À Vittel, Nestlé privatise la nappe phréatique par Lorène Lavocat (Reporterre)
À Vittel, dans les Vosges, Nestlé Waters et les habitants pompent la même eau. La ressource se réduisant de façon préoccupante, les autorités locales veulent la faire venir des environs pour abreuver la population. La multinationale, elle, pourra continuer de puiser dans le sous-sol.
- Actualisation le 4 juillet 2018 — Mardi 3 juillet, la commission locale de l’eau (CLE) a retenu deux scénarios pour compenser le déficit en eau de la nappe de Vittel. Ils impliquent un transfert d’un million de mètres cubes d’eau depuis des zones voisines, à travers des canalisations souterraines. Les associations environnementales désapprouvent ce choix, qui entérine d’après elles une privatisation de la nappe phréatique par Nestlé. Elles préparent des recours juridiques et une mobilisation citoyenne lors de la consultation publique prévue cet automne. Plus de détails à lire ici.
- Vittel (Vosges), reportage
Une longue file de camions coule à travers les rues de Vittel en direction de l’autoroute A31. Dans leurs immenses bennes, des milliers de bouteilles d’eau attendent de se déverser dans les rayons des supermarchés français et européens… D’Allemagne au Japon, on s’abreuve d’eau vosgienne. Qu’elles s’appellent Hépar®, Contrex®, Vittel®, chaque goutte provient de ces sous-sols vosgiens riches en minéraux. Et chaque centime revient dans le portefeuille de Nestlé Waters, propriétaire des marques.
Des centaines de millions de litres du précieux liquide sont ainsi extraits, chaque année, des profondeurs lorraines. Tant et si bien qu’une de ces nappes souterraines, la plus profonde et la plus importante, est menacée d’épuisement. Mais plutôt que d’exiger de la multinationale qu’elle réduise ses prélèvements, élus et industriels envisagent ni plus ni moins de serrer la ceinture hydrique des habitants. Bientôt, à Vittel, l’eau des robinets ne proviendra peut-être plus du sous-sol, mais sera acheminée par pipeline sur des dizaines de kilomètres. « Le géant international s’est approprié la ressource locale pour commercialiser l’eau en bouteille, dénonçait France nature environnement en mars dernier. L’entreprise s’octroie un réel monopole sur une ressource qui n’est censée appartenir à personne, si ce n’est aux populations locales pour subvenir à leurs besoins vitaux. » Joint par Reporterre, Christophe Klotz, directeur d’Agrivair, une filiale de Nestlé Waters, refuse d’endosser « le rôle du gros vilain : nous ne sommes pas contre ce territoire, nous sommes interconnectés avec lui. Et ce territoire vit autour et grâce à l’eau ».
- Un hôtel art déco de Vittel.
« La commune de Vittel s’est construite autour de son eau, elle lui a tout sacrifié, raconte Bernard Schmidt, Vittellois et membre de l’association Oiseaux nature. Mais ce qui se passe aujourd’hui, c’est la prise en main coloniale d’un territoire et la privatisation du bien commun qu’est l’eau. »
Pour comprendre ce qui se joue dans ce village vosgien d’à peine 5.000 âmes, il faut remonter au XIXe siècle et aux balbutiements du thermalisme. Avocat dans le sud de la France, Louis Bouloumié souffre de calculs rénaux qu’il tente d’apaiser par des cures annuelles à Vittel. En 1851, il achète toutes les sources. « Dès le départ, son objectif principal n’était pas de créer une station thermale mais de vendre de l’eau en bouteille, explique M. Schmidt, qui s’est passionné pour l’histoire de sa commune. Le thermalisme a été développé comme une vitrine afin de promouvoir l’eau minérale : la station ne sert qu’à l’image. »
Mais quelle image ! Peu à peu, au fil des générations de Bouloumié et des époques, la bourgade rurale se pare d’hôtels, de casinos, de parcs. Un des deux fils de Louis, docteur, va obtenir l’agrément de l’Académie de médecine pour les sources : labellisation essentielle, car seule une eau reconnue comme bénéfique pour la santé peut être vendue sous l’appellation « eau minérale ». Bernard Schmidt, lui-même médecin, doute de la vertu thérapeutique de l’eau, « même s’il est évident que prendre un bon bol d’air à la montagne, boire de l’eau plutôt que de l’alcool et se faire pouponner ne peut faire que du bien », mais il reconnait l’efficacité publicitaire de cet atout santé : « C’est grâce à l’image médicale de l’eau que Vittel va vendre ses bouteilles. »
- Une galerie art déco à Vittel.
