Beyrouth, 13 novembre 2017.

Comme l’a titré le quotidien Al-Akhbar, dès le lendemain de l’annonce de sa démission sur la chaine de télévision saoudienne Al-Arabia, le Premier ministre libanais Saad Hariri serait l’« otage » du jeune prince héritier Mohamad Ben Salman (MBS). La démission surprise de Saad Hariri constitue sans doute l’un des dégâts collatéraux d’une tentative de coup d’Etat fomenté par les princes, hommes d’affaires et responsables militaires du clan de l’ancien roi Abdallah et d’autres cercles – religieux notamment -, victimes de la révolution de palais mené par l’actuel roi Salman (83 ans) pour installer définitivement son fils MBS (32 ans) sur le trône !

OTAGE ET PRISONNIER

Otage et prisonnier de la monarchie wahhabite, Saad Hariri l’est à plusieurs titres : Premier ministre libanais, mais détenteur d’un passeport saoudien, Saad Hariri et sa famille restent historiquement liés au clan Abdallah. Le Premier ministre libanais partage les options régionales de l’ancien roi d’Arabie : conservatisme sunnite, fermeté vis-à-vis d’Israël et évitement d’un durcissement immodéré avec l’Iran. Cette posture l’a amené à accepter l’accession du général Michel Aoun à la présidence du Liban, après avoir tendu la main à Sleiman Frangieh, le chef des Marada, lui-aussi partisan du camp du « 8 mars », allié au Hezbollah.

En obligeant Saad Hariri à démissionner de ses fonctions d’une manière si brutale, MBS le force aussi à renoncer à la participation du Hezbollah aux pouvoirs exécutif (deux ministres font actuellement partie du gouvernement) et législatif (13 députés sur 128) libanais et, par conséquent, à renier son pragmatisme consensuel qui avait permis au Pays du Cèdre de sortir de plusieurs années de blocage politique. Et pour qu’il boive le calice jusqu’à la lie, Riyad oblige Saad Hariri à effectuer une visite aux Emirats arabes unis, l’autre partenaire de l’Arabie saoudite partisan d’un durcissement des relations avec l’Iran et le Qatar. Le Premier ministre libanais a dû aussi accorder une interview effectuée depuis Riyad à la chaine libanaise Future-TV(organe du camp du 14 mars auquel appartient Saad Hariri) ce dimanche 12 Novembre. Il déclare qu’il est fier d’avoir démissionné depuis l’Arabie saoudite, ajoutant que « le roi Salman le considère comme un fils et qu’il respecte le prince héritier MBS ». Tout est dit !

Non sans cynisme, et en forçant ainsi le Premier ministre libanais à se transformer en VRP de sa politique belliciste, Riyad ose affirmer que Saad Hariri est bien libre de ses mouvements ! En réalité, toute la famille du Premier ministre libanais est retenue en résidence surveillée dans une banlieue résidentielle de Riyad, en dépit des tentatives de médiation libanaise, égyptienne, marocaine, palestinienne et française pour le ramener au Liban – lui et sa famille – ou les exfiltrer vers la France. Profitant de la visite d’Emmanuel Macron aux Emirats arabes unis, la diplomatie française aura mobilisé, en vain, toutes ses énergies.

L’actuel ambassadeur de France à Riyad, l’excellent François Gouyette, a remué des montagnes et des dunes. Il a pu s’entretenir seul à seul avec le Premier ministre libanais et comprendre que ce dernier et sa famille sont retenus en Arabie saoudite contre leur volonté. Bertrand Besancenot – ambassadeur de France à Riyad durant dix ans et actuel médiateur dans le contentieux opposant la monarchie saoudienne au Qatar – ainsi que le patron des services extérieurs (DGSE), Bernard Emié – ancien ambassadeur à Alger et Beyrouth – ont eux-aussi aussi mouillé la chemise, mais se heurtant à une absolue fin de non-recevoir du pouvoir saoudien.

