Emmanuel Macron, le vertige autoritaire par François Bonnet
21 mars 2019 Par François Bonnet
La décision de mobiliser la troupe, samedi, pour endiguer les manifestations à Paris est sans précédent depuis les grandes grèves de 1947-48. Année après année, le mouvement social est un peu plus criminalisé et les libertés bafouées. Homme sans limites et sans mémoire, le chef de l’État franchit un nouveau pas.
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Prend-on seulement la mesure de ce choix d'une gravité extrême ? La décision d'annoncer le renforcement du « dispositif Sentinelle » – entre 7 000 et 10 000 soldats – et son déploiement samedi 23 mars contre les manifestations possibles de « gilets jaunes » à Paris est une rupture historique dans l'ordre républicain. La mise en scène faite par le pouvoir de cette décision renforce encore cette appréciation.
La mesure a été prise personnellement par Emmanuel Macron, a-t-il été souligné, puis annoncée en conseil des ministres. « Nous ne pouvons pas laisser une infime minorité violente abîmer notre pays et détériorer l’image de la France à l’étranger », a aussitôt déclaré Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement. Enfin, cette décision vient clore plusieurs jours de déclarations publiques du chef de l'État et de son ministre de l'intérieur promettant la foudre aux futurs manifestants après les graves incidents de samedi dernier sur les Champs-Élysées.
Marche du siècle, 16 mars 2019. © MJ
Le pouvoir choisit donc d'organiser un face-à-face entre l'armée et le peuple. « Vous voulez de l’ordre public ? Cela implique de passer à l’offensive. On peut craindre des blessés, voire des morts », prévient un député de la majorité, cité par Le Monde. Sommes-nous encore en France ? Imagine-t-on une telle mesure et de tels propos tenus, par exemple en Italie, par le ministre d'extrême droite Matteo Salvini, par exemple en Hongrie, par le premier ministre nationaliste Viktor Orbán, par exemple en Russie, par Vladimir Poutine ? Le tollé serait immédiat.
L'opération Sentinelle est un dispositif antiterroriste visant à protéger la population contre toute attaque ou attentat. Son cahier des charges est extrêmement précis et son cadre d'intervention soigneusement délimité.
Or voilà ce dispositif antiterroriste utilisé contre un mouvement social et des manifestants, sans que cela ne soulève une immense vague d'indignation. Entretemps, le pouvoir s'est efforcé de gagner la bataille du vocabulaire : les manifestants ont été appelés « factieux », « foule haineuse », « brutes », ils sont aujourd'hui des « émeutiers » qui veulent « renverser la République ».
Jamais en reste d'un coup de menton, Ségolène Royal a, en ces termes, résumé ce qui se dit et se pense dans les cercles du pouvoir : « Je me suis demandé pourquoi ça n'avait pas été fait plus tôt (...) Certes les black blocs ne sont pas des terroristes, mais ils sèment la terreur. Et donc c'est la même chose. » En 1912, Jean Jaurès décrivait cette bataille des mots : « Un des procédés classiques de la bourgeoisie, c’est lorsqu’un mot a cessé de faire peur, d’en susciter un autre… Pendant une génération, la bourgeoisie a cru que, pour épouvanter le pays, il lui suffisait de dénoncer le socialisme. Puis, le pays s’est acclimaté au socialisme. Maintenant, c’est le même tour avec le mot “sabotage”. »
C'est donc gagné pour les black blocs, leur démonstration est faite. Leur stratégie de toujours est de démontrer, en organisant l'affrontement systématique avec les forces de l'ordre, que la nature profonde de tout État capitaliste est autoritaire ou dictatoriale. Nous y sommes, l'État mobilise la troupe pour endiguer et mieux réprimer un mouvement social désormais considéré comme « un ennemi intérieur », seul motif d'engagement de l'armée sur le territoire national, comme l'ont rappelé les successifs livres blancs sur la défense.
Explications de Benjamin Griveaux : « Le dispositif Sentinelle aura à sécuriser les points fixes et statiques et permettra aux forces de l’ordre de se concentrer sur les mouvements, le maintien et le rétablissement de l’ordre. » Explication complémentaire de Matignon : autant que possible, les militaires ne se retrouveront pas au contact direct des manifestants. Il ne s'agit que de libérer des effectifs de gendarmes et de policiers jusqu'alors immobilisés dans des gardes statiques (Élysée, Matignon, ministères, grandes administrations) et ne pouvant donc concourir directement au maintien de l'ordre.
