Régis Debray : «L'idée d'un monde réconcilié est parfaitement utopique». Par Vincent Tremolet de Villers
ENTRETIEN - «Nouveaux pouvoirs et nouvelles servitudes», tel est le sujet du dernier numéro de l'excellente revue Médium que dirige Régis Debray. Il s'agit moins de détailler la dernière élection présidentielle que de décrire, selon les mots de Philippe Guibert, «les transformations silencieuses qui l'ont préparée».
Paul Soriano cherche ainsi les nouvelles figures de l'autorité. Régis Debray, lui, tente de saisir ce que peut être le nouveau pouvoir. Interrogation qu'il prolonge dans un court, vif et savoureux «essai d'intervention» publié aux Éditions du Cerf. On y retrouve sa distance moqueuse qui dissimule une véritable profondeur, son œil qui saisit le basculement d'une époque et sa langue plus vivante que jamais. Elle s'amuse, cabriole, mais toujours pour illustrer la cohérence d'une pensée. Les lecteurs du Figaro auront le plaisir de retrouver Régis Debray le 16 octobre à la Salle Gaveau pour une grande rencontre qui promet d'être passionnante.
LE FIGARO-. Votre essai qui succède à Civilisation s'intitule Le Nouveau Pouvoir. En quoi la victoire de Macron est-elle «neuve»? Ne peut-on pas y voir plutôt un succès balzacien ou stendhalien?
Régis DEBRAY-. Rastignac et Julien Sorel, disons le jeune à talents que les scrupules n'étouffent pas est une figure constante. Ce qui m'intéresse, en tant que médiologue, ce sont les variations climatiques de cet invariant romanesque, les voies et moyens de l'ascension. Pour aller vite, en 1910, l'ambitieux sans fortune qui veut narguer et coiffer l'ordre établi fait Normale Sup ; en 1960, il fait l'ENA ou Polytechnique ; en 2010, il fait HEC, lance une start-up et va en stage aux États-Unis. Il n'a plus besoin d'apprendre le latin et le grec ni les causes de la crise de 1929, mais la gestion comptable et financière. C'est cela le nouveau. Le numérique permet tous les raccourcis. Avant, qui voulait parvenir commençait par servir l'État et pantouflait ensuite dans les affaires. Maintenant, on commence par le business et ensuite on devient député ou ministre. C'est le triomphe de ce qu'on appelle pudiquement la société civile. «Nouveau Pouvoir» n'est qu'un article de la revueMédiumsur nos dernières servitudes technologiques. La stratégie de carrière de notre jeune président s'inscrit dans une nouvelle formule de civilisation, où le smartphone et le réseau ont changé les règles du jeu.
Et quelle est cette nouvelle formule?
Une formule où la clé de la réussite, c'est l'argent plus l'image. Le couple indispensable. Le chiffre est sec et froid, l'image réchauffe et sourit. Le calcul célibataire, cela manque d'aura. Trop rebutant. D'où l'importance stratégique de Paris Match et Elle.
Les nouveaux héros, écrivez-vous, nos Bayard, Du Guesclin, la Pérouse, sont Larry Page, Zuckerberg, Jeff Bezos… Quelle vision du monde incarnent-ils?
L'empire de la techno-économie sur la Cité, ce qui venant des empereurs de cette nouvelle économie est tout à fait naturel. Les idées dominantes sont celles de la classe dominante, disait Marx. Nos mythes d'identification viennent logiquement du pays dominant. La gloire n'est plus militaire, elle n'est plus politique, elle est entrepreneuriale.
Quant à leur vision, c'est d'abord celle d'un monde où chaque jour est le dayone. L'innovation est permanente et nous n'avons pas de dette envers un quelconque héritage. C'est un monde fluide, avec primauté des flux sur les stocks, rapide, atomisé où il n'y a pas de place pour la négativité, ou la contradiction, le devoir étant d'être positif et performant. Il ne peut y avoir de groupement que d'intérêts, notamment autour d'une marque, les brand communities. C'est un univers lisse et glissant, où chacun est invité à surfer sur la dernière vague. Le dogme, c'est l'absence de dogme, le consommateur remplace le citoyen, le marché est ouvert à tous, en libre accès. Cela peut donc s'appeler démocratie…
C'est un peu glaçant…
Non. Ces inventeurs, je leur tire mon chapeau, parce qu'ils fabriquent les outils de leur idéal et ils ont l'idéal de leurs outils. Ils intronisent non seulement une vision mais une pratique du monde. Karl Marx serait fier d'eux à double titre: d'abord parce que pour eux c'est l'infrastructure économique qui commande et parce qu'ils appliquent le mot d'ordre: le monde n'est plus à interpréter mais à transformer. Un brin de marxisme, décidément, cela peut aider à comprendre ce qui se passe.