Représentant la France à Beyrouth, l’ambassadeur Bruno Foucher a fait le tour des responsables politiques du Pays du Cèdre, s’assurant de leur volonté unanime à éclaircir les conditions de cette démission surréaliste, contraire à tous les usages. Avec sang-froid et maîtrise, le président libanais Michel Aoun a rejeté cette démission prononcée en dehors du territoire national, exigeant le retour de Saad Hariri au Liban afin qu’il puisse expliquer à ses pairs les raisons d’une telle décision. Seul le chef des Forces libanaises (FL), Samir Geagea, semble se réjouir du coup de force saoudien…

Sur la route du retour des Emirats arabes unis où il venait d’inaugurer le Louvre local, Emmanuel Macron a fait halte à l’aéroport de Riyad pour y rencontrer MBS, afin d’évoquer « les crises régionales » et le sort du Premier ministre libanais. En signant dernièrement avec Theresa May et Angela Merkel un communiqué commun appelant Donald Trump à ne pas défaire l’accord sur le nucléaire iranien, le président français a indisposé, non seulement Washington, mais aussi Riyad. Afin de rééquilibrer la donne, Emmanuel Macron a donc multiplié les déclarations de fermeté vis-à-vis de l’Iran – s’agissant notamment de son programme balistique – lors de sa visite de la base française d’Abu Dhabi. Mais cela n’a pas suffi à convaincre MBS de le laisser ramener Saad Hariri et sa famille à Paris pour sortir de l’impasse.

« MBS est maintenant prisonnier d’une fuite en avant comme le Prince de Machiavel : soit supprimer tous ses opposants d’un coup, soit succomber lui-même à ses opposants », explique un expert libanais de la monarchie wahhabite qui souhaite conserver l’anonymat ; « à 32 ans, ce jeune prince sans expérience pense qu’avec l’argent il peut tout acheter alors que ses décisions sont des échecs patents, en Syrie, au Yémen et au Bahreïn- où la répression quotidienne par les forces saoudiennes de sécurité contre une population majoritairement chi’ite indispose aussi fortement les minorités chi’ites des provinces pétrolières saoudiennes régulièrement secouées par des mouvements de protestation tout aussi violemment réprimés. Sa conception géopolitique du monde la plus sophistiquée se réduit à celle de la planète des singes… »

REVOLUTION ET CONTRE-REVOLUTION DE PALAIS

Roland Lombardi1 nous rappelle opportunément l’exemple le plus frappant de la détermination de MBS à détenir la totalité du pouvoir entre ses seules mains : « le cas du puissant et incontournable prince Mohammed ben Nayef Al Saoud (57 ans et propre cousin du jeune prince), ancien Monsieur Sécurité et anti-terrorisme du royaume et véritable version bédouine d’un Joseph Fouché ou d’un J. Edgar Hoover est emblématique. Il a été évincé en juin dernier de son ministère de l’Intérieur, de son poste de vice-Premier ministre et surtout de son statut de prince héritier… Tout cela engendre frustrations, rancœurs et fait de nombreux mécontents parmi les élites et les notables écartés du pouvoir ».

Dans les milieux religieux, ce ne sont pas moins d’un millier d’imams wahhabites jugés extrémistes qui ont été mis à l’ombre en quelques semaines, comme en témoignent les dernières arrestations de Salman al-Awda, Awad al-Qarni et Ali al-Omari, trois prédicateurs conservateurs très populaires. D’autres arrestations concernent notamment des personnes étroitement liées à la famille du défunt prince héritier et ministre de la Défense Sultan ben Abdel Aziz, mort en 2011. Le nombre des comptes en banque, appartenant à des particuliers, qui ont été gelés, est passé de 1 200 à plus de 1 700, précise-t-on de sources bancaires.

La dernière décision de MBS visant à permettre aux femmes de conduire leur propre voiture sans être accompagnées d’un chaperon, a été perçue par le Conseil des Oulémas et tous les gardiens du wahhabisme – qui sert toujours de fondement aux lois de la monarchie – comme un véritable défi et une concession faite à l’administration américaine.

Cette révolution de palais, à la fois autoritaire et tintée de modernisme, est couverte, sinon encouragée par Donald Trump lui-même, qui a décidé de miser sur le jeune prince héritier à trois conditions : moderniser, sinon « occidentaliser » les usages de la vie quotidienne de la monarchie ; combattre le radicalisme salafiste et arrêter de financer le terrorisme islamiste ; enfin, orienter principalement la politique étrangère de la monarchie contre l’Iran en se rapprochant d’Israël. Cette « couverture » américaine est principalement le fait de quatre personnages clefs : Jared Kushner (36 ans), le gendre et proche conseiller de Trump, farouchement pro-israélien ; le général H. R. McMaster conseiller à la sécurité nationale ; le général James Mattis Secrétaire à la Défense et le chef de cabinet de la Maison blanche, le général John Kelly.

