Extraits de C’ETAIT DE GAULLE d’Alain PEYREFITTE
(Première publication : 1994)
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(Source Le Livre de Poche – 2009 – Tome II, pages 99 à 113)
PARTIE I
Chapitre 12
« L’IMPERIALISME AMERICAIN LE PLUS INSIDIEUX EST CELUI DU DOLLAR »
Salon doré, 27 février 1963.
GdG : « L’impérialisme américain, aucun domaine ne lui échappe. Il prend toutes les formes, mais la plus insidieuse est celle du dollar.
« Les Etats-Unis ne sont pas fichus d’avoir un budget en équilibre. Ils se permettent d’avoir des dettes énormes. Comme le dollar est partout la monnaie de référence, ils peuvent faire supporter par les autres les effets de leur mauvaise gestion. Ils exportent leur inflation dans le monde entier. C’est inacceptable, ça ne doit pas durer.
AP. – Ca ne doit pas, ou ça ne peut pas ?
GdG. – Ca peut très bien durer ! Tout le monde se couche. Ca durera… tant que nous ne l’aurons pas dénoncé et que n’y aurons pas mis le holà.
« Heureusement que nous avons empêché les Anglais d’entre dans le Marché Commun. Sinon les investissements américains sur l’Angleterre se seraient multipliés. Elle aurait été le point de passage des capitaux américains envahissant l’Europe. Et tant pis si notre économie passait sous la coupe des Américains. »
Curieux que le Général se lance ainsi dans une critique économico-financière qui ne lui est pas familière. Il est vrai qu’il ne lui faut pas longtemps pour assimiler une discipline nouvelle. En 1946, entre son départ du pouvoir et le discours de Bayeux, il avait, en quelques semaines, absorbé nombre de livres de droits constitutionnel et bâti pour notre pays une Constitution selon son cœur ; elle set la nôtre aujourd’hui. Voici que, plus âgé de dix-sept ans, il assimile les techniques de la finance internationale et des relations économiques extérieures.
Il est vrai que Rueff doit être passé par là, relayé par les conseils de Burin et les éclaircissements de Lévêque (1). Ce que ces deux derniers me confirment dans l’après-midi.
« L’invasion américaine se déroule comme le cours d’un fleuve »
Salon doré, 30 avril 1963.
GdG – « Les Américains sont engagés dans un processus de mainmise sur l’ensemble des circuits économiques, financiers, militaires, politiques dans le monde. C’est une invasion qui se déroule comme le cours d’un fleuve. Les Américains le voudraient-ils, ils ne pourraient pas s’y opposer. D’ailleurs, ils n’y a pas de risque qu’ils le veuillent. Qui dresse une digue ? Ce n’est pas le fleuve. Ce sont les hommes qui ont intérêt à se mettre à l’abri de l’inondation. Or, personne n’en a le courage. C’est donc à nous qu’incombe ce devoir. Vous verrez, on finira par suivre notre exemple, si nous le donnons avec éclat. »
Il se reprend : « Avec éclat, mais sans arrogance. Il faut ménager l’amitié.
AP. – Tant que vous serez là, cette ligne peut être suivie : contenir la poussée américaine, mais sans se fâcher. Seulement, votre successeur, quel qu’il soit, n’en aura pas la capacité.
GdG – « C’est pourquoi, là comme ailleurs, il faut créer l’irréversible. L’irréversible, pour les monnaies, ce serait l’étalon-or. Nous y sommes théoriquement, mais pratiquement nous lui tournons le dos. Le dollar a remplacé l’or. Si nous retournions à l’étalon-or, les monnaies seraient sur des rails, dont elles ne pourraient pas dérailler. Ca supposerait que, chaque fois que nous avons des dollars, nous les convertissions en or, et que tout le monde en fasse autant. Les pressions politiques ne pourraient plus manipuler les monnaies, même si les gouvernements sont soumis aux pressions électorales ou sociales. Les autorités monétaires auraient les moyens d’empêcher les dérives.
(C’est du Rueff pur sucre, mais concentré et cristallin.)
« Tant que je serai là, j’obligerai le gouvernement à lutter contre le déficit et l’inflation (2), donc à tenir le franc. Quand je ne serai plus là, vous verrez, la facilité reprendra son cours. Mais le franc pourrait tenir s’il était rattaché à l’or, comme les autres monnaies ; ça obligerait les gouvernements à être raisonnables, le gouvernement américain et tous les autres comme lui.
