Les électeurs italiens, qui étaient appelés aux urnes le 5 mars pour renouveler leurs sénateurs et députés, ont provoqué trois coups de théâtre. Que ces séismes aient été pressentis alors que se déroulait la campagne électorale ne doit rien enlever à leur caractère spectaculaire. Le taux de participation de 74%, qui reste élevé malgré une baisse d’un point par rapport au scrutin de février 2013, ne fait qu’en confirmer la portée.
Tout d’abord, le score du Mouvement cinq étoiles, fondé par le comique Beppe Grillo, est impressionnant. Créée il y a moins de dix ans, cette formation qualifiée de « populiste » ou d’« antisystème » frôle les 32% des suffrages, soit près d’un électeur sur trois. Il y a cinq ans, elle obtenait déjà les faveurs d’un sur quatre (25,6%), et avait encore fortement progressé lors des municipales de juin 2016, emportant notamment les mairies de Turin et de Rome. Les mésaventures et les piètres résultats collectionnés depuis lors par la nouvelle équipe municipale à la tête de la capitale n’ont manifestement pas nui au parti dirigé désormais par Luigi di Maio (31 ans).
Le deuxième séisme s’est produit au sein même de la coalition à trois
Le deuxième séisme s’est produit au sein même de la coalition à trois formée par Forza Italia, parti tout entier dévoué à l’ancien premier ministre et milliardaire Silvio Berlusconi ; la Ligue du Nord, reprise en main par le jeune Matteo Salvini ; et le mouvement Les Frères d’Italie, souvent étiqueté postfasciste. Alors que le Cavaliere, âgé de 81 ans, inéligible jusqu’en 2019 du fait de diverses condamnations, comptait bien sortir vainqueur et piloter ainsi la mise sur pied du prochain gouvernement, son parti ne recueille que 13% des suffrages, et se fait doubler par la Ligue, deuxième grand vainqueur du scrutin avec 18% des voix. M. Salvini a donc réussi son pari de transformer l’ancien mouvement régionaliste réclamant l’autonomie de la Padanie en parti d’ampleur et d’ambition nationales.
Enfin, avec moins de 19% des suffrages, le Parti démocrate (PD, souvent étiqueté « centre-gauche ») subit plus qu’une défaite, que ne vient même pas nuancer son alliance avec le mini-parti Europa Plus (2,6%) d’Emma Bonino, qui prônait le salut par l’Union européenne.
Même si la plus grande prudence s’impose en termes de comparaison, le PD avait été créé après l’implosion du paysage politique italien par le rassemblement de forces issues de l’ex-démocratie-chrétienne et feu le Parti communiste. Une sorte d’En Marche ! avant la lettre, dont le jeune Matteo Renzi avait pris la tête en 2013, avant d’accéder de manière fulgurante au poste de président du Conseil. Il est alors apparu, pendant quelques années, comme l’enfant prodigue qui allait redonner vie, par son image de renouveau et de jeunesse, à l’Union européenne. Sa défaite lors du référendum constitutionnel de décembre 2016 a signé le déclin de cette étoile filante.
Nouveau système électoral
Le nouveau système électoral italien, qui s’appliquait pour la première fois lors de ce présent scrutin, et qui mélange de manière particulièrement complexe majoritaire et proportionnelle, avait été conçu pour favoriser l’émergence d’une majorité nette et écarter durablement du pouvoir le Mouvement cinq étoiles. C’est tout le contraire qui s’est produit; les analystes prévoient une majorité introuvable et un pays ingouvernable. D’intenses tractations vont avoir lieu d’ici la première session du nouveau Parlement prévue pour le 25 mars.
La seule coalition possible résulterait d’une alliance entre les Cinq étoiles et la Ligue
Aucun des trois blocs n’approche le seuil des 40% estimé nécessaire pour former une majorité. Mais rien n’oblige à ce que les coalitions formées lors de la campagne se prolongent au-delà du scrutin. A ce stade, deux coalitions sont arithmétiquement possibles. La première verrait le PD s’allier au Mouvement Cinq étoiles, ce qui est évidemment invraisemblable (mais pas exclu, tant la politique italienne peut réserver d’improbables surprises); la seconde résulterait d’une alliance entre les Cinq étoiles et la Ligue. L’alternative serait un retour aux urnes, dont on ne voit pas qu’il donnerait des résultats sensiblement différents.
Un accord – jusqu’à présent exclu par ces partis – entre le Mouvement Cinq étoiles et la Ligue du Nord serait le scénario catastrophe pour tous les amoureux de l’Union européenne. Elle concrétiserait ce que quasiment tous les observateurs ont noté : une poussée sans précédent de l’hostilité populaire à l’intégration européenne. L’autre grand thème de la campagne a tourné autour des enjeux migratoires, qui ont largement déterminé le vote des électeurs. Les deux thèmes sont d’ailleurs liés, puisque c’est bien Bruxelles qui est jugé responsable de l’accueil massif des migrants arrivés par la Méditerranée.
Une telle coalition arrivant au pouvoir en Italie constituerait un tsunami pour l’avenir de l’UE.
Une telle coalition arrivant au pouvoir en Italie, pays fondateur du marché commun et troisième économie de la zone, constituerait un tsunami pour l’avenir de l’UE.
On n’en est évidemment pas là. Mais venant après la déflagration du Brexit, puis les scrutins en Allemagne, en Autriche, en Tchéquie – et bientôt en Suède – une tendance se confirme dans la plupart des pays de l’UE (et au-delà), un spectre qui peuple les cauchemars des dirigeants européens : l’émergence – structurée autour des laissés pour compte de la mondialisation – d’une partie des sociétés qui refuse désormais de rester à l’intérieur du système établi. Qu’elle soit baptisée « antisystème », « populiste », voire « d’extrême droite », cette évolution de fond n’est pas près de refluer.
Les prochaines semaines préciseront sans doute la configuration politique qui émergera – ou non – dans la Péninsule. Une chose est déjà sûre : les Italiens ont donné le coup de grâce à la méthode Coué qui s’était développée à Bruxelles (et à Paris) ces derniers mois, selon laquelle « l’Europe est de retour ».
Il va falloir vous faire une raison, camarades.