Toujours aussi franc-tireur, l’historien et démographe entérine ta mort de l’Europe, soutient tes bonnets rouges mais pense que l’insurrection ne viendra jamais.
Le rejet de François Hollande est complètement naturel et démontre que les Français sont des gens intelligents. La société est paralysée, l’économie en déroute, le système monétaire européen ne fonctionne pas et le Président ne fait rien. Sarkozy, après la grande crise monétaire, n’a certes pas fait grand-chose mais il entretenait un climat d’agitation ; il désignait des boucs émissaires, il empêchait les gens de se poser ; il lançait en permanence des leurres, dans toutes les directions. Sarkozy m’a rendu fou mais il était en phase avec la société : il avait l’air visiblement malade et souffrant. Comme la France. La grandeur du hollandisme, par contraste, c’est qu’il ne fait rien et que cela se voit. Sa posture morale est moins répréhensible que celle de Sarkozy ; il ne dit pas que les immigrés sont des salauds, que les fonctionnaires sont un problème, il n’accuse personne ; il ne fait juste rien. Il a l’air bien, il est content. Or, dans un pays fébrile et anxieux, c’est encore plus intolérable.
Avant de convaincre les autres, il faut se convaincre soi-même. Cette posture de calme et de flegme, personne n’en est dupe. Traduire “on ne fait rien ” par “on est calme”, c’est prendre les Français pour des cons. La vérité, c’est que les Français savent qu’on est en déroute industrielle, qu’on vit sous hégémonie allemande, que le Président n’est plus Président. Avec le pouvoir de création monétaire à Francfort, l’Etat a perdu le seul pouvoir qui compte Hollande ne peut rien faire, c’est un faux président. On devrait dire “le vice-chancelier Hollande”. Le problème de Hollande, c’est de faire le saut dans l’existence, de prendre le pouvoir. Pour exister, retrouver des moyens d’action, d n’y a qu’une chose à faire : sortir de l’euro.
L’euro
Ce n’est pas difficile d’expliquer pourquoi il est très difficile de sortir de l’euro ; les gens ne comprennent pas les phénomènes monétaires. Les élites dirigeantes sont, elles, à fond dans la croyance de l’euro vertueux. Autour de Hollande, il n’y a que des technocrates comme lui ou pires que lui. C’est là que commence le mystère Hollande. Face à Merkel, il avait promis un élan. Je ne comprends pas ses reniements. A sa place, je ne pourrais pas résister à l’idée d’être grand, à l’envie de devenir un personnage historique, de sauver mon pays. Ce qui me fascine, c’est qu’un type normalement intelligent comme Hollande n’ait pas envie d’être grand. Il n’essaie rien, c’est effrayant.
Cela est pourtant simple de voir que l’euro ne marche pas ; l’Europe se suicide sous leadership allemand; partout aux Etats-Unis, au Japon, tout le monde le voit bien. L’euro ne marchera jamais, c’est une certitude anthropologique. Une partie de l’inertie du système français vient du système de lâcheté généralisée. La société française est contrôlée par des élites qui n’ont jamais eu à prendre de décisions courageuses. Le gouvernement français vit dans l’humiliation permanente avec l’Allemagne; les ministres se font insulter jour après jour par la puissance allemande. En 1995, j’avais écrit un texte dans lequel je disais pourquoi une monnaie, construite en l’absence d’une conscience collective européenne, a fabriqué une jungle plutôt qu’une société ; tout se passe comme prévu, rien ne s’arrange.
Si on sort du champ politique, la pensée économique est majoritairement critique de l’euro aujourd’hui. La monnaie est censée servir la vie économique – transactions, réserves de valeurs ; or, l’euro est une monnaie que l’économie doit servir. C’est une monnaie sacrificielle portée par une charge religieuse, une croyance collective le rêve européen. Or, il est difficile de cesser de croire, le drame est là.
Selon moi, le projet politique européen est mort. Le monde de paix promis par la construction européenne, la convergence des nations et la société de consommation, est fragilisé depuis les années 2000, par la mondialisation et par la résurgence des divergences. Le premier pays qui s’est adapté à l’idée de renationalisation et de réaffirmation de soi, c’est l’Allemagne, à cause de son unité, dès 1990 ; elle n’a pas eu le choix.
L’Allemagne
Je suis hors du cercle de la décence quand je parle de l’Allemagne, bien que protégé par mes origines juives et familiales de gauche. C’est vrai que j’ai eu des expressions maladroites j’avais parlé de “l’extermination de l’économie française par le patronal allemand”. Mais tout le monde sait que l’Allemagne est dangereuse, c’est du bon sens. Je suis sous la menace de la bien-pensante européiste, mais sous la protection de l’inconscient national.
les bonnets rouges
C’est une révolte qui sert la France. Plus on enfermera la révolte dans son localisme, plus elle perdra sa valeur exemplaire dans la contestation du système. C’est intéressant de constater la façon dont la révolte objective existe et comment le cœur du système essaie de la déformer pour la paralyser et la contenir. Elle illustre le rejet du système de dislocation. Elle se passe loin du centre, dans une région dynamique sur le plan éducatif, un bastion européiste et socialiste. C’est aussi la région la plus en phase avec les valeurs françaises ; il y a toujours eu du républicanisme, du communisme dans le Finistère. C’est normal que les régions de gauche se soulèvent ! La révolte des banlieues s’est aussi déployée dans un territoire orienté à gauche. Il y a des électorats de gauche, mais il n’y a plus de parti de gauche; le PS est un grand parti de centre-droit, une énorme machine oligarchique, contrôlée par les inspecteurs des finances. Les bonnets rouges, c’est le début de la fin, le PS perd le contrôle d’une population dans une région européiste, où il est hégémonique.
la révolution
Je ne crois pas du tout à une révolution en France; la population est trop vieille; il y a trop de gens de mon âge. J’ai de l’arthrose comme beaucoup on ne court pas dans les rues. Les soulèvements violents, ce sont toujours ceux menés par des citoyens de 20 à 35 ans.
L’âge médian neutralise l’horizon de la révolution. Cela exclut dans l’immédiat les processus révolutionnaires et explique l’inertie du système et celle de Hollande; le corps électoral âgé. Entre 1950 et aujourd’hui, la France a vécu le bond en avant le plus extraordinaire de son histoire. Cette génération sait qu’il y a tellement à perdre par rapport à ce qu’elle a connu ; les gens qui n’ont rien à perdre et tout à gagner, c’est 15% de la population.
la réforme fiscale
Bien sûr qu’il faut une réforme de l’impôt. Mais la réforme fiscale peut faire éclater le système. L’assèchement des ressources et l’illégitimité de l’assiette de l’impôt sont à l’origine des soulèvements. Les Français sont attachés à l’Etat social, financé par l’impôt ; mais le problème aujourd’hui, qui grève la légitimité de l’impôt, c’est le service de la dette. Les gens paient des impôts pour rembourser la dette et le filer à des gens qui ont déjà plein de fric. Le débat sur l’impôt peut donc conduire à la crise finale du système et la sortie de l’euro. Une remise à plat du système fiscal invite à un examen du pacte social. Si on remet en question l’impôt, c’est comme si on posait aux Français la question faut-il une révolution ? On ne peut pas, même avec un impôt juste, faire fonctionner l’euro, je le répète. L’euro détruit l’industrie française, supprime toute possibilité d’équilibre du budget, détruit François Hollande.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand pour Les Inrockuptibles, 12/2013