Nous reproduisons cet article (rédigé par Anne-Sophie Jacques et publié ici par Arrêt sur Images) car il propose un contre-point intéressant à une vidéo très largement diffusée (comprendre la dette publique en quelques minutes). Il s’agit, non pas de prendre parti dans ces « désaccords d’économistes », mais de verser ce contre-point au débat.
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Désaccords d’économistes autour d’une vidéo virale.
Et si on se penchait sur la dette publique ? Vous savez, ce chiffre avec plein de zéros? Ce boulet qu’on laisse à nos enfants ? Cette courbe exponentielle qui grimpe comme une fusée ou un pénis en érection [1] ?
Entendons-nous : loin de moi l’idée de vous faire un cours sur le sujet, d’autant que j’ai trouvé il y a un mois environ une vidéo dont l’objectif est de nous faire comprendre en dix minutes l’origine de la dette publique. On la trouve partout, notamment dans des endroits que j’aime bien (le blog d’Elsa Fayner Et voilà le travail ou celui de l’éco(dé)mystificateur) et je l’ai reçue au moins vingt fois par mail. Coup de bol non ? Ça me facilite le métier, vous ne trouvez pas ? Eh bien non. Depuis que j’ai relayé la vidéo en question dans un vite-dit sur le site, des milliers de lecteurs m’alpaguent de deux façons différentes : les uns trouvent que c’est n’importe quoi, y a à boire et à manger, c’est truffé d’énormités, les autres me remercient (souvent en m’envoyant des fleurs ou des boîtes de chocolats à trois étages) parce qu’enfin ils ont tout compris à la dette publique. Parmi les ravis, le dernier en date est mon propre père et là, quand ça touche à la famille, on se dit qu’il est temps de réagir.
Que vaut cette vidéo ? D’où vient-elle ? Dit-elle vrai, dit-elle faux ? Venez avec moi, nous allons mener l’enquête.
Avant toute chose, si ce n’est pas encore fait, le mieux est de regarder la vidéo en question. La voici dans une version avec des baignoires, c’est très ludique :
En résumé, selon l’auteur, les responsables politiques invoquent la dette publique pour justifier des plans d’austérité, alors que cette dette ne vient pas seulement des dépenses excessives de l’Etat, mais prend sa source dans le système monétaire actuel. En effet, avant la loi de 1973, l’Etat pouvait emprunter auprès de sa Banque Centrale à taux zéro ; depuis cette loi, l’Etat est obligé de passer par les banques commerciales et de payer des intérêts. Ces intérêts pèsent de plus en plus lourd et la dette s’accroît d’autant plus vite. La démonstration semble imparable.
Première question : qui est Mr Quelques minutes, l’auteur de la vidéo ? J’envoie un mail sur sa plateforme de partage de vidéo : quelques heures plus tard, il me répond. L’auteur est « ingénieur dans le business des compagnies aériennes ». Il préfère garder l’anonymat et se défend d’être économiste ni même d’avoir eu une quelconque formation en économie. Il est seulement habité par un souci d’information: « j’étais agacé d’entendre sans cesse les mêmes lieux communs sur la dette publique, à la télévision et dans la rue, et sachant que le sujet est plus complexe que de simples « nous sommes endettés parce qu’il y a trop de dépenses publiques » ou des « nous vivons au dessus de nos moyens », j’ai donc décidé qu’il était important d’informer les gens, pour qu’ils puissent se faire un point de vue plus aiguisé sur le sujet. L’information existait déjà, tout ce qu’il fallait c’était de lui donner un aspect plus simple et agréable pour que les gens s’y intéressent. » Et elle était où, cette information? « Dans les livres, les articles, les conférences, les blogs que j’ai pu consulter sur le sujet (merci internet).«
Après un an de travail, une fois sa vidéo finie, Mr Quelques minutes la soumet à André-Jacques Holbecq, co-auteur du livre « La dette publique, une affaire rentable » (Editions Yves Michel, sorti en 2008 et réédité en avril 2011) et accessoirement abonné à @rrêt sur images. Pour être complète, c’est lui qui avait diffusé dans un forum le lien vers la vidéo. Tout est donc de sa faute. Du coup, j’interroge Holbecq sur le contenu de la vidéo. Si, au départ, il émet quelques réserves sur une démonstration ultra-simplifiée, il soutient néanmoins l’initiative, d’autant qu’elle rejoint à 100% son discours. Il a lui-même participé à la réalisation de plusieurs vidéos intitulées « Fausse monnaie ? Vraies dettes ! » [2] et avoue, un brin écœuré, qu’ils ont mis « quatre fois plus de temps que Mr quelques minutes pour arriver quasiment à la même démonstration.«
Pour Holbecq, le problème de la dette est intimement lié au système monétaire. Dans son ouvrage, tout comme dans la vidéo, il retrace l’histoire de la monnaie jusqu’à cette fameuse date de 1973 qui interdit à l’Etat d’emprunter directement à sa Banque centrale. Mais pourquoi cette loi ? Ne reculant devant rien, Holbecq est allé dans les commentaires du blog de…Valéry Giscard d’Estaing, ministre des finances à l’époque, pour lui poser directement la question. Bingo ! « La possibilité du prêt direct de la Banque de France au Trésor public a généré partout où il fut appliqué une situation d’inflation monétaire permanente » a répondu Giscard, laissant le forum ensuite s’emballer. L’ensemble de l’échange est visible ici.