« L’élection populaire du président n’est pas faite pour moi, mais pour qu’après moi, l’état et le pays aient une tête. De même, il faut créer une situation telle que les autorités politiques et monétaires soient obligées, après moi, d’assumer leurs responsabilités. »
« Bull, c’est vraiment une entreprise française ? »
Conseil du mardi 18 février 1964.
Le Général, méfiant, se tourne vers Giscard : « Bull, c’est vraiment une entreprise française, avec ce nom ?
Giscard (incollable). – Bull était un ingénieur norvégien qui a vendu son brevet à une entreprise française. Cette société est venue demander au Crédit national un crédit de 45 millions. Dans une firme fabriquant des machines pour connaître à tout instant les comptes au centime près, on avait laissé se créer une situation financière désespérée, sans que personne s’en fût aperçu.
« La General Electric propose d’apporter de l’argent frais contre une participation de 20% au capital. Nous allons constituer une solution française. Non sans mal ; les compagnies voisines, qui sont jalouses de leurs prérogatives, ne voient pas l’importance de l’enjeu. Le nouveau groupe apporte 70 millions et détiendra deux tiers des parts, les anciens actionnaires ne disposant que d’un tiers. L’aide de l’état se fera sous forme de passation de marchés.
Pompidou. – Les capacités financière et techniques des grandes sociétés américaines sont telles, qu’il n’y a guère de sociétés françaises, voire européennes, dans l’aéronautique, l’électronique, l’informatique, l’automobile, qui soient en mesure de résister à leur puissance, par absorption ou par achat, si les gouvernements ne se mettent pas en travers. Des entreprises familiales, incapables de soutenir le rythme, ne suivent pas l’avance technique et ferment les yeux devant le trou qui se creuse.
« Il faut sauver cette entreprise, mais en lui gardant son caractère privé. Si nous la nationalisions, elle vivoterait aux crochait de l’Etat. Seule l’Europe formera un marché suffisant. Il ne faut pas s’imaginer pouvoir tenir, face aux colosses américains, avec un petit marché intérieur.
GdG – Tout cela est bien préoccupant. C’était fâcheux que Bull soit menacé. Il s’agit d’une entreprise française de pointe, qui n’est quand même pas mal dans sa partie technique. (La foi dans le génie français est émouvante.) Si General Electric entrait dans le capital, ce serait le loup dans la bergerie. Mais si on s’allie avec un partenaire européen, il ne faut pas non plus tomber sous sa coupe ; Ce serait qu’une autre façon de tomber sous celle ses américains. »
Pompidou me fait passer un billet : « Pas un mot de bull. On n’en a pas parlé. » (Non ! Si on m’interroge, je dirai : « No comment. »)
« Sans indépendance économique, il n’y a plus d’indépendance tout court »
Conseil du 18 novembre 1964.
Giscard et Pompidou présentent au Conseil un projet de loi sur le vote plural. Il s’agit de protéger les entreprises françaises contre des immixtions étrangères, en accordant plusieurs voix à des actions qui sont restées depuis dix ans attachées à la même société.
GdG (visiblement fort satisfait) : « C’est un gros coup. Comment croyez-vous que ça va passer à l’Assemblée ?
Pompidou (sans hésiter). – Ca passera sans difficulté. »
Après le conseil, le Général me commente ce texte :
« Vous pouvez dire que cette disposition va permettre d’éviter que des capitaux américains ne viennent sauvagement faire basculer le pouvoir dans une société française. Vous savez sans indépendance économique, il n’y a pas d’indépendance tout court. »
« Nous payons les Américains pour qu’ils nous achètent »
Un an plus tard, au conseil du 20 octobre 1965, le sujet revient, à l’occasion d’une communication de Maurice Bokanowski (3)
Bokanowski : « L’Allemagne, où les entreprise sont plus concentrées, poursuit la modernisation de son équipement à un rythme accéléré, et les moyens de nos deux pays s’écartent de plus en plus. Chez nous, les concentrations sont très difficiles, elles posent des problèmes insurmontables de personnes.
GdG. – Nous devons nous armer pour amener, et au besoin pour contraindre, notre industrie à la concentration. Le mouvement général y pousse, mais je ne crois pas que ce soit suffisant.
« Nous ne sommes pas non plus armés pour lutter contre l’invasion américaine. Compte tenu de l’énormité des Etats-Unis, nous ne pourrons tenir le coup qui si nous sommes capables de nous défendre. Je vous demande d’y réfléchir très sérieusement. C’est primordial. Comment ferons-nous pour empêcher que nous soyons submergés par un monstre comme General Motors ou IBM ?
