Ce débat m’a surprise. D’une part, parce qu’il est d’origine parlementaire. D’autre part, parce qu’il s’est imposé très rapidement sur la scène politique. Il m’a également interrogée : Pourquoi remettre en scène un texte dont la non-conformité constitutionnelle est commentée depuis plus de 15 ans ? Les parlementaires auraient-ils vraiment pour souhait de remettre en cause des grands principes relatifs à l’unité du peuple français et à la langue nationale ?
Le rapport de Jean-Jacques Urvoas, signataire de ladite proposition de loi constitutionnelle, semble démontrer qu’une telle remise en cause n’est pas souhaitée. De fait, alors que cette volonté de voir cohabiter dans notre loi fondamentale la promotion des langues minoritaire et l’indivisibilité du peuple français pose de sérieux problèmes juridiques, on se demande quelle mouche a pu piquer le constituant.
Pourquoi rouvrir ainsi un débat si sensible alors que les dispositions concrètes de protection des langues régionales peuvent (et elles le sont déjà souvent) être mises en application sans ce texte international ?
A cette question, l’article ne proposera aucune réponse digne d’intérêt, mais il aura au moins, je l’espère, le mérite de poser clairement le contexte juridique de ce débat hautement politique.
Cet article est un résumé commenté du rapport écrit par Jean-Jacques Urvoas.
Qu’est-ce que la Charte des langues régionales et minoritaires ?
La Charte vise à protéger et à promouvoir les langues régionales et les langues minoritaires. À cette fin, elle définit une série d’engagements auxquels les États peuvent souscrire, dans pratiquement tous les domaines : éducation, justice, administration, médias, culture, vie économique et sociale et coopération transfrontalière.
Elle a été adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 25 juin 1992 et est entrée en vigueur le 1er mars 1998, après cinq ratifications. À ce jour, elle a été ratifiée par vingt-cinq États.
La Charte a une double finalité :
– d’une part, elle vise à assurer la « protection des langues régionales ou minoritaires historiques de l’Europe », les langues étant envisagées comme un élément menacé du patrimoine culturel européen;
– d’autre part, la Charte tend à favoriser « le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique [, qui] constitue un droit imprescriptible ».
C’est ce dernier objectif qui fait l’objet d’une controverse en France.
Les dispositions de la Charte
La Charte n’établit pas une liste des langues concernées mais définit l’expression de « langues régionales ou minoritaires » comme renvoyant aux langues pratiquées traditionnellement sur le territoire d’un État par des ressortissants constituant un groupe numériquement inférieur au reste de la population.
La Charte définit aussi le « territoire dans lequel une langue régionale ou minoritaire est pratiquée » comme l’aire géographique dans laquelle cette langue est le mode d’expression d’un nombre de personnes justifiant l’adoption des différentes mesures prévues par la Charte.
Enfin, elle qualifie de « langues dépourvues de territoires » celles qui, bien que traditionnellement pratiquées sur le territoire de l’État, ne peuvent être rattachées à une aire géographique particulière de celui-ci. Toutefois, et il faut bien le noter, la Charte ne s’applique pas aux langues liées à des phénomènes de migration récents.
Il revient à chaque État de définir, durant la procédure de ratification, les langues auxquelles il entend appliquer les dispositions de la Charte. Chaque État s’engage ainsi à appliquer un minimum de 35 paragraphes choisis parmi les 98 engagements concrets possibles en faveur de l’emploi des langues régionales ou minoritaires. Certains de ces engagements étant considérés comme constituant un « noyau dur », la Charte fait obligation aux États d’en choisir au moins trois parmi ceux inscrits à l’article 8 (relatif à l’enseignement) et trois parmi ceux inscrits à l’article 12 (concernant la culture) ainsi qu’un dans chacun des articles 9 (sur la justice), 10 (relatif aux autorités administratives), 11 (concernant les médias) et 13 (sur la vie économique et sociale).
