Les portefeuilles des propriétaires d'Ehpad semblent se porter au mieux, mais les salariés de hôpital public estiment pour leur part que les fermetures de lits dans leurs services de gériatrie seraient corrélées à la fortune de ces premiers.
Le syndicat hospitalier Sud-Santé alerte régulièrement sur «la casse de l'hôpital du public», ainsi que sur la privatisation du secteur de la santé et celui de la gériatrie, en particulier. Cette fois, c'est Cathy Le Gac, co-secrétaire générale de ce syndicat, qui est montée au créneau sur Facebook avec une publication dans laquelle elle partage un article du site ehpad.com claironnant la réussite financière «des propriétaires d’exploitants d’EHPAD privés en France», selon les chiffres du magazine Challenges. «Voici les noms des personnes qui font du fric sur le dos des plus faibles...», assène Cathy Le Gac. Et de reprendre les noms des fortunes les plus emblématiques de ce secteur visiblement en plein essor.
Si les placements financiers dans ce domaine sont encouragés par le site ehpad.com, les partenaires sociaux de l'hôpital public font eux part de toute leur inquiétude.
Ainsi Sud-Santé avait déjà alerté dans un communiqué publié à la fin du mois de mars 2019 : «En Ile-de-France, la population augmente régulièrement. Nous vivons de plus en plus vieux, mais pas forcément en bonne santé. Malgré les besoins à venir, Martin Hirsch [directeur de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris] décide de fermer 1 200 lits sur les 2 400 de l’APHP. Soit la suppression de 50% des lits de soins de longue durée (SLD). C’est un véritable plan de destruction massive ! [...] Souvenons-nous de tous les scandales de certaines de ces structures le printemps dernier… Ces groupes cotés en bourse ou appartenant pour la plupart à des fonds de pension qui exigent un retour sur investissement. La prise en charge des personnes âgées se fait au prix d’une maltraitance institutionnelle qui se généralise, par exemple, ils attribuent la somme de 3,46 euros par jour pour 3 repas et une collation.»
Pour le syndicat, aucun mystère : les fermetures de lits en gériatrie dans le secteur public vont bénéficier au domaine privé.
Jointe par RT France, Valérie Pistone, infirmière et secrétaire de la section Sud-Santé à l'hôpital René Muret à Sevran en Seine-Saint-Denis où 179 lits en gériatrie pourraient prochainement fermer, semble totalement dépitée au téléphone : «C'est un scandale sanitaire qui se prépare. Il faudrait un plan gériatrie ambitieux mais le patient doit être rentable selon la direction de l'AP-HP... L'humain passe après l'argent.»
La syndicaliste compare le traitement des aînés dans le public et dans le privé : «Chez nous [à l'hôpital René Muret], il y a toujours un médecin de garde ou un interne la nuit. Par contre, seuls 12% des Ehpad disposent d'un service d'infirmières de nuit. Donc dans ces établissements, quand un patient est malade la nuit, il faut appeler les pompiers ou le Samu et il part pour les urgences qui sont déjà saturées.»
A en croire Valérie Pistone, le patient devra alors attendre pendant plusieurs heures dans le service d'urgences où il atterrira après sa prise en charge, «une perte de sens», selon elle : «Ils sont malades, mais on les sort de leur environnement». Et de déplorer un paradoxe : «En substance, on nous dit de vieillir, mais en bonne santé ! Il faut comprendre que beaucoup des patients qui sont dans nos services ont déjà été refusés par les Ehpad pour des raisons financières. Dans notre département de la Seine-Saint-Denis, qui pourra se payer les dépassements d'honoraires du secteur privé dans les années à venir ? Les seniors vont-ils devoir s'endetter pour se soigner ? Leurs plans sont en contradiction avec les statistiques locales et les gens ne bénéficieront pas d'une offre de soins à la hauteur de leurs besoins. La Seine-Saint-Denis était un département jeune, mais à présent, il a vieilli, comme les autres.»
C'est un scandale sanitaire qui se prépare, mais le patient doit être rentable. L'humain passe après l'argent
A l'autre bout de la chaîne, les propriétaires des Ehpad connaissent un certain succès financier à en croire le classement publié par Challenges, mais les partenaires sociaux craignent que ce ne soit au détriment des patients. C'est ce que dénonce avec tant de force le syndicat Sud-Santé, ainsi que le rappelle Valérie Pistone : «On appelle ça "l'or gris" et ça rapporte beaucoup. Leur personnel est payé par la sécurité sociale et ils négocient tout au cordeau avec des prix de gros qui ramènent le coût quotidien des repas à un peu plus de 3,40 euros, le tout pour trois repas et un goûter. Vous avez déjà essayé de manger pour ce prix-là, vous ? Mais les propriétaires d'Ehpad sont de plus en plus décomplexés par rapport à cette situation.»
Alors les syndicats cherchent à mobiliser dans les hôpitaux publics, notamment à Sevran : «Tous les mardis on tient une assemblée générale, car notre situation est très floue. La direction ne confirme pas les chiffres de fermetures de lits que nous avons obtenus en off, mais ils ne les démentent pas non plus... On sait très bien qu'ils vont faire comme d'habitude, c'est-à-dire ne pas communiquer pendant le plus longtemps possible et sortir leurs cartouches au dernier moment pour que personne n'ait le temps de réagir. Du coup, on a cette grosse impression de ne pas avoir d'avenir. Pour la fermeture d'un bâtiment entier en gériatrie chez nous, nous nous attendons à une échéance dans le courant de l'année 2019 ou en 2020», déplore Valérie Pistone de Sud-Santé. Selon ce même syndicat, 6 000 suppressions de postes également sont prévues d'ici l'année 2023 pour l'AP-HP.
Antoine Boitel