« Les Américains exportent partout leur inflation, et à notre détriment. Ils veulent absolument investir à l’étranger, et ça ne leur coûte à peu près rien. Nous les payons pour qu’ils nous achètent !
Pompidou. – Le traité de Rome nous interdit de faire aucune discrimination entre les entreprises installées dans le marché commun. Or, compte tenu des investissements étrangers très importants en Hollande, en Belgique, en Italie, nous ne savons comment faire pour empêcher ces entreprises d’essaimer ensuite chez nous.
« Et puis, est-il de l’intérêt français de laisser Ford s’installer en Italie, ou plutôt en France de manière à faire travailler des Français ? De toute façon, les investissements se feront et nous n’y pourrons rien. »
Pompidou, voici moins de trois ans, enchérissait sur la diatribe du Général contre l’invasion des capitaux américains (4). Il est devenu plus nuancé.
Quand le Général ne voit encore dans l’investissement étranger en France qu’une défaite de la France, son Premier ministre y voit une source d’activité. Le premier reste méfiant. Le second, sur ce point, me semble avoir des vues plus sereines et sans doute plus justes.
Chapitre 13
« LE DOLLAR DECROCHERA, UN JOUR OU L’AUTRE, DE L’OR »
Salon doré, 18 septembre 1963.
GdG. – « Les Américains vont beaucoup s’intéresser à la prochaine réunion du Fonds monétaire. Le système monétaire mondial ne fonctionne pas correctement. Il oblige la France et l’Allemagne à garder aux Etats-Unis des dollars, qui sont une source d’inflation.
AP. – Alors, vous allez dénoncer ce système ?
GdG. – Pas tout de suite. Nous ne ferons pas encore cette fois de proposition révolutionnaires. Pompidou, Giscard et Couve m’ont conjuré de ne pas bousculer le pot de fleurs. Je reconnais que ce n’est pas immédiatement nécessaire de dire leur fait aux Américains. Mais ils ne perdront rien pour attendre. »
Le lendemain matin, je tamise cette confidence pour Pompidou : « Le Général m’a laissé entendre qu’il remettrait à plus tard… » Le Premier ministre éclate de rire :
« Le Général voudrait dénoncer le système monétaire international, mais j’essaie de l’en dissuader. Ce n’est pas le moment ! »
Pour Pompidou, on ne prend jamais assez de précautions. Pour le général, son premier ministre en prend trop, et l’inopportunité sans cesse invoquée ne lui paraît qu’un prétexte pour se dérober devant l’obstacle.
« Il faut rendre à l’or son rôle de support essentiel »
Conseil du 16 septembre 1964
Un an plus tard, Giscard rend compte d’une nouvelle réunion du Fonds monétaire international à Tokyo. Cette fois, par sa bouche, la France a sinon « bousculé », du moins déplacé le « pot de fleurs ».
GdG : « Nous avons lu la communication que vous avez faite à Tokyo ; elle correspondait bien à ce que nous pensions devoir être dit. Ce système monétaire ne peut pas durer. Il est américain. Il n’est pas mauvais parce qu’il est américain, mais parce qu’il est déséquilibré. »
(En conseil, le Général ménage ceux de ses ministres qui pourraient s’offusquer de son «anti-américanisme ». Il ne tient pas à renouveler l’incident de la démission des ministres MRP (5).)
Après le conseil, j’essaie d’aller plus loin : « Allez-vous prendre une initiative ?
GdG. – Giscard a dit tout haut à Tokyo ce que beaucoup pensent tout bas, à savoir que tout ne va pas pour le mieux dans le système actuel des règlements monétaires internationaux. Ce système, établi au gré des circonstances, permet aux pays dits « à monnaies de réserve », c’est-à-dire les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, de solder les déficits chroniques de leur balance des paiements. Il est en grande partie responsable du déséquilibre des règlements internationaux, ainsi que des tendances inflationnistes qui se manifestent actuellement partout dans le monde.
« Il faut donc rendre pleinement à l’or son rôle de support essentiel du système mondial des paiements. Seul l’or, parce qu’il est inaltérable et qu’il inspire confiance, échappe aux fluctuations des soi-disant « étalons de change or (6) » et à l’égoïsme des politiques nationales anglo-saxonnes.
AP. – Vous prônez un changement radical du système actuel ?
