Dix ans après la mort de son flamboyant paternel, l'éternel ado du CAC, qui a tout de même passé 50 ans, n'a certes pas, pour l'instant, brillé par sa stratégie d'entreprise et ses talents d'industriel... Mais les conditions (entérinées le 27 mars dernier) auxquelles il a négocié sa sortie du groupe aéronautique EADS, dont il détient encore 7,5 %, montrent qu'il n'est pas un «ravi» des affaires. Car, enfin, il a scandaleusement tondu l'avionneur franco-allemand, et ce avec la complicité de l'Etat français, en plus ! Retour sur le «casse» de ce début d'année.
Les grands gagnants : Arnaud Lagardère et les Qataris
Et se permit même, en mai 2012, de snober le conclave qui l'intronisait président (non exécutif) du groupe. Surprise : cette constante indifférence, cette légèreté têtue vis-à-vis de l'avionneur, vont être récompensées au-delà de toute espérance. Car c'est l'entreprise EADS elle-même qui va acquérir la majeure partie des 66 millions d'actions du groupe Lagardère, et au prix fort, s'il vous plaît !
Pour cela, le consortium franco-allemand va procéder d'ici au 31 juillet à un gigantesque rachat d'actions, portant sur 15 % du capital, dont une grosse partie (entre un tiers et la moitié) sera réservée au seul rachat des titres Lagardère. En fonction du cours auquel la transaction aura lieu - et ce dernier a déjà grimpé de 40 % depuis que les modalités de cette sortie du capital ont été négociées ! -, l'opération rapportera entre 1,8 et 2,5 milliards d'euros au groupe piloté par l'héritier. Alors que cette participation est inscrite pour seulement 437 millions dans les comptes de Lagardère !
Cette plus-value de 2 milliards est une très bonne nouvelle pour l'entreprise et son cours de Bourse en piteux état, qui subit les désastres à répétition de la gestion Lagardère (85 petits millions d'euros de profits en 2012, après 707 millions de pertes en 2011).
Les termes de cet accord constituent également une aubaine pour Arnaud Lagardère lui-même, endetté à hauteur de 340 millions d'euros depuis qu'il a racheté 5 % du groupe familial (portant ainsi sa participation à 9,6 %) avant que le cours ne s'effondre. Nul doute que ce bel argent, directement injecté depuis les caisses d'EADS, lui permettra de se refaire à titre personnel, via la distribution d'un dividende exceptionnel.
D'après certains analystes, quelque 100 millions devraient ainsi lui revenir en propre. «Une rémunération juste et légitime», assure-t-on chez Lagardère. Au passage, l'opération ira également enrichir l'émirat du Qatar (premier actionnaire du groupe Lagardère avec 12,5 % du capital)... de 150 millions d'euros environ. Merci, EADS !
Le grand perdant : EADS
Bien sûr, l'extraordinaire privilège dont jouit Lagardère fait plus que grincer des dents à EADS, et suscite l'émoi des petits porteurs. «Pourquoi M. Lagardère ne vend-il pas ses actions sur le marché ? Comment se fait-il que son groupe ait obtenu une garantie d'achat de 75 % de ses titres, quand celle des autres actionnaires ne s'élève qu'à 9,5 % ?» s'interroge ainsi «Nelly J», petit porteur de Chaville, l'un des très nombreux actionnaires individuels à se sentir encore floué...
Même sentiment d'incompréhension du côté syndical. Ludovic Andrevon, coordinateur de la très sobre CGC, prévient : «Les gens dans le groupe ne comprendront pas qu'on dépense de l'argent ainsi ! EADS détruit de la trésorerie qui serait bien utile pour investir dans de nouveaux halls de montage, ou pour lancer de nouveaux programmes.»
Et la colère gronde d'autant plus que les salariés du groupe ne bénéficieront pas d'un traitement privilégié : «Nous demandions que les actions rachetées ne soient pas annulées [ce qui enrichit les actionnaires], mais offertes à l'achat pour les salariés. En vain !»
Et puis, rappelle un autre syndicaliste, «comment expliquerons-nous aux contribuables qu'ils doivent verser de copieuses subventions au fleuron de l'industrie franco-allemande au travers du Cice [crédit d'impôt compétitivité], lorsque la direction dilapide son trésor de guerre ?» Pertinentes questions...
Le pourquoi du comment
«Chacun des gros actionnaires, privé ou public, avait fait assaut d'exigences et contribué à faire capoter la fusion avec les Anglais, laquelle était un projet presque aussi ancien que la création d'EADS lui-même, en 2000», explique un négociateur. Thomas Enders, qui veut avoir les mains libres pour de futurs accords capitalistiques, enclenche alors le processus : sortir le plus vite possible Daimler et Lagardère, qui ne demandent que cela, et retirer aux Etats allemand et français leur droit de veto.
Se joue alors une partie de billard à quatre bandes de laquelle Lagardère va sortir vainqueur. Car, pour EADS, se pose un problème redoutable : comment vendre près d'un tiers du capital, c'est-à-dire l'addition des participations de Daimler et de Lagardère, sans déstabiliser l'action en Bourse ? «Et comment crédibiliser le nouveau management qui ne sera plus sous la tutelle franco-allemande ?» ajoute un négociateur français.
