Face aux critiques de Bruxelles de la marche nationaliste de Varsovie, l'historien John Laughland revient sur les manifestations nationalistes, rejetées lorsqu'elles ont lieu au sein de l'UE, favorisées lorsqu'elles sont dirigées contre la Russie.
La marche nationaliste organisée à Varsovie le 11 novembre s'est attiré les foudres de la totalité de l'establishment européen et des médias qui le soutiennent. Le député européen emblématique Guy Verhofstadt a qualifié les manifestants de «fascistes», provoquant la colère des députés polonais. Pour Le Point, cette marche était organisée par l'«extrême droite» et son slogan, «Nous voulons Dieu», était islamophobe. Pour d'autres médias, la marche avait des accents ouvertement racistes. L'indignation des forces du politiquement correct était telle que même le président Andrzej Duda s'est senti obligé de condamner certains aspects de la marche qui a eu lieu en marge d'une commémoration officielle de la restauration de l'Etat polonais en 1918.
Quel contraste avec le silence de ces mêmes médias à l'égard de la marche nationaliste qui a eu lieu à Kiev le 14 octobre ! Seuls les médias russes comme Sputnik et RT ont évoqué celle-ci pour en exprimer leur désapprobation. Je ne trouve aucune référence à cette marche dans aucun média mainstream francophone ou anglophone. Die Zeit et Der Spiegel ont sauvé l'honneur de la presse allemande. Aucun discours n'a été prononcé au Parlement européen pour condamner cette marche ; aucune pression n'a été exercée sur le président Porochenko pour la condamner.
Le discours officiel du président d'un pays européen pour chanter les louanges d'une milice pro-nazie, celle créée par le nationaliste Stepan Bandera, n'offusque apparemment personne, à Bruxelles ou ailleurs
Bien au contraire. La marche de Kiev ne peut en aucun cas être considérée comme un événement qui irait à l'encontre de l'événement officiel, comme on peut, par contre, l'affirmer pour la marche à Varsovie, certains propos extrémistes tenus pendant celle-ci n'ayant rien à voir avec l'indépendance de la Pologne en 1918. A Kiev, la marche non officielle était en harmonie totale avec l'esprit et la lettre de la commémoration officielle, par le président Porochenko de la création de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) le 14 octobre 1942. Le président ukrainien, dans son discours devant l'armée, a loué l'UPA qui, pourtant, s'était illustrée dans le philo-nazisme et l'antisémitisme pendant la guerre. Il est allé jusqu'à dépeindre les soldats de l'UPA comme une inspiration pour la lutte nationale d'aujourd'hui.
Le discours officiel du président d'un pays européen pour chanter les louanges d'une milice pro-nazie, celle créée par le nationaliste Stepan Bandera, n'offusque apparemment personne, à Bruxelles ou ailleurs. A la différence de la marche à Varsovie, où les débordements qui ont pu avoir eu lieu étaient parfaitement fortuits et sans rapport avec la fête officielle, la marche à Kiev faisait partie intégrante de la commémoration officielle de la création de l'armée bandériste. Elle a été organisée, entre autres, par le bataillon Azov, milice néonazie intégrée en 2014 dans les forces armées de l'Etat ukrainien. Elle s'inscrivait dans la droite ligne du discours prononcé par le président Porochenko devant ses militaires.
Tout comme pendant le Maïdan, quand l'Occident faisait la sourde oreille devant la présence de groupes armés parmi les manifestants, un nouveau petit flirt avec le néonazisme passe, aujourd'hui encore, sous le radar parce qu'il est dirigé contre la Russie
Cette indulgence à l'égard de la politique officielle de l'Etat ukrainien, qui consiste à encourager la mémoire d'une milice coupable d'atroces massacres pendant la Seconde Guerre mondiale et qui a collaboré avec les Einsatzgruppen allemands pour tuer des Juifs (même si elle se retournera plus tard contre l'occupant allemand) n'a qu'une explication. Tout comme pendant le Maïdan, quand l'Occident faisait la sourde oreille devant la présence de groupes armés parmi les manifestants, un nouveau petit flirt avec le néo-nazisme passe, aujourd'hui encore, sous le radar parce qu'il est dirigé contre la Russie.
