Résultat : chacun de ces cinq groupes représente à lui seul un coût annuel allant de 165 à 460 millions d’euros pour la France. Les coûts les plus importants sont ceux liés à la pollution de l’air, suivis par les crédits d’impôts. Viennent ensuite les émissions de gaz à effet de serre, la précarité et enfin les allègements de cotisations sociales.
Le poids de ces différents coûts pour la collectivité varie selon les entreprises. Pour Michelin et Renault, la pollution de l’air est le coût dominant. Le constructeur automobile se distingue également en termes de recours aux allégements de cotisations sociales. Sans surprise, en tant qu’entreprise pétrolière, Total domine de loin toutes les autres firmes de l’échantillon en termes d’émissions de gaz à effet de serre, tout en bénéficiant de crédits d’impôts élevés, comparables à ceux de Sanofi. Pour ce dernier groupe, les crédits d’impôts représentent d’ailleurs près de 80% de ses coûts pour la collectivité, même s’il semble aussi très adepte – comme EDF - du recours au travail précaire.
Le coût sociétal des gaz à effet de serre ou de la pollution de l’air demeure largement sous-estimé
Précision importante : à la différence d’autres méthodologies, l’approche des coûts sociétaux évalue les dépenses réelles, effectivement engagées pour l’année 2016, par la collectivité, autrement dit le budget de l’État et des systèmes de protection sociale.
En matière de pollution de l’air, les estimations incluent les dépenses d’assurance maladie, ainsi que certaines autres dépenses publiques liées à la mesure et à la prévention de la pollution, ou encore à la rénovation des bâtiments publics. En matière d’émissions de gaz à effet de serre, ce sont les diverses formes d’investissements ou d’intervention publics en matière de lutte contre le changement climatique qui sont prises en compte, qu’il s’agisse de dépenses engagées par l’État, les collectivités locales, ou les agences ou institutions financières publiques.
À bien des égards, l’estimation de ces coûts sociétaux ne fournit qu’un ordre de grandeur a minima des coûts reportés sur la société, car les dépenses directement supportées par les pouvoirs publics ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. D’abord, évidemment, parce que ces derniers ne font sans doute pas tout ce qu’ils devraient faire pour réduire effectivement la pollution de l’air ou nos émissions de gaz à effet de serre. Ensuite et surtout, parce que la plupart des dégâts liés au dérèglement climatique et à la pollution de l’air sont engendrés sur plusieurs décennies et seront payés sur le long terme. Enfin, parce qu’il est difficile voire impossible d’identifier toutes les conséquences en chaîne et ceux qui en paie le prix.
Le coût sociétal du carbone en est l’exemple type : les dépenses réellement engagées en 2016 par l’État français ne représentent que 0,36 euros la tonne (si on les ramène à l’ensemble des émissions des entreprises étudiées). Si l’on se basait sur le prix du carbone suggéré par l’Union européenne pour orienter les décisions d’investissement, prix qui prend en compte une partie des dépenses engendrées sur le long terme et qui s’élève à 27 euros la tonne, ce ne seraient plus 52 millions d’euros dont seraient redevables en moyenne chacune de nos cinq multinationales à la collectivité pour l’année 2016, mais plus de 3,9 milliards d’euros. Soit à peu près leurs bénéfices moyens pour cette même année. Si l’on se réfère aux travaux du GIEC qui comptabilisent l’ensemble des impacts et des coûts à venir du changement climatique à l’échelle mondiale, la facture s’élèverait même à plus de 14 milliards d’euros par entreprise en moyenne, pour les émissions d’une seule année.
Il en va de même, à moindre échelle, pour la pollution de l’air. Au-delà des dépenses réelles que nous avons comptabilisées dans notre estimation de coûts sociétaux, certains économistes tentent de donner une valeur théorique à d’autres impacts dits « intangibles » : les « pertes de vie humaine » et « les pertes d’années de vie en bonne santé ». D’après les conclusions d’un rapport sénatorial de 2015 sur le coût de la pollution de l’air en France, ces coûts « intangibles » seraient grosso modo neuf fois supérieurs aux dépenses tangibles de cette pollution – celles que nous avons retenues dans nos calculs. Autrement dit, si l’on tenait compte de ces coûts intangibles, nos cinq multinationales ne seraient plus redevables à la collectivité de 115 millions d’euros chacune en moyenne, mais de 11,5 milliards pour l’année 2016.
En matière sociale et fiscale, des informations très partielles
En ce qui concerne les coûts sociaux et fiscaux, les calculs sont a priori plus clairs. Mais encore faut-il accéder aux informations nécessaires, ce qui relève souvent du parcours du combattant. Les données sont difficilement accessibles, ne concernent pas toujours l’ensemble de leurs filiales basées en France, et remontent parfois à plusieurs années en arrière. Nous en sommes réduits dans quelques cas à des estimations faites à partir des données sectorielles compilées par l’INSEE.
Concernant les données salariales à l’intérieur des grands groupes, comme par exemple la proportion de contrats à durée déterminée et d’intérimaires au sein de leur effectif français, ou la répartition des employés par déciles de rémunération, il faut se référer aux « bilans sociaux » qu’ils sont tenus de produire chaque année. Seule une minorité d’entreprise rend publics ces bilans sociaux, même s’ils n’ont théoriquement rien de confidentiel, et il est difficile de se les procurer, même sur simple demande.
En matière fiscale, c’est pire encore. Les multinationales françaises entretiennent une opacité délibérée dans ce domaine. La plupart d’entre elles ne rendent même pas publics le montant des différents crédits d’impôts dont elles bénéficient. Quant au manque à gagner pour l’État du fait de l’évitement fiscal et des localisations de filiales dans des paradis fiscaux, seul un reporting par pays public et complet permettrait d’y mettre un chiffre.
Toutes ces mesures sociales et fiscales favorables aux entreprises ont pour objectif de favoriser l’emploi en France. Admettons qu’elles soient coûteuses. Sont-elles au moins efficaces ? Les chiffres que nous avons collectés pour ce « véritable bilan annuel » suggèrent que non. Toutes les entreprises de notre échantillon à l’exception d’EDF ont vu leur effectif en France diminuer depuis 2010, alors même que leur effectif mondial et leur chiffre d’affaires cumulé croissaient de plus de 10% sur la même période.