Les réserves du Conseil d’État et la signature de la Charte
Dès 1996, Alain Juppé, alors Premier ministre, avait sollicité l’avis du Conseil d’État afin de déterminer si la Constitution s’opposait à ce que la France puisse signer, puis ratifier, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
Le Conseil d’État a considéré que « l’obligation de retenir un nombre minimum d’obligations dans les articles 9 et 10 s’oppose à la ratification ». En effet, les prescriptions de l’article 9 rendant possible l’usage d’une langue autre que le français devant les tribunaux pénaux, civils et administratifs, ainsi que l’article 10 relatif à l’usage des langues régionales ou minoritaires par les autorités administratives et les services publics, ne pourraient être appliquées sans que soient méconnues les obligations résultant de l’article 2 de la Constitution [selon lequel la langue de la République est le français].
Comme nous le verrons plus bas, cette argumentation du Conseil d’État diffère sensiblement de celle qu’a développé le Conseil constitutionnel le 15 juin 1999.
Le 7 mai 1999 la France signait la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
La France a alors désigné les 39 engagements qu’elle envisageait de prendre – à comparer à une cinquantaine en moyenne pour les autres États signataires.
La France a également déclaré qu’elle indiquerait lors de la ratification les langues régionales auxquelles les engagements s’appliqueraient. À l’heure actuelle, il n’est donc pas possible de disposer d’une liste exhaustive des langues qui seraient effectivement concernées : il appartiendra au pouvoir exécutif de dresser cette liste lors de la ratification de la Charte.
Enfin, la France a annoncé qu’elle envisageait de formuler, durant la procédure de ratification , une déclaration interprétative, portant sur les quatre points suivants :
- dans la mesure où elle ne vise pas à la reconnaissance et à la protection de minorités, mais à promouvoir le patrimoine linguistique européen, et que l’emploi du terme de « groupes » de locuteurs ne confère pas de droits collectifs pour les locuteurs des langues régionales ou minoritaires, la Charte serait interprétée dans un sens compatible avec le préambule de la Constitution, qui assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi et ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ;
- l’article 7 § 1 d) et les articles 9 et 10 de la Charte seraient interprétés de sorte qu’ils n’aillent pas à l’encontre de l’article 2 de la Constitution, en application duquel l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public, ainsi qu’aux usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics.
- l’article 7 § 1 f) et l’article 8 de la Charte seraient interprétés comme préservant le caractère facultatif de l’enseignement et de l’étude des langues régionales ou minoritaires, ainsi que de l’histoire et de la culture dont elles sont l’expression.
- l’article 9 § 3 de la Charte ne doit pas être compris comme s’opposant à ce que seule la version officielle en langue française des textes législatifs puisse être utilisée par les personnes publiques ainsi que par les usagers dans leurs relations avec les administrations.
Non-conformité constitutionnelle
Quelques jours après la signature par la France de la Charte, Jacques Chirac a saisi le Conseil constitutionnel afin de savoir si une modification de la Constitution était un préalable nécessaire à une ratification de la Charte.
Dans leur décision du 15 juin 1999, les Sages ont considéré que plusieurs clauses figurant dans le préambule et dans les parties I et II de la Charte sont contraires à la Constitution :
- Les dispositions de la Charte ayant pour objet de reconnaître des « droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de « territoires » dans lesquels ces langues sont pratiquées », se heurtent aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français.
- Les dispositions prévoyant que les États devront faciliter ou encourager l’usage des langues régionales « dans la vie publique » sont également contraire à la règle selon laquelle la langue de la République est le français.
Il faut souligner en revanche que, selon le Conseil constitutionnel, les 39 engagements retenus par la France en application de la Charte sont conformes à la Constitution.
N’est contraire à la Constitution, eu égard à leur nature, aucun des autres engagements souscrits par la France, dont la plupart, au demeurant, se bornent à reconnaître des pratiques déjà mises en œuvre par la France en faveur des langues régionales.
Suite à cette décision du Conseil constitutionnel, le chef de l’État fit savoir qu’il ne souhaitait pas « prendre l’initiative d’une révision constitutionnelle qui porterait atteinte aux principes fondamentaux de la République », invoquant dans un communiqué le risque d’une remise en cause de l’ « unité de la Nation ».