Ces propos ne font que relever d'un grossier mensonge. Car les milliers de soldats mobilisés viendront bel et bien participer à un dispositif global de maintien de l'ordre. Car, rien ne peut exclure que des face-à-face armée-manifestants ne se produisent, d'autant que les parcours des manifestations de gilets jaunes ne sont jamais fixés à l'avance et tournent souvent à l'errance dans Paris.
Plus grave encore, au vu des quatre mois et demi de manifestations, rien ne peut exclure que des groupes de manifestants surchauffés, pris dans des charges policières ou des avalanches de tirs de lacrymogènes ou de LBD (black blocs, gilets jaunes ou autres), ne décident de s'en prendre à des troupes officiellement chargées de garder des bâtiments.
Et alors ? « Et qu'est-ce qui se passe après ? Les militaires tirent ? C'est un métier la police ! Quelles que soient les circonstances, l’armée ne peut et ne doit assurer aucune tâche de police », a protesté Jean-Luc Mélenchon, mercredi soir sur BFM. « Vous êtes devenus fous ! », a-t-il ajouté à l'adresse de François Bayrou. Une exclamation qui faisait écho à celle du député de centre-droit Charles de Courson quand il s'indignait de la loi anticasseurs : « Mais où sommes-nous ? Réveillez-vous mes chers collègues ! C'est la dérive complète ! C'est une pure folie de voter ce texte ! On se croit revenu sous le régime de Vichy. »
Même le sénateur Bruno Retailleau, qui fait de la surenchère sécuritaire son fonds de commerce, s'interroge : « Que se passerait-il si un groupe de black blocs s’en prenait physiquement à des militaires à proximité des Champs-Élysées ? Les militaires ne sont pas formés au maintien de l’ordre. Les militaires sont formés à se battre, à faire la guerre, à répondre par les armes à ceux qui les assaillent. »
C'est également ce qu'avait dit celle qui n'a pas réagi depuis mercredi, Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État à la défense. Interrogée en décembre 2018 sur LCI, elle avait exclu toute mobilisation militaire. « Pour ce qui est de l’armée, non. Les armées n’interviennent pas dans des missions de sécurité publique intérieure. Les armées, actuellement, leur ennemi, ce sont les terroristes », disait-elle.
Autre mensonge du pouvoir, d'ailleurs démenti par la mise en scène de l'annonce présidentielle : il ne s'agirait certainement pas d'un acte politique mais d'une mesure technique. Du pragmatisme en quelque sorte pour calmer une base policière et gendarmesque épuisée par ces mois de manifestations et donner un peu de grain à moudre aux syndicats policiers…
Georges Clemenceau, Jean Jaurès et Jules Moch
Or c'est tout autre chose qu'a revendiqué, jeudi, le ministre de l'intérieur Christophe Castaner. Depuis samedi, l'homme est pointé du doigt pour son incompétence, sa brutalité et son incapacité à se faire obéir par ses services. Il s'est donc placé jeudi sous le patronage de Georges Clemenceau en installant le nouveau préfet de police de Paris. « Votre modèle est Georges Clemenceau, sa main n’a jamais tremblé quand il s’agissait de se battre pour la France, la vôtre ne devra pas trembler non plus », a-t-il osé déclarer en référence aux manifestations.
Lens, au cœur du bassin minier, 1906. L'armée est déployée contre les mineurs. © (dr)
Il ne s'agissait pas là du Clemenceau de la Grande Guerre, mais du Clemenceau ministre de l'intérieur. Celui qui, après la catastrophe minière de Courrières, fit donner la troupe en 1906 pour écraser dans le sang les grèves dans les charbonnages puis continua les années suivantes à réprimer dans la violence les mouvements ouvriers. Cette année-là, Jean Jaurès s'indignait dans plusieurs éditoriaux que cette violence patronale et cette répression politique délibérées produisent à la chaîne des violences ouvrières (lire ici et également ici). À Lens, un journal local écrit : « L’armée est partout et protège les bâtiments publics comme la Poste et le lycée Condorcet. » Protection des bâtiments publics : c'est ce que nous annonce le gouvernement.
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Le pouvoir a ainsi choisi de s'inscrire dans cette histoire particulière de répression sanglante des mouvements sociaux. L'armée n'a jamais été appelée à intervenir dans de telles situations depuis les grandes grèves de 1947-1948. Les communistes venaient de quitter le gouvernement, la guerre froide était engagée, et le gouvernement de la jeune IVe République décida de pourchasser l'« ennemi intérieur ».
C'est un socialiste, Jules Moch, alors ministre de l'intérieur, qui envoya les troupes pour mater les mineurs. Il mobilise 60 000 CRS et soldats pour imposer aux 15 000 grévistes la reprise du travail. L'armée occupe les puits de mine. Bilan : plus de trois mille licenciements, six morts et de nombreux blessés (lire ici cette étude des Cahiers d'histoire sociale). Ce n'est qu'en 2014 que Christiane Taubira, alors ministre de la justice, a demandé l'indemnisation des familles de mineurs illégalement licenciés.
