La France, nouveau péril pour UBS. Article repris sur "Le Temps".
lundi 17 décembre 2012
Après la mise en examen de plusieurs ex-cadres, la banque est elle-même menacée de poursuite. La justice française soupçonne un schéma d’évasion fiscale internationale. Témoignages et récit d’une mécanique qui rappelle l’affaire Birkenfeld
La banque est en particulier soupçonnée d’avoir organisé et mis en place un mécanisme de fraude permettant l’évasion fiscale de France en Suisse depuis 2002 jusqu’à 2007 au moins. En avril dernier, quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, l’instruction a été ouverte par le parquet de Paris pour «démarchage bancaire ou financier par personne non habilitée», ainsi que «blanchiment de fraude fiscale et de fonds obtenus à l’aide d’un démarchage illicite, commis en bande organisée». Cette procédure fait suite à une première enquête préliminaire. Plusieurs services étatiques, dont l’Autorité de contrôle prudentiel (l’organe de supervision des banques) ou les Douanes judiciaires, ont enquêté sur les pratiques dont UBS est soupçonnée, notamment suite à des alertes d’anciens employés. Un système de double comptabilité aurait été mis en place: des fichiers baptisés «carnets de lait» auraient servi à enregistrer les ouvertures de comptes non déclarés en Suisse; des chargés d’affaires venus de Suisse sont soupçonnés d’avoir démarché des clients en France, ce qui est interdit par la loi française, si l’on ne dispose pas d’une autorisation.
Peu d’éléments de cette affaire ont filtré jusqu’à aujourd’hui. Comme la procédure pénale, couverte par le secret de l’instruction, se double de litiges devant le Conseil des prud’hommes, des informations ont toutefois été révélées par ce biais. Globalement, une dizaine d’anciens salariés contestent leur licenciement, demandent des indemnités et/ou se plaignent d’avoir été victimes de harcèlement moral. Ils reprochent à leur ex-employeur des mesures de rétorsion à la suite de la découverte ou de la dénonciation des pratiques d’aide à l’évasion fiscale; d’autres affirment avoir de quoi prouver le démarchage des chargés d’affaires suisses. Des collaborateurs ont aussi refusé d’exécuter des ordres qu’ils jugeaient illicites, comme des destructions de fichiers ou des modifications du contenu de procès-verbaux de réunions du personnel. Aux yeux des anciens salariés, ces demandes semblaient matérialiser l’existence d’une fraude organisée. Ces pratiques les ont aussi poussés à dénoncer les méthodes de management des ressources humaines de la banque.
«Cinq ans de ma vie ont été fichus en l’air», raconte au Temps l’ancienne responsable du marketing d’UBS France, S. G. La procédure prud’homale qui la concerne va débuter en janvier 2013, plusieurs années après le début des faits. Rencontrée dans un café parisien, S. G. explique qu’elle a longtemps été chargée d’organiser des événements mondains à l’occasion de tournois de golf, de tennis – à Roland-Garros, par exemple – ou dans un sélect club nautique marseillais, durant lesquels les clients de la banque et des chargés d’affaires français et suisses se rencontraient. Ses ennuis ont vraiment commencé, témoigne-t-elle, en juillet 2008, lorsqu’elle a refusé d’accéder à la demande de sa supérieure de détruire les fichiers de travail sur lesquels était inscrit le nom de commerciaux suisses (ce qui est contesté par UBS), ainsi que ceux de leurs clients actuels ou potentiels. S. G. ne comprend pas la raison de cette instruction, mais ne veut pas détruire son outil de travail et craint de commettre un acte préjudiciable.
La mécanique de ce système de démarchage a été décortiquée pour la première fois par Charlie Hebdo et Marianne en 2010. Dans son livre Ces 600 milliards qui manquent à la France (Seuil), le journaliste Antoine Peillon détaille également largement ces pratiques, comme celles du système de double comptabilité.