Les clients se succèdent — aristocratie russe d’abord, puis oligarchie coloniale — et les bâtiments muent au gré des modes architecturales. Aujourd’hui, les allées boisées du parc thermal ont gardé un parfum suranné. Les grandes façades art déco et les fontaines rococo forment un décor de cinéma étrange. Car les rues sont désertes, les bâtiments restent vides, le golf et le casino se remplissent à peine à la belle saison. Le Club Med, qui gère la partie hôtelière depuis les années 1970, a menacé de claquer la porte ; il n’est resté que contre la promesse de la municipalité de financer un coûteux centre équestre.
« Il n’y a qu’une seule courbe croissante à Vittel depuis la fin du XIXe siècle : c’est celle de la vente de bouteilles d’eau », conclut Bernard Schmidt. Dès les années 1970, Nestlé Waters s’associe à la Société des eaux, dirigée par la famille Bouloumié. Alors que le thermalisme périclite, les entreprises misent tout sur l’embouteillage. En 1975, les premiers relevés effectués dans la nappe souterraine révèlent un déficit effarant, de 2,5 millions de mètres cubes par an ! Et une menace : si rien n’est fait, la nappe pourrait tout simplement s’assécher.
Cette nappe, que l’on appelle aquifère des grès du Trias inférieur (GTI), s’étend de l’Allemagne jusqu’aux Cornouailles en passant sous le bassin parisien. Au niveau de Vittel, elle se situe à près de 100 mètres de profondeur, et constitue un réservoir « captif », isolé : l’eau y est emprisonnée entre des couches géologiques relativement imperméables. Côté face, cet isolement permet de préserver sa qualité, car elle est ainsi protégée des pollutions. Côté pile, cette nappe se régénère très, très, très lentement. Et c’est précisément cette ressource peu renouvelable qui intéresse les habitants, pour leur consommation d’eau potable, mais surtout les industriels, qui sont à l’origine de près de la moitié des prélèvements.
Pourtant, il faudra attendre 2010 pour que le problème de l’épuisement soit pris au sérieux. Entre-temps, Nestlé Waters est devenu propriétaire des marques en 1992. La multinationale a augmenté le nombre de bouteilles et diminué le nombre d’employés (passés de 4.500 en 1975 à 900 aujourd’hui). Elle pompe désormais près de 800.000 m3 d’eau par an (soit 800 millions de litres) de la nappe GTI et exporte l’eau à l’étranger sous la marque Vittel Bonne source. Or, le déficit de la nappe est environ d’un million de mètres cubes par an. Ainsi « Nestlé serait responsable de 80 % du déficit », estime Jean-François Fleck, de Vosges nature environnement.
Un petit point de géologie locale s’impose ici. Les sous-sols de Vittel sont gorgés d’eau, répartie dans plusieurs « poches ». Les poches les plus superficielles, très riches en minéraux, sont exploitées par Nestlé Waters et commercialisées sous les marques Hépar, Contrex et Vittel Grande source. En revanche, elles ne peuvent pas servir à l’approvisionnement des habitants, car elles dépassent les seuils fixés de minéralisation.
C’est donc dans la poche la plus profonde, la fameuse nappe GTI, que puisent les Vittellois pour boire. Mais c’est aussi dans cette poche que Nestlé Waters se sert pour remplir ses bouteilles de Vittel Bonne source. Cette marque est stratégique pour la multinationale : moins minéralisée que les autres eaux, Bonne source se vend très bien à l’étranger. Les millions de litres extraits chaque année sont donc exportés en totalité, vers les autres pays européens principalement. Une autre entreprise, la fromagerie l’Ermitage, se fournit également dans cette nappe. En 2010, 3,2 millions de mètres cubes ont ainsi été prélevés.