Les trois derniers connaissent bien les arcanes de l’Orient compliqué et cherchent à tourner la page d’une Arabie saoudite impliquée dans les attentats du 11 septembre 2001 : 17 des 19 pirates de l’air étaient Saoudiens ou d’origine saoudienne. Le 20 mai 2017 à Riyad, devant une cinquantaine de pays sunnites, Donald Trump adoube l’Arabie saoudite comme la seule et unique puissance régionale du Proche-Orient aux côtés d’Israël. Non content de vendre plusieurs centaines de milliards d’armements aux monarchies du Golfe, Donald Trump appelle – en convergence de moins en moins cachée avec Israël – à « isoler l’Iran », accusé de « soutenir le terrorisme ».

Parmi les 10 000 princes saoudiens, ces orientations ne font pas l’unanimité, surtout le rapprochement amorcé avec Tel-Aviv. Ajoutées à l’autoritarisme grandissant de MBS et à sa volonté affichée d’accaparer la totalité du pouvoir, plusieurs manifestations populaires ont été violemment réprimées dernièrement, notamment dans la province du Assir, la région stratégique des terminaux gaziers et pétroliers. Plusieurs sources locales parlent même d’affrontements armés faisant plusieurs dizaines de victimes. Il n’en faut pas plus pour que le Palais dénonce une tentative de coup d’Etat, lui permettant de finir de décapiter toute espèce d’opposition au nom d’une soudaine « lutte contre la corruption ».

Jared Kushner arrive à Riyad en catastrophe. Durant la nuit de samedi à dimanche dernier, il reste en compagnie de MBS jusqu’à 4 heures du matin, tandis que la Vème Flotte2 est mise en alerte. Plusieurs escadrilles de la chasse américaine survolent Djeddah et le Nedj, couverts par un appareil de surveillance AWACS (Airborne Warning and Control System). Accréditant qu’il y a bien eu tentative de coup d’Etat, le CENTCOM reste en alerte, particulièrement mobilisé pour la protection de Dubaï après l’affirmation d’un journal iranien disant qu’il suffirait d’un missile sur cette ville pour faire éclater « la bulle financière des Emirats arabes unis ».

ARRESTATIONS ET ATTENTATS

Simultanément à cette purge sans précédent engagée par MBS contre ses opposants, dimanche 5 novembre l’hélicoptère du prince Mansour ben Moqren – vice-gouverneur de la province du Assir (dans laquelle se sont déroulées les manifestations anti-MBS) – s’écrase près d’Abha à proximité de la frontière du Yémen. « D’autres responsables militaires » se trouvaient à bord de l’appareil a précisé la chaine pro-gouvernementale Al-Arabia, laissant entendre que l’appareil avait été victime, soit d’une avarie technique, soit d’un tir des rebelles yéménites houthi…

Accusés d’être soutenus par l’Iran, ces derniers ont revendiqué avoir tiré un missile sur une distance de plus de 750 kilomètres pour viser l’aéroport de Riyad. Il s’agit de la première attaque du genre visant la capitale saoudienne. Si plusieurs officiers européens de renseignement confirment la paternité « houthi » du tir de ce missile sur Riyad, ces mêmes sources se montrent plus dubitatives quant au crash de l’hélicoptère du prince Moqren. Certains estiment qu’aucune indication de tir de proximité n’a été relevé et que l’explosion est intervenue de l’intérieur de l’appareil…

Dans ce contexte de « tension extrême », selon les propres termes d’un ambassadeur européen en poste à Riyad, le roi Salman a signé deux décrets. Le premier entérine la mise à la retraite anticipée et l’arrestation de l’émir Metab ben Abdallah, le puissant chef de la Garde nationale saoudienne – un corps d’élite de 200 000 hommes chargé d’assurer la sécurité de la capitale et de lutter contre le terrorisme. Le même texte officialise aussi les arrestations du vice-amiral Abdallah al-Sultan, aux commandes de la marine saoudienne depuis 2014 et du ministre de l’Economie et du Plan Adel Fakih.

Un second décret a installé une Commission de lutte contre la corruption, sous la présidence de MBS. Cette nouvelle instance décide aussitôt d’appréhender onze princes, quatre autres ministres en exercice et une dizaine d’anciens ministres dont l’émir Turki ben Abdallah, l’ancien gouverneur de la province de Riyad, lui aussi proche du clan Abdallah. Dans le même temps, à New York, on annonçait que l’offre publique d’achat pour la privatisation effective de l’ARAMCO serait lancée non pas à Riyad, mais… à Wall Street à la plus grande joie du président Trump !