A cette loi, s’ajoute en 1993 l’ indépendance de la Banque de France décidée par le gouvernement Balladur. Enfin, les traités européens enfoncent le clou : l’article 123 du traité de Lisbonne stipule qu’ »il est interdit à la BCE et aux banques centrales des Etats membres (…) d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit » à toute institution publique. Selon Holbecq, la dette ne serait plus qu’un mauvais souvenir si l’Etat se réappropriait la création monétaire. Contrairement à l’idée qui consiste à dire « que l’argent existe comme un gâteau dont la seule question est de savoir comment le repartir entre les convives« , Holbecq se fait insistant : « Aucune loi physique n’empêche un Etat, une Banque centrale ou de second rang, de créer toute la monnaie nécessaire. » Création monétaire dites-vous ?
Monnaie, monnaie, monnaie
Eva Prima pandora / Jean Cousin, le Père (1490-1560)/ © RMN (Musée du Louvre)
Là, autant vous le dire, j’ouvre la jarre de Pandore et je la referme aussitôt car vous savez quoi ? La monnaie fait l’objet de querelles intestines depuis près de quatre siècles et je ne me sens pas encore de taille à affronter le sujet. Oui je veux bien plonger en économie mais par paliers sinon je vais mourir asphyxiée (et vous aussi). Je botte en touche provisoirement et laisse la parole à Frédéric Lordon [3] histoire de ne pas vous frustrer totalement : « La monnaie est le méta-bien, c’est-à-dire le bien particulier qui, dans la société marchande, donne accès à tous les autres biens. Elle est donc l’instrument générique du désir. Tous les désirs d’objet de la société marchande passent par elle – la littérature, le théâtre, le cinéma, les plus inspirés comme les plus médiocres, ont-ils jamais cessé de faire fonds sur ce pouvoir magnétique de l’argent-talisman ? C’est pourquoi il ne faut escompter aucune modération ni aucune régulation interne au désir d’argent, et qu’on voit mal par quel miracle l’Etat unique détenteur des moyens de la création monétaire résisterait à la tentation de devenir émetteur pour compte propre. » Un objet de désir à explorer donc, et en attendant, chantons-le avec Java.
Je referme d’autant plus facilement la jarre que certains pourfendeurs de la vidéo m’expliquent que la création monétaire n’a pas de rapport avec la dette publique. Le premier à s’offusquer est un abonné du site, David Delagneau, par ailleurs professeur de SES (qui n’ont plus de secrets pour nous). Pour notre abonné, cette vidéo mêle le vrai au faux, et une même phrase peut commencer juste et finir en vrille : « L’auteur mélange tout, endettement, monnaie scripturale, dette de l’Etat et au final, il nous fait croire que la création monétaire est à l’origine de la dette des Etats. C’est faux pour deux raisons: un, les Etats ne se financent pas par les banques mais directement sur les marchés financiers en vendant des titres (obligations ou bons du trésor) et deux, la dette a pour origine la différence entre dépenses et recettes. Ensuite pour combler cette différence on a, schématiquement, la solution de droite – on diminue les dépenses – et la solution de gauche– on augmente les recettes. »
Je commence à y voir plus clair : c’est la vision complotiste de la création monétaire qui agace les détracteurs. Complotiste, c’est le mot qu’utilise Jean-Marie Harribey, membre d’Attac, prof à l’université de Bordeaux, pour qualifier la vidéo (qu’il range dans le même panier que le film l’argent-dette de Paul Grignon décrypté à l’époque par @si).
Economiste vraiment atterré
Un autre économiste n’a pas de mots assez durs pour qualifier le travail de Mr cinq minutes : Henri Sterdyniak, directeur du département économie de la mondialisation à l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE). Souvenez-vous, nous l’avions reçu sur le plateau avec Paul Jorion. Je lui demande par mail s’il peut me recevoir et analyser mon objet d’études. Réponse : « Bof. Cette vidéo est stupide. Faut-il en parler ? Enfin, si vous y tenez. » Un peu que j’y tiens ! Il m’a l’air dans d’excellentes dispositions !