- Répartition des usages de la ressource en eau de la nappe GTI, en milliers de mètre cube, d’après une estimation du BRGM en 2010.
En posant ses valises au creux des collines vosgiennes, Nestlé Waters ne s’est pas contentée de faire des forages. L’entreprise a maillé le territoire, « noyauté », dirait M. Schmidt. Outre les 900 emplois directs qu’elle génère grâce à l’embouteillage, elle régente le développement économique local. Sa filiale Agrivair finance le rachat de terres agricoles, la mise en place de compostage, et des conseils techniques à destination d’agriculteurs en échange du respect d’un cahier des charges visant le « zéro pesticide », afin de protéger les nappes peu profondes de la pollution chimique.
L’association Terre eau, aujourd’hui en pleine reconfiguration, qui vise à « faciliter le développement économique et social du territoire de la plaine des Vosges tout en continuant de garantir la qualité des eaux souterraines » ainsi que la société AEBV (Accompagnement économique du bassin de Vittel) sont gérées par un certain Bernard Pruvost, qui était jusqu’à récemment cadre dirigeant pour Nestlé International.
C’est ce même Bernard Pruvost qui a présidé une association au rôle pivot : la Vigie de l’eau. Officiellement, cet organisme installé au cœur du parc thermal vise l’éducation à l’environnement et la culture scientifique. Surtout, cette Vigie a été chargée de l’animation de la Commission locale de l’eau (CLE) de 2010 à 2016. La CLE réunit 45 membres — élus, associatifs, industriels, services de l’État — avec l’objectif de remédier au déficit chronique et inquiétant de la nappe souterraine.
- Le siège de la Vigie de l’eau.
Et c’est là que le bât blesse. Car pendant cette période, la CLE a esquissé des décisions importantes… en faveur de Nestlé Waters et au détriment des populations locales. Et pendant cette période, de 2013 à fin 2016, la présidente de la CLE n’était autre que Claudie Pruvost, conseillère générale… et épouse de Bernard Pruvost.
« Les embrouilles ont commencé en 2013, quand le comité technique de la CLE a décidé d’exclure les industriels de tout effort de réduction des prélèvements », révèle Jean-François Fleck. C’est ce qu’indique le rapport du BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) et de la Vigie de l’eau publié en 2014.
- Extrait du rapport du BRGM de 2014.
De comité technique en réunion, les associations ont découvert qu’au lieu d’affiner et de débattre des différentes hypothèses possibles pour réduire le déficit de la nappe souterraine, une seule et unique solution semblait se dessiner. « On a vite compris qu’il n’était pas question de demander aux industriels de se serrer la ceinture, raconte Jean-François Fleck. Mais comme il fallait trouver un moyen pour moins pomper, ils ont décidé d’aller chercher de l’eau ailleurs pour les habitants. » C’est ce qu’on appelle pudiquement la « substitution ». « Ils veulent déshabiller Pierre pour que Paul puisse continuer à s’habiller comme avant », observe Bernard Schmidt.
Le 26 avril 2016, la Commission locale de l’eau s’est réunie avec pour objectif le « choix de la stratégie du schéma d’aménagement et de gestion des eaux [Sage] ». Autrement dit, les membres de la CLE étaient invités à valider le « scénario substitution ». « Ils sont venus avec le projet ficelé et ils nous ont demandé de voter, se rappelle Christiane Lecoanet, de l’antenne locale d’UFC Que choisir. J’ai trouvé ça choquant : si votre gamin tape dans le pot de confiture, vous n’allez pas donner une punition à son voisin. Nestlé crée le déficit, mais on fait payer les consommateurs, c’est le monde à l’envers ! »
- Un forage d’alimentation en eau potable.