GdG. – Non, ce qu‘il faudrait, c’est une évolution progressive et concertée, qui devrait permettre un meilleur ajustement du système mondial des paiements aux besoins réels. En attendant, il faudrait mettre sur pied une surveillance multilatérale des politiques monétaires nationales. »
Où l’on voit que le Général n’a pas la religion de la « souveraineté monétaire » des états. Il sait qu’ils ne l’utilisent que trop pour manipuler leur monnaie. L’or fait la police. Il est extrapolitique.
« La livre est à bout de souffle, les Anglais aussi »
Salon doré, 23 décembre 1964.
Le Général m’annonce qu’il compte tenir une conférence de presse en février prochain.
AP. « Quels thèmes comptez-vous développer ?
GdG. – En particulier, la question monétaire internationale.
(Ainsi, il aura attendu un an et demi avant de « bousculer le pot de fleurs ».)
AP – D’ici là, le sterling risque d’être dévalué ?
GdG. – Oh ! Les Anglais tiendront bien cahin-caha jusque-là, et même au-delà. Le trésor américain leur a donné assez de dollar pour ça. Mais ça va très mal. La livre est à bout de souffle, les Anglais aussi. Ils peuvent, comme les faibles, essayer d’abord une dévaluation masquée, vous savez, à la manière de Félix Gaillard ? Ils feront 10 %, 15 % , camouflés en prélèvement sur les importations et en détaxes sur les exportations. Et puis, ça ne suffira pas (7).
AP. – Si le dollar suivait le sterling, nous serions obligés d’en faire autant nous-mêmes ?
GdG. – Je ne sais pas encore. Cela dépendra des conditions. Les Anglais ont en caisse quatre milliards de dollars. Nous n’avons qu’un milliards trois cents millions de dollars en billets verts. Nous avons converti en or tout le reste, quatre milliards de dollars. Evidemment si tous les avoirs étrangers en dollars voulaient être convertis en or, ça mettrait à sec les réserves d’or américaines, ça démontrerait que le dollar n’est plus la monnaie de réserve qu’il prétend être. Seulement, si le dollar est dévalué, nos prix deviendraient tout de suite trop chers par rapport aux prix américains. Alors, pour nos exportations, ça deviendrait difficile. »
« Nous ne sommes pas assez riches pour nous ruiner »
Salon doré, 3 février 1965.
AP. – « Annoncerez-vous des choses importantes demain, dans votre conférence de presse, sur le système monétaire international ?
GdG. Je dirai que le Gold Exchange Standard est devenu caduc.
AP. – C’est un vœu pieux ?
GdG. – Ce n’est pas un vœu ! C’est ce qu’il faut faire. J’indiquerai que le Gold Exchange Standard ne repose plus sur les mêmes bases qu’autrefois et que, par conséquent, il faut un changement.
AP. – Nous ne pouvons pas le changer à nous tout seuls ?
GdG. – Le fait que nous le condamnons justifie à lui tout seul que nous ne voulions plus des dollars, mais de l’or. On nous imitera. Il suffit que nous le répétions assez longtemps pour que le Gold Exchange Standard finisse un jour par s’effondrer. Mais il faudrait mieux qu’il fût délibérément supprimé par une négociation.
AP. – Les Américains, accessoirement les Anglais, vont prendre ça pour une agression.
GdG. – Nous ne considérons plus le dollar comme de l’or, puisque maintenant nous échangeons systématiquement nos dollars contre de l’or… Un tas d’entreprises mondiales sont expropriées au profit des Américains, avec des capitaux qu’ils se procurent par leur inflation… Ils réagiront, mais ça n’a pas beaucoup d’importance.
AP. – On dit que la France refuserait de participer au prochain relèvement des participations du Fonds Monétaire international.
GdG. – Parfaitement ! Nous avons déjà énormément de participations internationales. Tout ça pour soutenir une livre qui, en définitive, ne sera pas sauvée, et un dollar qui commence à être ébranlé. Ca suffit comme ça ! Nous ne sommes pas favorables à l’augmentation des quotas. On les a déjà augmentés ! Nous ne sommes pas assez riches pour nous ruiner.
AP. – Ca va nous faire quelques mois agités.
GdG. – Les Américains n’ont qu’à faire ce qu’ils doivent faire pour redresser leur balance des paiements.
Salle des fêtes de l’Elysée, 4 février 1965.
Conférence de presse des grands jours. Les journalistes sont partagés entre l’éblouissement de cette leçon magistrale, la stupeur de voir ce militaire se lancer dans un sujet technique dont il devrait tout ignorer, et l’ironie de le voir monter allègrement à l’assaut de la forteresse dollar, inexpugnable par définition.