C’est un économiste plus qu’atterré qui me reçoit dans son bureau du Quai d’Orsay. Il trouve la vidéo d’une bêtise sans nom, mais surtout il a un très mauvais souvenir de l’émission avec Jorion. « Vous n’aviez rien préparé, Jorion est un charlatan, vous ne m’avez pas du tout calculé, cette émission est la pire chose que j’ai faite dans ma vie. » Allons bon ! Je vous laisse découvrir, dans le fichier sonore de notre entretien (bonus de fin d’article), comment j’exécute une pirouette et lance finalement la vidéo en squattant son bureau avec mon ordinateur.
Après cent soixante quatre soupirs, Sterdiniak finit par résumer sa pensée : parler dettes sans parler déficits est une hérésie. « Pas une seule fois il ne prononce le mot déficit. Il ne donne aucune info précise sur les options de dépenses, les impôts, les recettes ; il nous balade avec des questions sur la monnaie qui n’ont rien à voir avec la dette. » Il ajoute : « Toute l’économie est endettée ! La contrepartie de la monnaie, c’est obligatoirement de la dette. Ce système fonctionne comme ça depuis le début de la première guerre mondiale. » D’accord, mais pourquoi ne pas laisser la Banque centrale prendre en charge une partie de la dette en prêtant à l’Etat à taux zéro? « C’est tout simplement impossible ! » Et de m’expliquer que si je place mes économies sur un livret qui rapporte 2%, ou tout autre placement rémunérateur, il faut bien en contrepartie que des clients qui empruntent de l’argent à la banque paient des intérêts pour me rémunérer, moi. C’est d’ailleurs le schéma schizophrénique esquissé par mon banquier. « Vous comprenez qu’on ne peut pas imaginer que l’Etat emprunte à zéro, sinon la banque ne peut pas rémunérer les gens qui placent leur argent, à moins d’accepter de détenir toute votre richesse sous forme de billets non rémunérés. »
Mur couvert d’icônes de l’archange Gabriel, patron des prévisonnistes
Et la BCE dans tout ça ?
Alors, quel est le rôle de la Banque centrale (aujourd’hui européenne) ? « Sa mission est de garantir les banques, mais pas de financer la dette. De toute façon elle n’a pas l’argent. La BCE redistribue ses profits proportionnellement aux PIB des Etats, donc quoiqu’il arrive l’Etat finit par récupérer les dividendes de la BCE. » Cela dit, il y a un hic regrettable selon Sterdyniak : « Avant l’euro, les banques centrales étaient prêteurs en dernier ressort, c’est-à-dire que si l’Etat avait un déficit, il le comblait en émettant des titres, et si par hasard il ne parvenait pas à placer tous ses titres, la Banque centrale les rachetait. Elle ne le faisait pas, mais elle le pouvait. Aujourd’hui ce n’est plus possible, ce qui signifie qu’un Etat en Europe peut faire faillite, contrairement aux Etats-Unis, au Japon, en Grande-Bretagne. Et ça, les marchés n’ont rien vu avant 2009, début de la crise grecque. Quand ils ont compris que la BCE ne serait pas solidaire, c’en était fini.«
Pourquoi la BCE n’est-elle plus prêteuse en dernier ressort ? A cause de l’Allemagne. « Les Allemands ne veulent pas garantir la dette de pays qu’ils considèrent comme laxistes. Ils disent : «Faites comme nous, réduisez les salaires, faites moins de protection sociale, regardez, ça marche.» » Et ça marche ? « Imaginez qu’une journaliste vienne à @rrêt sur images et fasse votre boulot pour un salaire deux fois plus faible. Pour elle, oui, ça marche. Après, pour vous, pour les autres journalistes, c’est moins sûr. Il faut que l’Allemagne et les pays du Nord comprennent qu’ils tirent la zone euro vers le bas.«
Du rôle du garant
Si j’ai bien compris Sterdyniak, la BCE ne doit pas racheter directement des titres émis par des Etats, mais devrait pouvoir être prêteur en dernier ressort. Nuance subtile: quand on devient garant, potentiellement on peut passer à la caisse. A mon avis, tout est dans le on peut. Prenons un exemple concret : je veux louer un appartement et je vous demande d’être mon garant. Vous n’allez pas payer mon loyer, n’est-ce pas ? Vous êtes simplement ma caution. Supposons que je ne peux pas honorer une mensualité. Écartons le cas où je vous fais un méchant coup, style je plaque tout pour partir en Grèce Japon Italie, bref… Là, vous n’avez pas le choix et vous me maudissez jusqu’à la vingt-huitième génération. Mais supposons que je perds mon boulot ou que j’ai un souci de santé : vous n’êtes pas obligé de payer, on peut s’arranger, avec le proprio ou les services sociaux ou alors vous sollicitez un copain, au pire vous payez une partie, en somme on s’organise. J’imagine que c’est le même principe pour la BCE : garante, elle peut payer, mais peut imaginer de mettre en place un tas de solutions pour ne pas avoir à payer justement. Et sa garantie permet surtout aux marchés de se calmer (comme au proprio de décider de vous louer son appartement). Vous me suivez ?