La relance du débat
Durant la campagne présidentielle de 2012, M. François Hollande avait fait de la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires l’un de ses soixante engagements (engagement n° 56).
En pleine conformité avec l’engagement du président de la République, le Gouvernement a bien envisagé d’insérer dans un projet de loi constitutionnelle « portant renouveau de la vie démocratique » un article autorisant la ratification de la Charte. Cependant, le Conseil d’État, dans un avis du 7 mars 2013, a considéré qu’une telle disposition, destinée à figurer dans un nouvel article 53-3 de la Constitution, introduirait dans notre Loi fondamentale « une incohérence profonde » (1). Le Gouvernement a alors préféré écarter des projets de loi constitutionnelle la disposition en cause.
« Ce n’est pas seulement l’article 2 de la Constitution qui est en cause (…), ce sont les principes eux-mêmes sur lesquels tout notre édifice législatif est fondé. C’est ainsi une haute montagne, si ce n’est infranchissable, qui est devant nous. »
Aurélie Filipetti, 6 mars 2013
Malgré cela, cinq propositions parlementaires ont vu le jour, notamment celle de Messieurs Bruno Le Roux et Jean-Jacques Urvoas. Ce dernier, Président de la Commission des lois, a permis l’inscription de cette proposition à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, à compter du 22 janvier 2014.
Un référendum ?
S’agissant d’un Traité international dont l’inconstitutionnalité a été soulevée par les Sages, son approbation doit se faire en deux temps :
- la modification de la Constitution
- l’approbation du Traité
La proposition de la loi approuvée par les députés vise à modifier la Constitution de façon à la rendre conforme à la Charte. Néanmoins, la volonté des parlementaires pro-charte n’est pas de parachever l’adoption de cette proposition. En effet, l’adoption en termes identiques par les deux assemblées de la présente proposition de loi constitutionnelle conduirait nécessairement à l’organisation d’un référendum. Or, l’idée d’un référendum est exclue par les parlementaires :
En dépit de l’importance de la question de la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, l’organisation d’un tel référendum paraîtrait quelque peu inadaptée au regard des enjeux en cause et de la relative complexité de ce sujet.
(On ne peut que s’interroger sur la nature des textes qui, au regard de leurs « enjeux » (?) et de leur simplicité, pourraient être valablement soumis au référendum aux yeux du rapporteur.)
L’intérêt de la proposition de réforme avancée par les députés est « d’évaluer si ce texte est susceptible de recueillir trois-cinquièmes des suffrages parlementaires, ce qui ouvrirait alors la voie au dépôt par le Gouvernement d’un projet de loi constitutionnelle ». En effet, l’article 89 de la Constitution n’offre au chef de l’État la possibilité d’opter pour une révision par le Parlement réuni en Congrès qu’en matière de projets de loi constitutionnelle.
Adoptée par les députés le 28 janvier dernier, la proposition de loi constitutionnelle a été déposée au Sénat le même jour. Elle doit désormais être inscrire à l’ordre du jour des sénateurs.
La réforme constitutionnelle envisagée : une dérogation de plus
Les députés souhaitent introduire un nouvel article 53-3 dans la Constitution prévoyant que « la République peut ratifier » la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992 – et faisant expressément mention d’une déclaration interprétative.
Ils envisagent également la réaffirmation expresse, dans le futur article 53-3 de la Constitution, du principe d’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion et du principe selon lequel la langue de la République est le français, matérialiserait clairement le fait que la Charte sera appliquée conformément à ces principes – et non pas par dérogation à ceux-ci.
Cette réaffirmation aurait pour objectif de protéger l’administration contre un justiciable qui entendrait se prévaloir, devant le juge judiciaire ou le juge administratif, des stipulations de la Charte dans un sens contraire aux principes d’unicité du peuple français et selon lequel la langue de la République est le français.
Il faut noter, car beaucoup craignent que des litiges soient portés devant le juge international, que la Charte ne fait pas partie des normes de référence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Seul le juge français sera chargé de son application.
Mais plus que de se protéger d’éventuels procès, le constituant français souhaite, en procédant de la sorte, évacuer les réserves émises par le Conseil constitutionnel.
