – Des Palestiniens. Des Israéliens. Des Arabes.
K : – Des Palestiniens déracinés, jetés dans des camps, souffrant de famine, tués depuis vingt ans et interdits d’utiliser même le nom de « Palestiniens » ?
C : – Ils sont mieux comme ça que morts, pourtant.
K : – Peut-être pour vous, Mais pour nous, non. Pour nous, libérer notre pays, avoir la dignité, le respect, nos droits de l’homme est aussi essentiel que la vie même.
Quelles valeurs la Gauche américaine devrait-elle promouvoir lorsque la paix et la justice sont en conflit ? Draitser ne le dit pas. Son invocation du slogan « paix et justice » en tant que mission de la Gauche américaine semble n’être rien de plus qu’une invitation aux gens de gauche d’abandonner la politique pour se consacrer à la mission de devenir de belles âmes, au-dessus des conflits sordides qui tourmentent l’humanité – ne jamais prendre parti, excepté celui des anges. Son affirmation qu’« aucun État ou groupe n’a les meilleurs intérêts des Syriens à cœur » est presque trop stupide pour justifier un commentaire. Comment le sait-il ? On ne peut s’empêcher d’avoir l’impression qu’il croit que lui, et la Gauche américaine, parmi les groupes et les États dans le monde, sont les seuls à savoir ce qui est le mieux pour le « peuple syrien ». C’est peut-être pourquoi il estime que la responsabilité de cette Gauche américaine « est envers le peuple de Syrie », comme si le peuple de Syrie était une masse indifférenciée avec des intérêts et des programmes uniformes. Les Syriens en masse [en français dans le texte, NdT] comprennent des laïcs et des islamistes politiques qui ont des points de vue irréconciliables sur la manière dont l’État devrait être organisé, qui ont été pris dans une lutte à mort depuis plus d’un demi-siècle – l’un favorisé par son propre gouvernement. Les Syriens en masse comprennent ceux qui favorisent l’intégration à l’Empire US, et ceux qui y sont opposés ; ceux qui collaborent avec les impérialistes américains et ceux qui s’y refusent. Dans cette perspective, qu’est-ce que cela signifie de dire que la Gauche américaine a une responsabilité envers le peuple de Syrie ? Quel peuple de Syrie ?
J’aurais pensé que la responsabilité de la Gauche américaine allait aux travailleurs des États-Unis, non au peuple de Syrie. Et j’aurais imaginé, également, que la Gauche américaine considérerait comme de sa responsabilité d’inclure la propagation d’une analyse politique fondée sur des preuves de la façon dont l’élite économique étasunienne utilise l’appareil d’État pour faire avancer ses intérêts aux dépens des populations tant nationales qu’étrangères. Comment la longue guerre de Washington à la Syrie affecte-t-elle la classe ouvrière d’Amérique ? C’est ce dont Draitser devrait parler.
Mon livre, Washington’s Long War on Syria, paraîtra en avril 2017.
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Nadine pour le Saker francophone.
Fin de la partie II
A suivre