Quelle serait la réaction de la classe politico-médiatique européenne si, en Europe, il y avait une milice armée d'extrême droite, comme le bataillon Azov qui organise chaque année un camp d'entrainement militaire pour enfants près de Kiev, où les petits Ukrainiens sont encouragés dès leur plus jeune âge à crier des slogans de haine et des appels au meurtre ? The Guardian est allé jusqu'à tourner une sympathique vidéo de ce camp d'été, se demandant s'il s'agissait vraiment d'une milice fasciste ou d'un simple camp de scouts. En 2015, le Congrès américain avait bloqué tout financement au bataillon Azov, qu'il qualifiait d'«ouvertement néo-nazi» et «fasciste», mais en 2016, en toute discrétion, ce même Congrès est revenu sur sa décision. Désormais, les dollars arrosent aussi cette partie des forces armées ukrainienne. Faisant part de sa compréhension pour ceux qui veulent apprendre à leurs enfants à utiliser un fusil pour tuer des Russes, The Guardian ne fait que suivre la voix de son maître.
Toute manifestation de nationalisme, y compris extrémiste, est tolérée dès lors qu'il est dirigé contre Moscou et Poutine
Les deux poids, deux mesures sont flagrants. Toute manifestation de nationalisme est rejetée au sein de l'Union européenne car incompatible avec le projet post-national de Bruxelles. Même les slogans chrétiens sont désapprouvés. Mais toute manifestation de nationalisme, y compris extrémiste, est tolérée dès lors qu'il est dirigé contre Moscou et Poutine. Les nazis ukrainiens ne représentent aucun danger pour le projet post-national européen : au contraire, ils en sont les alliés objectifs car ils partagent la même vision d'une Europe qui serait menacée par la grande puissance barbare et quasi-asiatique à l'Est.
Cette hypocrisie s'inscrit dans la droite ligne de toute instrumentalisation du principe national. Marx, qui méprisait le nationalisme en tant que tel – comme Engels, il déployait le terme péjoratif Natiönchen pour établir une hiérarchie entre les grandes nations et les petites nations dont il considérait qu'elles n'avaient aucun rôle à jouer dans l'histoire – soutenait pourtant deux nationalismes qu'il jugeait légitimes : le polonais et l'irlandais, contre la Russie réactionnaire et le Royaume-Uni capitaliste respectivement.
Dépourvu de tout vrai enracinement linguistique, géographique ou religieux, et, à la différence de la Pologne, de tout précédent historique comme Etat, l'Ukraine ne peut se définir que contre la Russie
Mais, au moins, les deux auteurs du Manifeste communiste, à la différence de leurs avatars européistes d'aujourd'hui, avaient vu juste, au moins sur un point. Ancrés dans des réalités historiques, religieuses et géographiques incontestables, ces deux nationalismes étaient basés sur un vrai socle sociologique. Ils visaient le vrai épanouissement de leurs peuples respectifs. Le nationalisme ukrainien, par contre, tout comme le sentiment pro-UE, est factice et inventé, d'où, sans doute, l'indulgence de Bruxelles à son égard. Dépourvu de tout vrai enracinement linguistique, géographique ou religieux, et, à la différence de la Pologne, de tout précédent historique comme Etat, l'Ukraine ne peut se définir que contre la Russie. Par conséquent, toute affirmation de l'identité ukrainienne se réduit, pour citer le titre du livre-programme du deuxième président de l'Ukraine indépendante, Leonid Kuchma, à «L'Ukraine n'est pas la Russie». Voilà pourquoi le seul slogan que l'on entend dans la bouche du pauvre petit enfant endoctriné dans la vidéo précitée est «Smert, smert, Moskalyam! Mort, mort aux Moscovites!» Voilà donc ce que Bruxelles envisage pour l'avenir de l'Europe.