Alstom-General Electric : les preuves du grand racket américain. Propos recueillis par Emmanuel Lévy, Marianne
Alstom-General Electric : les preuves du grand racket américain
Propos recueillis par Emmanuel Lévy, Marianne
Publié le 18/01/2019 à 18:00
Entretien avec Frédéric Pierucci, ex-dirigeant d'Alstom qui a passé près de deux ans en prison aux Etats-Unis.
La vente d'Alstom à General Electric est le résultat d’une action coordonnée de la justice et de la multinationale américaines. Frédéric Pierucci, ex-dirigeant d'Alstom qui a passé près de deux ans en prison aux Etats-Unis, en est convaincu. Dans un livre choc, Le Piège américain, il démontre cette collusion et dénonce le pacte de corruption à la tête d’Alstom. Ce lundi 14 janvier, Olivier Marleix, député LR, a d’ailleurs saisi la justice pour que soit levé le voile sur les conditions de vente de ce fleuron français.
Selon vous, il y aurait collusion entre le Department of justice (DOJ), c’est-à-dire le parquet américain, et General Electric (GE). Autrement dit : l'enquête pour corruption engagée par le DOJ concernant Alstom, qui débouchera sur une lourde amende, va entraîner in fine la prise de contrôle de l’industriel français ?
Frédéric Pierucci : Ce n’est pas une conjecture, les preuves matérielles sont là. En 2014, sollicité par Bercy, l’Allemand Siemens fait une contre-proposition à l’alliance GE-Alstom. L'Américain ne vacille pas et réplique même avec une offre aussi inattendue qu’alléchante. Sans en connaître le montant, GE assure prendre à sa charge l’amende dont devra s’acquitter Alstom. Cela n’a pas de sens. Outre qu’il est parfaitement illégal de prendre à son compte le paiement d’une amende pénale sanctionnant un tiers, que ce soit aux Etats-Unis ou en France, aucun conseil d’administration ne peut signer un chèque en blanc. Car personne ne connaît alors le montant de l’amende. Sera-t-elle de 500 millions de dollars, d’un milliard ou d’un milliard et demi ? Cela, Siemens le sait pertinemment et ne peut donc s’aligner sur l’offre américaine. C’est même tellement délirant que, lors de la finalisation du rachat, GE renoncera à payer cette amende du fait même de cette illégalité ! C’est à mon sens le premier signe de collusion entre le Department of justice et GE.
Un deuxième signe est la présence de General Electric lors des négociations entre le DOJ et Alstom. A quel titre le futur acheteur, qui n’est alors que putatif, prend-il place autour de la table ?
Enfin, un troisième indice est fourni par le timing. En prison, j’ai eu tout le temps d’étudier les dossiers de plaider-coupable dans ce genre d’affaire. Dans 99 % des cas, quand il y a accord entre le DOJ et une entreprise, le montant de l’amende, est validé par un juge fédéral en moins de dix jours. Dans le cas qui nous concerne, la juge va prendre tout son temps. En tout cas, le temps nécessaire pour permettre au patron d’Alstom, Patrick Kron, et au gouvernement Français d’obtenir le feu vert des autorités européennes de la concurrence permettant la vente de l’entreprise française.
Au final, c’est Alstom qui payera l’amende ?
Oui. Là aussi, on nage en plein délire. GE propose de mettre 12,35 milliards de dollars sur la table pour acheter Alstom, cette offre s'accompagnant donc de l’engagement de payer l’amende. L’ensemble des parties ne pouvaient ignorer l’illégalité de cette procédure. Quant à Alstom - qui paye pourtant des armées d’avocats – il est étrange que l’entreprise n’ait pas pensé un instant à inscrire une clause de compensation du prix de 12,35 milliards de dollars au cas elle serait amenée à régler, elle même, cette amende.
C’est pourtant bien ce qui se passera au final, de sorte que les actionnaires d’Alstom vont supporter deux fois le prix de l’amende : une première fois parce que GE ne paye pas ; une deuxième en la payant la payant sur ses fonds. En tout, cela représente 1,4 milliard de dollars.Et tout le monde trouve cela parfaitement normal. Le conseil d'administration ne réagit pas. Pas plus que les actionnaires. C’est scandaleux. Bouygues, le premier d’entre eux, est aux abonnés absents. Plus étrange, les fonds de gestion qui sont également dans le capital d’Alstom ne réagissent pas non plus.
Et Patrick Kron part avec 4 millions de bonus et sa retraite chapeau…
Oui, en tout il y en a pour 13,7 millions d’euros. Reprenons le fil. 1) Patrick Kron décide de mener des négociations de vente d’Alstom avec GE sans en parler avec son conseil d’administration. 2) Devant la justice américaine, il plaide coupable de corruption. 3) Il vend mal l’entreprise. 4) Tout le monde applaudit. Certains crient même au génie ! Il faut vraiment ne rien comprendre à rien. Au prétexte que le nouveau patron de General Electric a récemment constaté 23 milliards de dollars de perte, les Américains en attribuent l'entière responsabilité au rachat d’Alstom. Mais enfin, cela n’a pas de sens ! Les déboires de GE sont largement antérieurs à cette opération. Depuis 2008, l'Américain traîne comme un boulet la quasi faillite de sa banque, GE capital, emportée dans la tourmente des subprimes. Ensuite, la dernière génération de turbines à gaz de GE comporte une sorte de malfaçon qui devrait lui coûter fort cher. Enfin, il est d’usage pour un dirigeant qui prend la barre d’une entreprise de plomber les comptes à son arrivée : faire table rase du passé, ça aide pour présenter un beau bilan dès les premières années de son mandat…
Pour rappel, dans les années 2000 Siemens a dû également plaider coupable pour corruption devant le DOJ. Heinrich von Pierer, son patron d’alors, a-t-il été loué comme l’a été Patrick Kron ? Non, il a été destitué. Pire, Siemens va même le poursuivre, lui et d’autres dirigeants de l’époque. Heinrich von Pierer va, à lui seul, payer 5 millions d'euros.
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