Vous êtes «siliconisé»?
J'aimerais bien, mais ce n'est pas possible. Je suis interdit d'accès aux USA et nul en informatique. Et je n'oublie pas que le monde californien est dur aux faibles et aux perdants. Une entreprise se juge à ses résultats et liquide ceux qui ne rapportent rien. Pascal y chercherait en vain sa distinction des ordres, les corps, les esprits et la charité. Malgré le charity business, un monde-entreprise est sans justice ni charité.
Doit considérer que les GAFA sont d'ores et déjà plus puissants que nos vieilles formes politiques, notamment celle de l'État-nation?
Je l'ignore mais il est probable qu'on sait beaucoup plus de choses sur les Français, leurs désirs et leur conduite chez Google qu'à l'Élysée. Et quasiment tout ce qui vient nous frapper l'œil et l'esprit, à domicile, est issu des GAFA.
La question clé, c'est celle de la transplantation culturelle. Est-ce qu'une personnalité historique comme la France a assez de défenses immunitaires pour maintenir sa différence?
Un pays centraliste qui se fédéralise, une nation façonnée par un État qui se désétatise, une république unitaire qui se morcelle en ethnies et communautés: le socle bouge. Peut-on, cela dit, se refaire un ADN, je ne le pense pas. On va sans doute vers un montage composite que j'appellerais gallo-ricain, comme il y eut des Gallo-Romains. Regardez le Pilier des Nautes qu'on a exhumé sous le chœur de Notre-Dame. C'est une stèle élevée par les bateliers de Lutèce sous le règne de Tibère. Elle est dédiée à la fois aux divinités romaines et gauloises. Une formule mixte, fifty-fifty. On peut se recommander à la fois de Paul Ricœur et de Jeff Bezos, ce n'est pas contradictoire. La force de l'empire américain, comme jadis romain et islamique, c'est l'aptitude au trait d'union. Indo-musulman, italo-américain, gallo-ricain. Un empire mondial sait s'acclimater aux cultures régionales qui s'acclimatent à lui.
Notre société latine, dites-vous en substance, est en train de basculer dans un modèle scandinave. Les Français parviendront-ils à s'acclimater à cette nouvelle morale?
Dans la société latine, la première figure de l'autorité, c'est le père. Chez les catholiques, on dit le Saint-Père, «mon père» au prêtre, et nous avions des Pères de la nation. Dans le modèle scandinave, la figure de l'autorité, c'est le juge et la société protestante est une communauté de frères qui n'a de Père qu'au Ciel. Nous avons perdu le Père et le Juge, vu nos antécédents plutôt fâcheux, ce n'est pas pour demain. Problème. De toute façon, le Scandinave est une feuille de vigne utile pour nous cacher le devenir anglo-saxon d'une culture latine, qui d'ailleurs s'est mise à parler le globish, buzz, task-force et prime time.
En quoi la transparence peut-elle devenir tyrannique?
Est-ce que la société de la transparence ne va pas devenir une société de surveillance? Ne va-t-elle pas abolir la frontière entre le privé et le public qui est le postulat républicain? Va-ton vers la dictature du «On» sur le «moi-je» et sur le «nous»? Les grands opérateurs de la transparence sont soucieux, comme personne, du secret de leurs procédures. Qui va contrôler les contrôleurs? À voir. En tout cas, le centre du panoptique est opaque.
La politique elle-même est menacée?
La comédie, certainement pas, et d'autant moins que la politique n'est plus qu'une comédie. Le grand drame héroïque, lui, a pris congé. Peut-on avoir des héros dans une société toutes tripes à l'air où chacun est le valet de chambre de chacun? L'ivrognerie de Churchill lui aurait été fatale. Prenons une anecdote au hasard: lors d'une réception à Buckingham, il était un peu saoul. Une dame de la cour s'en indigne à haute voix. Churchill lui répond: «Vous avez raison, chère Madame, mais moi demain je serai sobre tandis que vous vous serez toujours aussi moche qu'aujourd'hui.» Imaginez cela en tweet ou sur Facebook. Notre grand homme serait mort.