Interloquées, les associations ont répliqué. Fin 2016, aiguillé par Vosges nature environnement, le responsable local d’Anticor a signalé une possible prise illégale d’intérêts au tribunal d’Épinal. Une enquête préliminaire visant les époux Pruvost a été ouverte dans la foulée, et Claudie Pruvost a démissionné de son poste de présidente de la CLE. La Vigie de l’eau s’est retirée également de la Commission. Interrogée par Reporterre, sa vice-présidente n’a pas souhaité nous répondre, précisant cependant que l’association « n’a jamais participé ni à la gouvernance ni à aucune des réunions de bureau de la CLE », et qu’elle n’était donc pas en mesure de prendre « position sur le fond de cette question. Nous sommes des médiateurs et apportons des informations, validées par les scientifiques ». Du côté de Nestlé Waters, Christophe Klotz, le directeur d’Agrivair, réfute l’accusation et souligne que « l’entreprise n’a qu’un représentant et qu’une voix sur 45 membres de la CLE ».
En parallèle, les militants environnementaux multiplient les courriers pour réclamer l’examen d’autres solutions, qui prennent en compte la participation des industriels à l’effort collectif de réduction.
Mais le 15 mars dernier, une nouvelle réunion de la CLE n’a fait que confirmer leurs craintes : la stratégie proposée s’appuie sur un transfert d’eau (de 500.000 à un million de m³, selon les cas) en provenance des territoires voisins ; via des dizaines de kilomètres de canalisation, pour un coût de 15 millions d’euros à 30 millions sur 20 ans. Dans une lettre adressée le 29 mars à Nicolas Hulot, les associations ont dénoncé une solution incompatible avec la loi sur l’eau de 2006, qui stipule que « la priorité d’usage doit aller à l’alimentation en eau potable des populations ».
Du côté de Nestlé Waters, on met en avant les efforts volontaires consentis par la multinationale : « Nous avons une autorisation préfectorale pour prélever jusqu’à un million de mètres cubes, précise Christophe Klotz. Depuis dix ans, nous n’avons pas augmenté nos prélèvements, au contraire, nous les avons ramenés de 973.000 m3 en 2008 à 744.000 m3 en 2017. »
- Jean-François Fleck, Renée Lise, Bernard Schmidt et Christiane Lecoanet contestent la privatisation de fait de l’eau par Nestlé Waters.
Pas question pour autant d’aller plus loin : « Il faut voir le territoire comme un écosystème ; si vous touchez à la première plus grande entreprise du coin, vous aurez des conséquences. Et Nestlé Waters reverse chaque année 7 millions d’euros aux collectivités locales, au nom de la surtaxe sur les eaux minérales. L’équilibre actuel est extrêmement fragile, avec la déprise agricole, la baisse démographique et peu d’emplois. Si on touche à cet équilibre de façon dogmatique avec une solution simpliste, quelles pourraient être les conséquences ? » Pour les associations, ce chantage économique est inadmissible : « Nestlé Waters n’a fait que diminuer le nombre de postes, avec l’automatisation de l’embouteillage, répond Bernard Schmidt. Et la robotisation continue d’avancer, donc il y aura de toute façon de moins en moins d’emplois. »
Selon Christophe Klotz, le scénario avancé — celui du transfert d’eau depuis d’autres territoires voisins — « nécessite d’être débattu, mais mérite d’être examiné » : « Il ne s’agit pas d’aller chercher de l’eau à l’autre bout du département, mais à quelques kilomètres de Vittel, insiste-t-il. Si on pense le développement économique non pas à l’échelle du village mais à l’échelle de la communauté de communes, il paraît logique de mettre en commun les ressources : les infrastructures, les activités, et donc, pourquoi pas, l’approvisionnement en eau. »
Le député insoumis Bastien Lachaud, joint par Reporterre, refuse ce scénario qui aboutit, selon lui, à un « accaparement par le privé du bien commun qu’est l’eau » puisque « seuls les industriels, et en premier lieu Nestlé Waters, pourront continuer à prélever dans la nappe. » Le 20 mars dernier à l’Assemblée nationale, il a d’ailleurs posé une question à ce sujet au gouvernement :« [Je voudrais] apprendre ce que le gouvernement compte faire pour faire cesser cet accaparement inacceptable du patrimoine commun par une entreprise privée, pour préserver la ressource en eau, et ainsi pour garantir que les populations locales continuent à avoir accès à l’eau potable sans surcoût. »
Le gouvernement n’a, à ce jour, pas répondu à M. Lachaud. Quant à la CLE, elle devrait se réunir en juin pour adopter définitivement (ou pas) le scénario proposé.
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