Reste que Sterdyniac fait un blocage sur l’achat direct de titres émis par l’Etat (ce que le jargon économique appelle la « monétisation de la dette »). Pourquoi ? Je pose la question à Thomas Coutrot, co-président d’Attac (invité sur le plateau avec Quatremer puis Lordon), car je le sais en désaccord avec Sterdinyak sur le sujet. D’ailleurs, pendant notre entretien, l’économiste de l’OFCE s’est montré féroce avec son collègue: « Attac est censée être une association d’éducation populaire et elle diffuse sur son site Internet cette vidéo, une ânerie pareille. A croire que Coutrot pense qu’il est possible que la Banque Centrale finance la dette publique avec un taux zéro.«
Perplexe, Coutrot ne comprend pas le blocage de Sterdyniak : « C’est sa marotte, son idiosyncrasie. Il ne comprend pas qu’on puisse monétiser la dette, pas toute évidemment, mais au moins une partie. La banque centrale américaine le fait. Pourquoi pas nous ? Sterdyniak n’est pas convaincant, quand il dit que c’est impossible. Si c’est vraiment impossible, alors pourquoi est-il écrit dans les traités que la BCE ne peut le faire, hum? » Mais pourquoi l’a-t-on interdit en 1973 ? Pour Coutrot, le but était d’obliger les Etats à se financer sur les marchés, car les marchés exigent de la rigueur. « Sous pression de l’Allemagne, il a été décidé que les Etats devaient être sous la discipline des marchés pour ne pas dériver dans l’arbitraire de la création monétaire. » Pourquoi? « Pour les Allemands la création monétaire c’est l’inflation puis l’hyperinflation puis le fascisme. » Au moins, Sterdiniak et Coutrot sont d’accord sur le rôle de l’Allemagne.
Les deux économistes ont débattu de longues heures sur le rôle de la création monétaire, en tant qu’outil pour amortir la dette mais en vain, chacun campant dans ses positions. Et lui, Coutrot, que pense-t-il de cette vidéo ? Pas du bien… il la trouve caricaturale, simpliste, laissant croire que seule l’accumulation des intérêts pèse sur le poids de la dette et, surtout, regrette de ne pas y voir souligné le rôle des déficits : la dette est d’abord alimentée parce que les gouvernements, depuis 1974, dépensent chaque année plus d’argent qu’ils n’en récupèrent par l’impôt. D’ailleurs il doute fortement que cette vidéo soit diffusée sur le site d’Attac. Pas de chance, elle y est. Cela dit, Attac s’intéresse de très près au problème de la dette publique et en exige un audit. Je vous laisse découvrir ce combat sur leur site.
En conclusion, il faut bien reconnaître que j’ai trouvé peu de voix pour défendre cette vidéo, les uns réfutant le rôle de la création monétaire, les autres acceptant le lien dette publique / système monétaire mais regrettant la caricature, les manques, les raccourcis trop rapides. Cela dit, la vidéo a au moins le mérite de nous mettre en question. Reste à nous, éconautes, à aller plus loin en s’emparant, en discutant, en s’étripant sur ce sujet éminemment politique. En revanche, à mon sens, c’est un leurre de penser qu’en dix minutes on peut comprendre la dette publique. On voit bien qu’on touche du doigt de la matière sensible, passionnelle et presque déraisonnée. Vouloir la comprendre en dix minutes reviendrait à vouloir comprendre ce qu’est le désir entre deux portes. Une aberration.
Anne-Sophie Jacques
[1] Ce qu’il ne faut pas dire pour attirer le chaland…
Première partie : l’explication de la création monétaire
Deuxième partie : l’explication de la financiarisation de l’économie
Troisième partie : l’endettement généralisé et la Conclusion
[3] extrait de l’article publié en 2009 sur son blog la pompe à phynance et republié au mois de septembre dans sa version courte (si si c’est possible) in Manière de voir du Monde diplo consacré aux banques.
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