Combattre la novlangue néolibérale (Pierre Lévy).
Repris sur El Diablo
Pierre Lévy, rédacteur en chef du journal« Bastille, République, Nation » était l’invité jeudi dernier de l’association des « Amis du temps des cerises ». Lors de cette conférence, il a axé son propos sur la langue utilisée par les néolibéraux qui est en train de déposséder le peuple de ses propres mots.
Il importe absolument de combattre cette opacité volontairement entretenue afin que le peuple se désintéresse de son propre sort faute de pouvoir le comprendre. Et pourtant l’espoir persiste puisqu’il suffit souvent de révéler l’intérieur d’un texte pour en provoquer sa destruction comme le « non » au traité constitutionnel l’a démontré en 2005.
Il est actuellement inquiétant d’observer la progression néolibérale au sein de l’espace linguistique, puisque la subversion de nos mots par nos adversaires correspond à leur victoire. Penser avec les concepts des autres est déjà le signe d’une défaite.
Pierre Lévy a ainsi montré comment un plan de licenciement est devenu un plan social puis un plan de sauvegarde de l’emploi. Les termes employés correspondent à l’inverse de la réalité. Les emplois d’avenir sont souvent des emplois sans avenir ou au moins d’attente, faute de proposer de véritables emplois durables. Le plan de sauvetage de la Grèce est en fait un plan de sauvetage de ses créanciers, qui place Athènes en situation de mort clinique.
Dans le même esprit, le plan de modernisation et de sauvegarde de système de protection social coïncide à son recul pour ne pas dire à son démantèlement. Attali a rendu son rapport de libéralisation de la croissance alors qu’il s’agit avant tout de s’attaquer aux statuts des fonctionnaires ou aux avantages des salariés.
Le terme de compétitivité a tendance à s’insérer dangereusement dans de nombreux domaines tels que les hôpitaux, les universités avant les tribunaux ? Les usagers de services publics deviennent des clients...
La confrontation patrons-syndicats est également biaisée puisqu’au lieu de la considérer comme un rapport de force c'est-à-dire une lutte des classes, la novlangue néolibérale utilise des termes tels que partenaires sociaux ou dialogue social, qui laissent à penser que les « partenaires » ont les mêmes intérêts. Ces termes placent les responsables syndicaux dans une situation délicate.
Concernant la dette le problème est identique. Les journaux allemands utilisent les mots de montagne de la dette qui ont un côté effrayant. Face à la gestion de la dette, l’utilisation des termes de pays vertueux apparait dangereuse puisque personne ne veut être un pays vicieux. Les pays sont placés dans une situation d’élève vis-à-vis de Bruxelles puisqu’il s’agit parfois de remettre sa copie afin d’éviter d’être classé parmi les mauvais élèves de l'UE.
Ce rapport de parents-élèves a également été instauré lors de la victoire du « non » au traité européen, où les tenants du « oui » estimaient avoir manqué de pédagogie renvoyant ainsi le peuple au rôle de « garnement ». L’UE souhaite également mettre en place des campagnes pédagogiques. Le parlement ne représente plus le peuple mais l’éduque.
Les réformes structurelles néolibérales sont facilitées par l’utilisation d’euphémismes qui laissent à penser qu’il s’agit de réformes marginales. Ainsi les politiques d’austérité se transforment en maîtrise des finances publiques ou en ajustement budgétaire.
Les termes implicites sont également utilisés pour favoriser la mise en place de politiques néolibérales. Ainsi l’utilisation du mot assainissement pour évoquer les finances publiques laisse à penser qu’elles ne sont pas saines.
La mise à la diète des fonctionnaires sous-entend que ces derniers vivent dans l’opulence.
La modération salariale renvoie à la même idée concernant les salariés. Dans le même esprit, les politiques de privatisation consistent à faire « respirer » le secteur public et les politiques de démantèlement du code du travail consistent à s’attaquer aux rigidités de ce dernier.
Le rapport à l’emploi est également décri d’une manière particulière, puisqu’il s’agit de « décrocher » un emploi comme s’il s’agissait d’une chance exceptionnelle. Pour y parvenir, il est demandé d’être flexible, c'est-à-dire de s’adapter aux contraintes horaires ou géographiques de son employeur, voire agile, en démontrant par exemple sa capacité à prendre un emploi de 2 mois à Riga ou à Lisbonne.
Les conflits militaires sont également adoucis par la novlangue néolibérale. Ainsi les bombardements sont remplacés par des frappes chirurgicales et les bombes qui ratent leur cible comme des « bavures ». Les opérations militaires deviennent des opérations de sauvegarde de la paix. Les adversaires deviennent des Etats « voyous » pour lesquels on utilise fréquemment les termes de « dérapage » ou de « provocation ».
Enfin le problème de l’anglicisation reste délicat pour différentes raisons. Tout d’abord sa traduction peut parfois poser problème comme pour le mot « people » qui veut aussi bien dire peuple que population et qui sème la confusion en français où le second remplace le premier. Cette évolution a tendance à faire ressurgir l’individualisme en faisant émerger les communautés au détriment du peuple comme une unité indivisible. Autrement dit : diviser pour mieux régner.
L’anglais devient également la langue des élites. Le Monde publie ainsi quasiment chaque jour un titre en anglais ce qui signifie implicitement qu’il n’est pas concevable que leurs lecteurs ne puissent pas maîtriser la langue de Shakespeare. Cette progression de l’anglais est donc particulièrement inquiétante. Certains veulent même que cette langue soit enseignée dès la maternelle et que des cursus universitaires en anglais deviennent la règle.
A l’arrivée, il semble que l’on veuille déposséder le peuple de ses mots pour que non seulement il ne puisse plus intervenir sur son avenir mais qu’en plus il ne soit plus en capacité de le comprendre. Les néolibéraux semblent s’approcher de plus en plus de leur objectif qui est de faire disparaitre l’idée que le peuple puisse prendre en main son avenir.
Les journalistes ont un rôle non négligeable dans la propagation de cette novlangue. De même l’existence de clubs comme « Le Siècle » favorise cette propagation puisque les élites utilisent ces mêmes termes en parlant entre-elles.
Le danger est que l’émergence de cette novlangue qui exclut les peuples aboutisse à l’émergence de concepts faux comme celle de peuple européen qui aurait une conscience européenne alors que du fait de son histoire la France est beaucoup plus proche d’un pays comme l’Algérie que d’un pays comme l’Estonie. Tout comme l’Allemagne est plus proche de la Turquie que de l’Irlande.
Pierre Lévy décida de conclure son propos par les mots de François Hollande : « Ce qui nous menace aujourd’hui n’est plus la défiance des marchés mais celle des peuples ». Ce n’est pas en créant des structures technocratiques et anti-démocratiques que cette défiance diminuera. Les peuples doivent reprendre leur parole et récupérer leur souveraineté.
Theux