Le choix d'Emmanuel Macron n'est donc pas d'opportunité ou de pragmatisme. Il est une décision politique de durcir encore l'appareil de répression des mouvements sociaux pour mieux s'afficher comme le tenant du parti de l'ordre. Jusqu'alors, le pouvoir avait généralisé des dispositifs testés dans les quartiers populaires, à l'occasion des émeutes de 2005, puis développés sous Nicolas Sarkozy (réforme des retraites) et François Hollande (loi travail El Khomri).
Christophe Castaner et la ministre de la justice Nicole Belloubet ont ensuite donné de nouvelles armes au système répressif : usage systématique des LBD (lanceurs de balles de défense), intervention des groupes policiers des BAC – non formés au maintien de l'ordre –, gardes à vue massives et souvent illégales, interpellations préventives, etc. Le recours à la troupe s'inscrit dans cette surenchère de violences voulues et provoquées par le pouvoir.
Cette escalade s'accompagne d'une agressivité grandissante du ministre et du premier ministre. La plupart de leurs déclarations, depuis samedi, visent à préparer l'opinion à l'accident, c'est-à-dire à un ou des morts. « Si nous avons une stratégie qui permet aux forces de l’ordre d’être plus mobiles, d’être plus dynamiques, d’être plus fermes, il y a plus de risques »
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d'accidents, a assumé, lundi soir sur France 2, le premier ministre Édouard Philippe. Là où l'obsession de tous les gouvernements, depuis au moins 1968, a été d'éviter des blessés graves ou des morts, le pouvoir actuel n'en fait plus sa priorité.
Et cela pose directement la question du président de la République. Emmanuel Macron n'a cessé, depuis novembre, d'assumer et de demander un renforcement des moyens de répression. On sait le bilan : des milliers de blessés, une femme âgée tuée à Marseille par une grenade, 22 personnes éborgnées, cinq personnes ayant eu une main arrachée : lire ici notre bilan complet effectué par David Dufresne.
Qu'a répondu la semaine dernière encore Emmanuel Macron ? « Répression, violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » L'économiste et philosophe Frédéric Lordon lui a répondu en ces termes : « Mais M. Macron, vous êtes irréparable. Comment dire : dans un État de droit, ce ne sont pas ces mots, ce sont ces choses qui sont inacceptables. À une morte, 22 éborgnés et 5 mains arrachées, vous vous repoudrez la perruque et vous nous dites : “Je n’aime pas le terme répression, parce qu’il ne correspond pas à la réalité”. La question – mais quasi psychiatrique – qui s’ensuit, c’est de savoir dans quelle réalité au juste vous demeurez » (lire ici dans Le Club l'intégralité de sa réponse).
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Ce n'est pas qu'une question rhétorique. C'est désormais l'interrogation qui pèse sur cette présidence saisie de vertige autoritaire et d'auto-contemplation. « Autoritaire : qui use de toute l’autorité qu’il possède sans s’imposer de limite », dit le Larousse. Et n'est-il pas véritablement sans limites, Emmanuel Macron, dans son usage des institutions, sa gestion des corps intermédiaires et de l'opinion ?
Quel est donc ce président qui, après avoir moqué « Jojo le gilet jaune » lors d'un premier débat avec les élus, s'égare dans une logorrhée verbale que plus personne n'écoute ? Quel est ce président qui veut vendre à l'opinion comme un exploit sportif et politique le fait de parler huit heures et dix minutes avec des intellectuels qu'il rabroue ou n'écoute pas ?
L'affaire Benalla, débutée le 1er Mai dernier et révélée en juillet, a spectaculairement dévoilé les dérèglements d'une présidence faisant fi de toutes règles, l'autoritarisme du chef prenant le relais de sa force de conviction quand celle-ci venait à défaillir. Le résultat est que l'Élysée est aujourd'hui un château fantôme où les personnages clés sont partis, ont été congédiés ou sont aujourd'hui inquiétés par la justice.
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La crise politique n'a cessé de s'aggraver depuis cette affaire qui a aussi désorganisé l'appareil d'État (la préfecture de police de Paris en particulier). Faute de réponse politique susceptible d'entraîner ou à tout le moins de calmer le pays, il ne reste au chef de l'État que cette fuite en avant dans un autoritarisme porteur de nouveaux drames et de nouvelles crises.
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Envoyé par : YJGPerso <yves-j.gallas@wanadoo.fr>