Fait aussi partie de la charrette l’homme d’affaire Walid ben Talal, considéré comme l’un des hommes les plus riches du monde. Sa société Kingdom Holding Company est actionnaire de Citigroup, Apple, Twitter et Euro-Disney notamment. Son animosité envers le président américain Donald Trump pourrait être l’une des raisons de son arrestation. Deux autres hommes d’affaires opposés à MBS font partie du lot : Walid ben Ibrahim al-Ibrahim, le propriétaire de la MBC (Middle East Broadcasting Company) ayant refusé dernièrement de vendre ses chaines à MBS et Bakr ben Laden, le président du groupe Saudi BinLaden, référence lourde des attentats du 11 septembre 2001.

Toutes ces personnalités- soit plus de 1 500 personnes – ont été enfermées à l’hôtel Ritz de Riyad où a été aussi transféré Saad Hariri. La presse officielle de la monarchie vient d’annoncer l’adoption d’une nouvelle loi anti-terroriste qui préconise notamment des peines d’emprisonnement de 5 à 15 ans pour diffamation ou insulte publique à l’égard du roi ou du prince héritier.

L’APRES AOUN A COMMENCE

« Indépendamment de l’insulte faite au peuple libanais, aujourd’hui, le jeune MBS fait exactement ce que Recept Erdogan a fait après la tentative de coup d’Etat visant à le renverser en juillet 2016 », explique un officier de renseignement en poste à Beyrouth, « il fait le ménage en neutralisant les grandes familles, les milieux sécuritaires, économiques et médiatiques suspectés, non pas d’avoir participé directement à la tentative de coup d’Etat, mais de l’avoir acceptée, sinon souhaitée. Avec l’aval des Etats-Unis, il est en train de mettre en place un régime dictatorial tout en libéralisant les mœurs et les réseaux sociaux, parce que c’est meilleur pour les affaires ».

La prise en otage du Premier ministre libanais par les autorités saoudiennes a principalement trois conséquences sur la situation libanaise : une remontée optimale de la menace terroriste (des attentats contre des cibles chi’ites sont à craindre, notamment dans le nord du pays et les régions et quartiers urbains chi’ites des grandes agglomérations) ; la suspension des élections législatives qui devaient avoir lieu en mai prochain ; et la recherche – qui s’annonce d’ores et déjà laborieuse – d’un nouveau gouvernement de « technocrates » où la présence du Hezbollah ne serait plus affichée.

D’une manière générique et organique, cette crise relance aussi la course à la succession de Michel Aoun pour la future présidence de la République. Dialectiquement, la prise d’otage de Saad Hariri foudroie les espoirs de Gibran Bassil de succéder à son beau-père à Baabda, sans parler de ceux du chef des FL Samir Geagea, le « tueur en série » de la guerre civile, aujourd’hui courroie de transmission au Liban des intérêts israéliens et saoudiens.

Victime de son double langage – critiquant le Hezbollah en Arabie saoudite et dans toute la région tout en s’affichant comme son allié sur la scène intérieure -, le premier est largement responsable de l’affaire Hariri. Obligé maintenant de sortir de ses ambiguïtés coutumières, il ne peut être un candidat sérieux à la succession de son beau-père ! Depuis qu’il est sorti de prison, le deuxième souffle sur les braises confessionnelles comme s’il rêvait de voir reprendre la guerre civile pour s’adonner à son occupation favorite : l’assassinat de tous ceux qui ne partagent pas son fantasme d’un réduit chrétien purifié ethniquement et religieusement !

« Dans tous les cas de figures », affirme un ambassadeur européen en poste à Beyrouth, « ni Gibran Bassil, ni Samir Geagea ne pourront prétendre à la succession de Michel Aoun, qui nécessitera un homme jeune, apaisé, populaire et ouvert ».

La rédaction de prochetmoyen-orient.ch souhaite la libération prochaine de Saad Hariri et de sa famille, ainsi que la stabilité de notre cher Liban ! Bonne lecture et bonne semaine !

Richard Labévière
13 novembre 2017

1 Roland Lombardi – docteur en histoire, consultant indépendant en géopolitique et analyste au sein du groupe JFC Conseil. « Arabie saoudite : La “Nuit des Longs Cimeterres” se poursuit… » 8 novembre 2017.
2 La Cinquième flotte de l’US Navy a été créée le 26 avril 1944 puis supprimée en janvier 1947. Dans les années 1990, suite à la guerre du Golfe, le Pentagone a décidé de créer une flotte chargée des forces navales au Moyen-Orient. Elle est donc recréée le 1er juillet 1995. Son quartier général se trouve à Manama, au Bahreïn. Le soulèvement bahreïni de 2011 aurait conduit le commandement américain à envisager d’implanter le quartier général de la flotte dans un pays plus stable, le Qatar ou les Émirats arabes unis. La Ve flotte opère sous l’autorité du CENTCOM.

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