A peine suis-je rentré dans mon bureau, que Rueff (8) me téléphone. Jamais il n’a entendu parler du dollar, du Gold Exchange Standard, du système monétaire international, avec tant de clarté, de profondeur, de maîtrise. Il est émerveillé.
AP. – « Vous êtes content de votre élève ?
Jacques Rueff – Je croyais qu’il était mon maître en toutes choses sauf pour celle-là. Je me demande s’il ne le devient pas aussi pour celle là. »
« Rétablir l’équilibre, c’est une opération terrible. »
Salon doré, 17 février 1965.
AP. – « Ce que vous avez dit dans votre conférence de presse sur l’étalon-or est mal passé dans la presse anglo-saxonne et dans la presse française…
GdG. – C’est la même chose !
AP. – Mais c’est bien passé dans l’opinion, peut-être par patriotisme et puis parce qu’on a confiance dans l’or, pas dans le dollar.
GdG. – Exactement. Dans le tréfonds français, on est pour l’or, parce que qu’on sait, héréditairement, que le règne de l’or s’est confondu avec une situation économique stable.
AP. – Finalement, la presse elle-même a baissé le ton. Vous n’êtes plus guère contredit en France que par l’opposition, y compris par les MRP, qui disent que c’est un mauvais coup porté aux Américains…
GdG. – Ou par Raymond Aron.
AP. – Mais vous êtes suivi par la population.
GdG. – La masse sent ce que les intellectuels ne veulent pas comprendre.
AP. – Ca va déboucher sur quoi ?
GdG. – Sur l’effondrement de la livre et, un jour ou l’autre, du dollar, qui cessera d’être convertible en or.
AP. Mais nous ne pouvons pas souhaiter l’effondrement de la livre et du dollar !
GdG. – Bah ! Pourquoi le craindre ?
(Il pense à l’effondrement en tant que monnaie de réserve, alors que je pensais à l’effondrement en termes de dévaluation – qui nous serait préjudiciable.)
AP. – Nous sommes solidaires, quand même ?
GdG. – Les Américains et les Anglais ont pu maintenir artificiellement leur suprématie. Tant qu’ils étaient en mesure de changer leur monnaie contre de l’or, et tant qu’ils avaient des balances de paiement favorables, ça n’incommodait pas les gens. Aujourd’hui, cette situation s’est retournée, leurs balances de paiement sont défavorables, et ils perdent de l’or.
« Pour que les Américains arrivent à maintenir le Gold Exchange Standard, comme ils sont censés le faire, il faudrait que leur balance des paiements soit équilibrée. Mais ils en sont incapables. Alors, le dollar décrochera, un jour ou l’autre, de l’or, malgré toutes les pressions. Rétablir l’équilibre, c’est une opération terrible. Il faudrait une force politique qu’ils n’ont pas. Ile père Johnson ne l’a pas. Il ne peut pas faire ça. De même qu’il ne peut pas faire la paix avec l’Asie. Il a peur de ses lobbies.
AP. – Ne croyez-vous pas qu’avant de revenir à l’étalon-or pur et simple, on sera obligé de passer par une monnaie de réserve autre que le dollar, peut-être un panier de devises ?
GdG. – Il, ne faut pas se laisser couillonner ! Les Américains et leurs séides tâcheraient de garder quand même le dollar comme principale monnaie de réserve, parce qu’elle serait la plus forte des devises du panier ! »
« Les Américains se prennent pour les gendarmes du monde monétaire. »
Conseil du 1er septembre 1965.
Giscard : « Le secrétaire d’Etat américain au Trésor, Fowler, est venu à Paris. Il assure que les Etats-Unis ont mesuré les troubles provoqués par les déséquilibres continus de leur balance des comptes et considèrent son rétablissement comme un objectif prioritaire. Mais ils arguent que leur déficit financier est un déficit mondial. Fowler évoque la possibilité d’un panier de devises. Il reprend à son compte votre thème de la réforme monétaire internationale, mais sans lui donner de contenu pratique.
GdG. – Les Etats-Unis se prennent pour les gendarmes du monde monétaire. Fowler a dit à la radio que le Fonds monétaire international serait le cadre approprié pour régler la question. En réalité, c’est pour donner l’impression de l’action, mais ils ne veulent rien faire.
