L'ouverture des pourparlers de paix en Syrie à Sotchi, en Russie le 29 janvier, en présence du médiateur de l'ONU, Staffan de Mistura, souligne à quel point la Russie, avec ses alliés iranien et turc, entend façonner la paix après avoir gagné la guerre. Mais deux discours prononcés par les plus hauts responsables américains, les 17 et 22 janvier, montrent aussi comment Washington entend justement empêcher la Russie de réussir son pari.
Le 17 janvier, le secrétaire d'Etat américain, Rex Tillerson, a prononcé un long discours à l'Institut Hoover de l'Université de Stanford. Ce discours n'est rien d'autre que le dernier clou dans le cercueil du trumpisme en politique étrangère. Laissons de côté les nombreux mensonges recyclés par le nouveau secrétaire d'Etat que l'on a maintes fois entendus dans la bouche de son prédecesseur – que les manifestations anti-régime en Syrie de 2011 auraient été pacifiques ou que l'Iran veut la destruction de l'Etat d'Israël. Rex Tillerson ose même laisser entendre que le régime de Bachar el-Assad hébergerait sur son territoire «les éléments terroristes les plus radicaux de la région avec le but de les utiliser pour déstabiliser la région», alors que, justement, la Syrie combat et les terroristes et l'instabilité depuis bientôt sept ans.
Ce qui dérange encore plus dans ce discours, c'est l'abandon de toute prétention à réorienter la politique étrangère américaine vers un réalisme qui défend les seuls intérêts américains
Ce qui dérange encore plus dans ce discours, c'est l'abandon de toute prétention à réorienter la politique étrangère américaine vers un réalisme qui défend les seuls intérêts américains. Au lieu de présenter sa vision de l'«Amérique d'abord», et au lieu de prendre ses distances avec des interventions militaires à l'étranger qui poursuivent des objectifs infinis, comme l'avait fait le candidat Trump, le discours de son secrétaire d'Etat illustre un cas d'école de ce que les Américains appellent mission creep, c'est-à-dire la dérive des missions, lorsque le but stratégique d'une intervention à l'étranger est abandonné au profit d'un autre but sans rapport avec le premier et souvent impossible à atteindre.
Nous avons déjà observé un premier abandon solennel du trumpisme en août 2017 quand le nouveau président avait annoncé qu'il ne croyait plus au retrait des troupes américaines de l'Afghanistan auquel il s'était engagé plusieurs fois en tant que candidat. L'arrivé de 4 000 soldat américains supplémentaires, annoncée en août 2017 et qui s'est matérialisée en septembre, a encore enfoncé le pays dans davantage de sauvagerie, avec de récents attentats terroristes épouvantables dans la capitale Kaboul. Voici que Rex Tillerson annonce un deuxième abandon du trumpisme, cette fois dans l'autre grand théâtre de conflit qui est la Syrie.
Selon le secrétaire d'Etat américain, les Etats-Unis, dont les troupes se trouvent illégalement en Syrie, poursuivent désormais cinq buts dans ce pays : la défaite de l'Etat islamique ; le changement de régime en Syrie ; la réduction de l'influence iranienne dans ce pays ; le retour des réfugiés ; et l'absence d'armes de destruction massive. En réalité, ce sont les quatre derniers objectifs qui priment, le premier but, la destruction de l'EI, ayant été, à ses yeux, atteint.
Pour Rex Tillerson «la menace principale» en Syrie aujourd'hui, c'est l'Iran. Cette menace serait plus grave que celle que représentent l'Etat islamique et Al-Qaida
Et parmi ces quatre objectifs, celui qui en réalité l'emporte sur tous les autres, c'est le combat contre l'Iran. Pour Rex Tillerson «la menace principale» en Syrie aujourd'hui, c'est l'Iran. Cette menace serait plus grave que celle que représentent l'Etat islamique et Al-Qaida. Et c'est cette priorité donnée au combat contre l'Iran qui lui permet d'expliciter la véritable raison de la dérive de la mission des Etats-Unis en Syrie : Israël. Il le dit noir sur blanc : «Comme nous l'avons vu par ses guerres par procuration et par ses prises de position publiques, l'Iran vise la domination du Moyen Orient et la destruction de notre allié, Israël. Etant un Etat déstabilisé qui est voisin d'Israël, la Syrie représente une opportunité que l'Iran n'est que trop désireux d'exploiter.»
Certes, les Etats-Unis sont un allié très proche d'Israël depuis toujours. Mais pour bien comprendre le discours de Rex Tillerson, il faut le lire en conjonction avec celui prononcé par son collègue, le vice-président américain Mike Pence, devant le Knesset le 22 janvier. Rarement dans l'histoire des relations internationales, il y a eu une déclaration de soutien aussi inconditionnel d'un Etat à un autre. Mike Pence a non seulement réaffirmé le soutien traditionnel des Etats-Unis à l'Etat hébreu, qui remonte effectivement à 1948 quand les sionistes ont arraché leur indépendance, après de longues années de lutte terroriste, aux Britanniques. Il a aussi et surtout présenté une vision mystique du monde selon laquelle les intérêts des Israéliens et des Américains sont identiques car ces deux peuples seraient, au fond, un seul peuple qui partagent une seule vocation millénariste.
«Nous sommes avec Israël parce que votre cause est notre cause, vos valeurs sont nos valeurs, votre combat est notre combat. Nous sommes avec Israël parce que nous croyons au bien et non au mal, à la liberté et non à la tyrannie... Dans l'histoire des juifs, nous avons toujours vu l'histoire de l'Amérique. C'est une histoire d'exode, un voyage de la persécution vers la liberté, une histoire qui montre la puissance de la foi et la promesse de l'espoir», a expliqué le vice-président américain.
Pour lui, en effet, les pères pèlerins étaient comme les juifs, «envoyés par la Providence pour construire la Terre Promise. Les chansons et les contes du peuple d'Israël étaient aussi les leurs, ils les ont fidèlement enseigné à leurs enfants, comme ils continuent à le faire aujourd'hui. Nos fondateurs ont puisé dans la Bible des Hébreux pour leur orientation et leur inspiration.»
C'est sans doute ce messianisme qui a poussé Donald Trump à reconnaître Jérusalem comme la capitale israélienne
Nous sommes ici loin, très loin, du vocabulaire des relations inter-étatiques. Mike Pence véhicule au contraire une vision apocalyptique des relations américano-israéliennes qui exclut toute nuance et tout réalisme. Les rapports entre ces deux Etats ne relèvent pas, pour lui, de la diplomatie mais de l'eschatologie. C'est sans doute ce messianisme qui a poussé Donald Trump à reconnaître Jérusalem comme la capitale israélienne. La ville est évoquée 16 fois dans son discours, et notamment pour sa signification biblique en tant que ville d'Abraham et du roi David. Les liens trimillénaires entre le peuple juif et cette ville sont la raison, selon lui, pour laquelle Israël a aujourd'hui le droit d'en faire sa capitale.
Plus banalement, l'engouement du président américain et de son équipe pour le parti du Likoud et son président, l'actuel premier ministre, Benjamin Netanyahou, dont les obsessions anti-iraniennes sont connues depuis bien des années, fait qu'au moment où la paix en Syrie est à portée de main, au grand dam des Américains qui sont exclus du processus, Washington s'apprête à poursuivre les combats pour renverser Bachar et défendre les intérêts israéliens tels que Netanyahou les voit. L'Iran doit être combattu non pas parce qu'il menace l'Amérique mais parce qu'il menacerait Israël. La politique étrangère de Donald Trump, ce n'est pas l'Amérique d'abord. C'est Israël d'abord.
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