En juin dernier, un ancien cadre, N. F., qui fut l’auditeur interne de la banque, a gagné devant le Conseil des prud’hommes. Son licenciement pour «faute grave», en 2009, a été reconnu «sans cause réelle et sérieuse». En vertu de sa fonction de contrôleur au sein de l’établissement, N. F. a été l’un des principaux révélateurs du système de comptabilité parallèle. La banque l’a accusé d’avoir porté «des graves accusations mensongères et calomnieuses» à son encontre. Cependant, selon les juges, UBS France n’a pas démontré que les accusations portées par son ex-employé «d’avoir organisé un «système d’aide à l’évasion fiscale et à la fraude fiscale internationale» seraient infondées». La banque a fait recours, tout comme le salarié, mais pour des raisons différentes. «Nous avons constaté avec étonnement que le jugement comportait des appréciations et des jugements de valeur sur UBS France sans les étayer d’aucun exemple ou fait précis. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’interjeter appel», précise un porte-parole d’UBS France.
La banque a toujours contesté les accusations portées contre elle. Interviewé le 11 octobre par Les Echos, le nouveau président du directoire d’UBS France, Jean-Frédéric de Leusse, réaffirmait que la banque n’a «rien à se reprocher», que les audits internes «n’ont rien révélé» et qu’UBS «collabore pleinement avec la justice». Vis-à-vis des anciens collaborateurs, les mots sont très durs: «Certains salariés ont eu des paroles et des comportements malveillants à l’encontre de leur employeur. Certains ont été licenciés pour faute, d’autres sont partis dans le cadre de plans sociaux. A cette occasion, ils ont cherché à négocier un avantage financier d’une situation qu’ils ont estimé leur être favorables pour mettre fin au conflit avec la banque. UBS France a refusé d’entrer dans ce jeu», poursuit le porte-parole. Les ex-employés que Le Temps a rencontrés affirment en revanche qu’ils n’ont jamais demandé d’argent avant d’en arriver aux Prud’hommes.
Concernant la mise en examen d’une personne morale, «cela se fait lorsque le juge considère qu’au-delà des actes des personnes physiques, l’entreprise elle-même peut se voir reprocher une responsabilité. Les sanctions peuvent être l’amende et, dans les cas les plus avancés, la restriction des possibilités d’exercer ou la dissolution de la structure sociale», explique François Thévenot, secrétaire général adjoint de l’Union syndicale des magistrats. «Pour la banque, le risque principal en cas de condamnation est celui de la perte de l’autorisation d’exercer», ajoute un avocat. De surcroît, dans le cas présent, la poursuite d’UBS Suisse pour complicité est aussi envisageable, selon plusieurs spécialistes de la procédure pénale.
En cas de mise en examen, UBS souffrira de dégâts d’image, alors qu’elle est actuellement en proie à des soupçons d’aide à l’évasion fiscale en Allemagne. Une telle situation rapprocherait aussi la banque de la situation dans laquelle elle s’était trouvée aux Etats-Unis, début 2009, après la dénonciation de son ex-employé Bradley Birkenfeld (lire ci-dessous).
La poursuite d’une personne morale, a fortiori une banque, «n’est pas courante», souligne François Thévenot. Un exemple régulièrement cité date des années 2000: celui de la Société générale, mise en examen dans le cadre de l’affaire dite du Sentier, l’histoire d’un complexe et opaque circuit de blanchiment d’argent de commerçants de ce quartier de Paris dissimulant des fraudes fiscales. Au final, la banque française avait été relaxée. Interrogée sur l’éventualité d’une mise en examen, UBS indique qu’elle ne souhaite pas commenter des «spéculations», d’autant qu’elle n’est pas partie prenante à l’instruction. Une telle procédure permettrait cependant à l’établissement d’avoir accès au dossier.
L’affaire comporte enfin une dimension politique qui dépasse les acteurs concernés. Avec le gouvernement socialiste, la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales sont devenues une priorité. De nouvelles mesures anti-fraude ont été adoptées récemment: l’exécutif entend récupérer 1 milliard d’euros supplémentaire en 2013 sur les 3 à 5 milliards que rapporte chaque année la chasse aux fraudeurs. Au début 2012, une commission d’enquête du Sénat a travaillé de longues semaines sur ce sujet et procédé à de multiples auditions. Elle a rendu un rapport en juillet: les sénateurs estiment que l’évasion des capitaux engendre un manque à gagner fiscal pour la France de 30 à 40 milliards d’euros.