Après le Conseil, j’entreprends le Général sur cette démarche :
GdG. : « La visite de Fowler n’a abouti à rien. Ca n’a été qu’une première prise de contact, inévitable, sur un sujet que j’ai mis à l’ordre du jour. Rien qui modifie les positions respectives.
AP. – Le franc et le mark pourraient devenir monnaie de réserve ?
GdG. : Les monnaies de réserve, ça suffit comme ça ! On ne va pas encore en inventer d’autres ! Il y a l’or. Le reste, c’est des histoires, c’est pour nous couillonner.
AP. – Petit à petit, les Américains reconnaissent que le système actuel n’est pas satisfaisant.
GdG. – Pour eux, il n’est plus satisfaisant du tout, puisqu’il a pour effet qu’ils perdent leur or !
AP. – Nous allons continuer à changer nos dollars en or ?
GdG. – Bien sûr ! Il n’y a pas de raison que ça s’arrête. Les Hollandais et les Suisses en font autant. Puis d’autres suivront. C’est pour ça que le dollar finira par décrocher.
AP. – Quand même, les Américains ont un peu rétabli leur balance des paiements.
GdG. – Ils l’ont rétablie pour un mois ; c’est peu, après des années d’insouciance. Ils sont en pleine inflation. Alors, ils fabriquent des dollars à la planche à billets, ils les exportent, les gogos les prennent comme si c’était de l’or ; c’est commode pour le Américains. Comment voulez-vous qu’ils renoncent à exporter des capitaux ? Il faudrait qu’ils cessent de les créer ! »
Le Général surestimait quelquefois les difficultés des autres. En tout cas, il sous-estima sûrement la capacité politique de Washington de faire pression sur ses créanciers pour qu’ils ne présentent pas leurs créances. L’exemple français ne fut guère suivi. Et quand il le fut, plus tard, devant l’ampleur prise par la dette américaine, et que la situation fut devenue intenable, Nixon imposa en 1971 son coup de force monétaire : en découplant le dollar et l’or, il allégeait brutalement le fardeau de la dette américaine. Le Général, en un sens, avait gagné : il avait tué le Gold Exchange Standard. Mais, en un autre sens, il avait perdu : Nixon s’acharna à interdire tout retour à l’étalon-or. Mais ceci est une autre histoire…
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« Il est fâcheux de légaliser un supplément de déficit. [...] Tout le monde doit s’apercevoir qu’un jour, il faut payer. [...]
Quelle différence ! Penser que nous sommes capables, au bout de quatre ans, de rembourser toutes les dettes de la IVe, qui en était accablée ! [...] Il faut voir le problème de haut : les individus comme l’État ont l’argent facile. Nous devons ramener notre dette flottante et notre circulation monétaire au niveau de notre revenu national. Là est le problème. [...] Le budget [1965] doit être équilibré ! [...] L’État doit veiller aux équilibres ; à plus forte raison, il ne doit pas lui-même mettre en danger l’équilibre par sa propre masse.
[Interdire le déficit par la loi ?] Pourquoi pas ? Dans les anciens budgets, il n’y avait pas d’impasse [déficit]. Le budget était voté avec des recettes et des dépenses rigoureusement identiques. Rajouter des dépenses qui n’étaient pas gagées par de vraies recettes, c’est une idée qui ne serait venue à personne. [...] Il faut donc en finir une bonne fois avec l’impasse.
Pour la première fois depuis Poincaré, la progression des dépenses de l’État ne dépassera pas la progression du revenu national, et le budget est en équilibre. La stabilisation se fait. Un budget de stabilité, c’est vraiment le premier qu’on voit depuis Poincaré. Et ça ne doit pas être le dernier. Il faut que ça devienne la règle. [...] Ce qui fait que, pour les jeunes, c’est-à-dire pour l’avenir, c’est énorme, c’est révolutionnaire ! »
[Charles De Gaulle, d'après Alain Peyrefitte, C'était De Gaulle, Tome II, 1963-1964, Fayard](1) Jean-Maxime Lévêque : inspecteur des finances, conseiller technique à l’Elysée.
(2) premier avertissement d’un plan que le Général imposera en septembre 1963.
(3) Ministre de l’industrie.
(4) Cf. ci-dessus, p. 18 et 19.
(5) Cf. tome 1, p. 171 sq.
(6) Le dollar et la livre sterling.
(7) La livre sterling tiendra pourtant encore trois ans, jusqu’en novembre 1967.
(8) Inspecteur général des finances honoraires, économiste célèbre, chancelier de l’Institut, conseiller financier officieux du Général.