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Le blog de Lucien PONS

L’Europe en…2022 L'économiste Jacques Sapir revient pour Marianne sur L’Insurrection, satire d'anticipation imaginée par Pierre Lévy, qui devient au fil des pages un pamphlet.

30 Mai 2013 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #Europe supranationale

L’Europe en…2022

L'économiste Jacques Sapir revient pour Marianne sur L’Insurrection, satire d'anticipation imaginée par Pierre Lévy, qui devient au fil des pages un pamphlet social et politique.


L’Insurrection (*) se situe dans une vieille et honorable tradition, qu’il exploite avec bonheur, celle de la satire d’anticipation. C’est une forme à laquelle de nombreux auteurs ont eu recours pour exprimer leurs idées politiques ou sociales depuis le XVIIIème siècle. 

Pierre Lévy renoue ici avec une grande tradition de la littérature polémique. Il renoue en fait deux fois car un autre auteur s’était essayé, non sans succès, il y a plus de quarante ans, à une anticipation sur la construction européenne (1). Une comparaison entre ces deux ouvrages, si elle souligne les différences dues aux époques, montre que la verve est toujours la même, et l’anticipation un moyen efficace d’affronter le présent. 
  
Pierre Lévy nous dresse le tableau de ce que pourrait être l’Europe en 2022, monstre totalitaire d’un type nouveau où le marché a complètement remplacé l’Etat mais a produit une savoureuse novlangue à base d’initiales et d’acronymes, tout en euphémismes. Tous ceux qui ont eu à travailler pour Bruxelles et la Commission européenne apprécieront. 

La fiction est parfois dépassée par la réalité. Adrian Mitchell, quant à lui, dressait un tableau à la fois inspiré d’Orwell mais aussi largement influencé par les événements de 1968. Si le marché n’a pas encore dissous l’Etat, les forces de répression établissent une tyrannie qui refuse de s’assumer comme telle. 
  
Une comparaison entre les deux ouvrages souligne les traits principaux de l’œuvre de Pierre Lévy. L’Insurrection pousse aux extrêmes, et c’est la loi du genre, les tendances que nous pouvons déjà apercevoir dans notre réalité quotidienne. L’absurdité des réglementations, la dimension pathologique des privatisations et de la haine de l’Etat qu’elles sous-tendent, le langage qui, enfermé justement dans sa cage aux acronymes, tourne en rond, tout cela est folie, et justement parce que c’est une folie, elle nous éclaire sur les dysfonctionnements actuels de l’Union européenne. 

Car, pour citer Hamlet « il y a de la méthode dans cette folie ». Une méthode dont les principaux instigateurs n’ont probablement pas une claire vision, même si leur langage, de par ses dérapages de plus en plus ouvertement anti-démocratiques, laisse apparaître des éléments d’un programme. 
  
Et puis il y a le contentement de soi, ce moralisme qui se prend pour une morale alors qu’il n’est que le masque d’une hypocrisie, et qui caractérise si bien tant les sociaux-démocrates que les démocrates-chrétiens, sans oublier les écologistes officiels. Tout ce petit monde est confit, qui dans un internationalisme de façade, qui en dévotion. 

L’euphémisation devient une méthode de gouvernement. Elle est un instrument de domination plus radical que la négation orwellienne : la paix c’est la guerre, la liberté c’est l’esclavage. On a l’habitude, à l’exemple des Etats-Unis, de qualifier de « politiquement correct » ce langage qui a sa grammaire comme il a sa syntaxe. 
  
Mais, en réalité, cela va bien plus loin. Il s’agit de retirer leur nom aux choses et aux situations, de les enfermer dans un cadre technique pour essayer d’en bannir à jamais la dimension politique. A cet égard on trouve dans ce livre une démonstration par l’absurde de ce que Carl Schmitt désignait comme l’Etat législateur, ce système amoral car persuadé d’être parfait. 
 

 Et le système va. Il se gonfle et s’amplifie ; il atteint même les Etats-Unis qui, subtil triomphe, doivent venir rendre hommage à ce monstre issu des entrailles de l’Europe. Nous laissons au lecteur le soin de découvrir comment et pourquoi. 

  
De ce point de vue, le tableau dressé par Pierre Lévy est incommensurablement plus sombre que celui d’Adrian Mitchell. Chez ce dernier, il existe toujours des formes d’opposition, qu’il s’agisse de la gangrène ou de diverses pratiques. 

C’est d’ailleurs par une mission d’infiltration et de provocation dans la gangrène que le héros de The Bodyguard atteint au nirvana de l’école des gardes du corps. Mais, là où Adrian Mitchell dressait un tableau se voulant hyperréaliste d’une Angleterre passée sous le joug de l’Europe totalitaire, Pierre Lévy préfère quant à lui jouer de la fable et de la dérision. 
  
Et l’accumulation des situations ubuesques, l’empilement des acronymes et sigles divers, l’anomie dans laquelle se débattent ses personnages, provoque le rire. Mais c’est un rire qui pousse à réfléchir. Vers quel monde infernal allons-nous, à petits pas certes, mais tout droit ? La fiction se termine par un saut périlleux. 

Grande différence avec le livre d’Adrian Mitchell. Écrit en 1970, il fait intervenir la lutte armée pour mettre bas la tyrannie ; et, dans cet affrontement final, le héros, pauvre pion, se fera lui même abattre. C’est peut être là le résultat de plus de quarante années d’évolution. Les héros de Pierre Lévy sont trop policés pour se laisser aller à cette grossièreté qu’est la violence ouverte. Ils ont derrière eux des dizaines d’années de construction européenne. 
  
L’Insurrection est un livre qui se lit vite mais qui se referme sur un malaise. Prenons garde de ne pas nous réveiller, un jour, au milieu de ce qu’il décrit. 
  
(*) L’Insurrection, Editions AEBRN 
  
(1) Adrian Mitchell, The Bodyguard, Jonathan Cape, Londres, 1970.

 

http://www.marianne.net/L-Europe-en-2022_a229156.html

 


 

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