La solution, concoctée par la direction d'EADS, est de distribuer de l'argent, beaucoup d'argent. Jusqu'à 6 milliards d'euros, dans l'hypothèse haute - à savoir : si le cours de l'action venait à atteindre 50 € au moment de la transaction. Voilà, donc, qui revient d'abord à se montrer prodigue avec Lagardère, qui bénéficiera de la plus grande part du programme de rachat global d'actions voté par l'assemblée générale des actionnaires, le 27 mars.
Une source proche du dossier le dit clairement : «Le rachat d'actions, c'est le prix à payer pour avoir l'assurance que Lagardère, qui avait encore le pouvoir de tout bloquer tant qu'il était présent, voterait bien les résolutions réformant la gouvernance d'EADS.» Une sorte de rançon, en résumé.
Le complice : l'Etat français
En fait, la négociation n'a pas eu lieu avec le ministère, mais entre Marwan Lahoud, numéro 2 d'EADS, et le tandem Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint de l'Elysée et ex-banquier d'affaires chez Rothschild, accompagné de David Azéma, directeur de l'Agence des participations de l'Etat, haut fonctionnaire lui aussi passé par le privé, chez Vinci en l'occurrence. Un observateur de la négociation décrit leur attitude pendant le deal : «Ils ont été for-mi-dables ! Enfin des responsables qui gèrent les participations de l'Etat comme s'ils étaient un fonds de pension...» Il y a des compliments qui tuent.
En résumé : dans le saint des saints du pouvoir socialiste, on ne trouve rien de mieux que de prêter la main au plus gros dispositif de rachat d'actions jamais mis sur pied en France, au profit, en plus, d'un seul actionnaire. Le 7 mars, devant les actionnaires de Lagardère SCA, Arnaud se félicitait du résultat : «On a fait plutôt pas mal les choses.» A l'Elysée, on se défend d'avoir été trop complaisant. «Quand le groupe a demandé une prime par rapport au cours de Bourse, l'Etat français a bloqué», affirme un négociateur public. Quelle fermeté !
Ce n'est pas la première fois que l'Etat français et la gauche font le bonheur des Lagardère. Lors du processus qui a mené à la constitution d'EADS, en 1999, Jean-Luc avait manœuvré tant et si bien qu'il avait fait inscrire les apports de son groupe, Matra, à égalité avec ceux de l'Etat français, dont la puissante Aérospatiale, acteur central d'Airbus.
Dominique Strauss-Kahn à Bercy et Lionel Jospin à Matignon étaient alors si éblouis de participer à la «consolidation de l'industrie aéronautique et de défense européenne», qu'ils avaient accepté une sous-valorisation des actifs de l'Etat... Sans ce tour de bonneteau comptable, Lagardère n'aurait pas obtenu 15 % d'EADS, ni la faculté de représenter à lui seul les intérêts de la France dans ce groupe aéronautique qui lui a donné une position centrale dans les négociations sur le capital.
Economiquement douteuse, la dernière opération «Lagardère cousu d'or» est aussi politiquement très risquée. Car l'héritier - tout comme les dirigeants de Daimler, au reste - est toujours mis en examen pour «délit d'initié», soupçonné d'avoir, en 2006, mis à profit sa connaissance du retard dans la production du gros-porteur A380 pour vendre un premier bloc d'actions de 7,5 % du capital juste avant que le cours ne s'effondre, causant des pertes considérables aux actionnaires individuels.
Blanchi par l'Autorité des marchés financiers (AMF), Lagardère ne l'est toujours pas aujourd'hui aux yeux du parquet de Paris, qui a récemment réclamé le renvoi des accusés devant le tribunal correctionnel. Imagine-t-on la situation si Lagardère était condamné, tout en recevant un joli paquet d'euros de l'entreprise qu'il aurait trahie ?
Irréversible ?
Ce sera donc au nouveau président du conseil d'administration, l'industriel français Denis Ranque, de faire preuve de caractère, d'autorité et de bon sens. On dit qu'il n'en manque pas.
Cet article est paru dans Marianne n°832 du 30 mars 2013.
Dix jours après la parution de notre article dans Marianne du 30 mars, EADS a bien procédé au rachat d’actions promis à Lagardère. Au final, Lagardère a choisi de céder à différents acquéreurs privés sa participation (7,4% du capital) pour 2,283 millions d’euros, au prix de 37 euros par action.
Parmi ces acquéreurs, EADS a acheté pour 500 millions d’euros d’actions, soit 1,61% du capital, et trois fois moins que le maximum possible, à savoir 5,5%.
Il n’en demeure pas moins que EADS a aidé Lagardère à réaliser une plus-value de près de 1,8 milliard d’euros, car l’annonce du programme de rachat a grandement contribué à faire grimper le cours de bourse de l’action EADS, passé de 27 à 40 euros en trois mois!
Le programme de rachat d’actions au profit des autres actionnaires va continuer pendant 18 mois. EADS indique qu’il ne pourra pas dépasser la somme de 3,75 milliards d’euros…
Mais très - trop ! - légèrement... A preuve, le sort fiscal des plus-values réalisées par Lagardère lors de la vente des actions EADS. Lors de la vente du premier paquet d'actions, en 2006, la plus-value de 1 milliard d'euros n'avait produit que 27 millions d'euros d'impôt, selon le député UMP Jean-Luc Moudenc. Un vrai cadeau.
Mais, en 2013, la taxe sur sa plus-value, si elle s'élevait à 1 milliard, serait de... 40 millions d'euros. Presque aussi dérisoire ! «On pourrait au moins décider d'un seuil, par exemple 150 millions d'euros au-dessus duquel la plus-value est imposée à 33 % sans exonération», propose le député... Pas bête.