Le constituant s’épargne un débat fastidieux sur toutes les clauses inconstitutionnelles.
Par un savant tour de passe-passe, il introduit bel et bien une dérogation à la faveur de la Charte. Car, rappelons-le, si celle-ci était conforme à la Constitution, il serait inutile de réunir le Congrès.
Les parlementaires auraient tort de se priver de cette solution de facilité admise par les Sages : ajouter une mention relative au Traité en cause dans la Constitution sans même résoudre les éventuelles contradictions qui naissent de ce rajout.
Afin de circonscrire le débat autour de la seule Charte, il paraît donc préférable de s’en remettre à la méthode dite de la « révision-adjonction », largement éprouvée depuis 1992, qui a permis de surmonter les déclarations d’inconstitutionnalité frappant successivement les traités de Maastricht (1992) et d’Amsterdam (1997), le traité instituant la Cour pénale internationale (1998), le traité établissant une Constitution pour l’Europe (2004) et le traité de Lisbonne (2007). Cette technique de révision consiste à mentionner expressément dans la Constitution le traité en cause, sans entrer dans le détail des clauses incompatibles avec cette dernière […].
Deux difficultés semblent cependant se poser :
- Il semble, au vu des éléments indiqués plus haut, que les Sages regarderaient avec plus de sévérité des contradictions touchant aux principes dits fondamentaux relatifs à l’unité du peuple français et à la langue nationale (2).
- Cette réaffirmation expresse des principes constitutionnelles ainsi que la déclaration interprétative ressemblent cependant fortement à des réserves émises sur les dispositions litigieuses de la Charte. Or, et Monsieur Myard l’a rappelé lors des débat, cette dernière n’autorise les réserves que sur son article 7 de la Charte.
Tout ça, à quoi ça sert finalement ?
La Charte, in fine, doit donc conduire la France à mettre en œuvre – enfin ! – une véritable politique nationale de promotion des langues régionales, ambitieuse et volontariste. Sa ratification ne remplira pleinement son objectif que si elle crée ainsi les conditions d’un cercle vertueux se traduisant par l’adoption de mesures concrètes, législatives et réglementaires, adaptées à notre contexte national. Il pourrait alors être envisagé de regrouper l’ensemble de ces dispositions dans un Code des langues de France – dont le Comité consultatif pour la promotion des langues régionales et de la pluralité linguistique interne a d’ailleurs souhaité l’élaboration.
C’est sans doute LA question qui demeure mystérieuse pour moi.
Dans la mesure où les 39 engagements retenus par la France ne sont pas inconstitutionnels, rien n’empêche le législateur de les mettre en œuvre dans le cadre d’un texte national. Rien ne s’oppose aujourd’hui à l’approbation dudit Code des langues de France.
Les récents débats médiatiques sur la Charte laissent souvent apparaitre la question de l’apprentissage des langues régionales. C’est une question déjà traitée dans le droit français et qui peut être améliorée sans la ratification de la Charte.
C’est donc la Charte en elle-même qui semble être un objet de désir pour les parlementaires.
Une attirance pour les traités internationaux que je ne m’explique pas. Un peu comme une règle d’or budgétaire qui devient beaucoup plus attrayante lorsqu’elle est inscrite dans un texte européen.
PS : Il faut lire aussi l’excellent article de David Desgouilles sur son blog Antidote : Charte des langues régionales et minoritaires : un piège européen
(1) Selon les informations recueillies par Jean-Jacques Urvoas, le Conseil d’État a notamment considéré que « loin de déroger ponctuellement, comme le constituant l’a fait dans le passé, à telle règle ou tel principe faisant obstacle à l’application d’un engagement de la France, la faculté donnée par la Constitution de ratifier la Charte et, en particulier, sa partie II entrerait en contradiction directe avec [les principes d’égalité, d’unité du peuple français, d’usage officiel de la langue française et d’absence de sectionnement de la souveraineté nationale]. Serait ainsi introduite une incohérence profonde dans la Constitution ».
(2) Les contradictions induites par les Traités européens et touchant au principe de souveraineté nationale n’ont, quant à elles, pas été censurées par les Sages