Est-ce à dire que l'hypocrisie bourgeoise est un facteur de stabilité sociale et politique?
À sa manière oui, mais ne me faites pas plaider pour l'ordre moral victorien. Les mufles et les butors sont des gens sincères et spontanés, c'est-à-dire sauvages, obscènes et pulsionnels. Après tout, la courtoisie vient de la cour et les rituels nous empêchent de nous entre-tuer. La civilisation, c'est aussi éviter ou refréner le premier mouvement (qui, comme disait Talleyrand, est toujours le bon). Si l'hypocrisie, c'est la politesse, le protocole, le savoir-vivre, je vote pour. Si c'est l'inauthentique, le frelaté, la duplicité, je vote contre. C'est une question pour l'écrit du bac. On pourrait y répondre par un dialogue au théâtre entre Jean-Jacques Rousseau et Marc Fumaroli, et je risque d'être d'accord avec les deux…
Le retour des bonnes manières…
Un éloge des bonnes manières serait mal vu, mais j'aime beaucoup le costume de scène. Je trouve très bon que le juge ait une robe, le militaire un uniforme et que chaque lycée en ait un ne me gênerait pas du tout. C'est précieux, le personnel impersonnel. C'est la leçon de l'État et du monde catholique. On ne demande pas à un prêtre ou à un gendarme son nom de famille. Que la fonction dépasse la personne, c'est le début de la civilisation. L'extrême de la transparence, c'est la désublimation: vous n'êtes que ce que vous êtes, c'est-à-dire la liste de vos derniers achats. Triste, non?
À vous lire, tous les chemins mènent au protestantisme. Le pape François participe-t-il de ce mouvement?
L'aggiornamento de l'Église depuis Vatican II se fait dans un sens qu'on peut dire protestant. Déconcentration, désacralisation du prêtre, réduction liturgique, etc. François a tout d'un pape anticlérical, mais je ne vois pas Billy Graham (le pape protestant) épouser l'option préférentielle pour les pauvres, dénoncer l'économie liquide et l'argent comme le premier des terrorismes, prêcher pour l'intégration des exclus. La centralité du pauvre, comme pour Léon Bloy, c'est absolument étranger aux religions de la prospérité et de la réussite. François l'Argentin, le Latin résiste de son mieux à ce moment néo-protestant.
Comment définir «ce moment protestant»?
Je l'appellerais plutôt évangélique, sinon pentecôtiste. Le protestantisme est plastique et multiple et sa diversité est un atout. Et comme il est né au XVIe siècle de la première sécularisation de l'Occident, il se marie mieux que le catholicisme avec un monde pleinement sécularisé. Le protestantisme venu du Nord commercial est passé à l'Ouest américain et nous revient par le Sud afro-antillais, ce qui apporte un certain réchauffement climatique des froidures calvinistes. J'ai longtemps cru que la civilisation de l'image devait donner au catholicisme un avantage sur son rival iconoclaste, mais j'avais sous-estimé le protest-song, la World Music, le retour de l'émotionnel et l'éclatement des institutions.
Sommes-nous définitivement sortis de l'Histoire?
Tout dépend de ce que vous mettez dans ce nous. Si c'est l'Européen de l'euro, oui, il a déjà beaucoup donné au tragique et jouit d'une retraite bien méritée. L'Europe officielle est devenue un Dominion: on peut vaquer à nos affaires intérieures, mais pour les choses sérieuses, la guerre ou la paix, c'est l'Otan qui décide, donc Washington. Quant à la France «en marche», qui rêve d'un pays bien managé, apaisé, sans débat de fond, où une pure gestion technique viendrait dissoudre les contradictions de classe et de convictions, oui, elle a dételé, elle aussi. Mais si le nous, c'est l'humanité, alors non. L'uniformisation techno-économique a provoqué en contrecoup une formidable fragmentation politico-culturelle du monde, où chaque peuple se raccorde à ses racines pour se redonner une appartenance et qui retrouve ses racines, notamment religieuses, a toutes les chances de retrouver ses vieux ennemis. On peut le regretter mais ce phénomène, la post-modernité archaïque, couvre les cinq continents. C'est en quoi l'idée d'un monde réconcilié est parfaitement utopique, tout comme celle des États-Unis d'Europe. Au point qu'on peut se demander si notre marche actuelle vers un État-nation transformé en holding et des responsables en managers ne revient pas à prendre l'air du temps à rebours ou l'autoroute à contresens.
Vincent Tremolet de Viller