Pourquoi les Français ignorent encore que le fondateur de L’Oréal fut un « agent de l’ennemi » par Annie Lacroix-Riz.
Pourquoi les Français ignorent encore que le fondateur de L’Oréal fut un « agent de l’ennemi » par Annie Lacroix-Riz
Mar.
Pourquoi les Français ignorent encore
que le fondateur de L’Oréal
fut un « agent de l’ennemi »
La volonté de censurer la vérité historique n’est pas en France chose nouvelle. Fréquentant assidûment depuis 1970 les archives du 20e siècle, sur des sujets (et une façon de les traiter) jugés inconvenants, et m’employant à informer de leur teneur mes étudiants ou le public, je me suis souvent heurtée à la censure, sur les plans éditorial et médiatique. Concernant la presse écrite ou audiovisuelle, il s’est agi couramment de veto contre la participation prévue à un documentaire ou à un « débat » ou de non-information systématique sur les publications concernant des thèmes pourtant largement « médiatisés »[1].
Il est plus rare d’être très activement sollicité(e) d’apporter un concours scientifique, nécessitant plusieurs jours de travail, à une enquête historique pour une émission de télévision, effectuée conformément à un programme précis mené à bien. L’expérience que j’ai faite à cet égard, d’avril à juin 2013, avant le coup de massue d’octobre, constitue un cas exemplaire de censure de presse et de dissimulation de faits historiques avérés. Elle mérite d’autant plus d’être connue du public que les chaînes (surtout publiques) de télévision prétendent lui apporter régulièrement un « complément d’enquête » sur des questions brûlantes, actuelles ou historiques.
De « la saga Bettencourt »
(4 avril-10 juin 2013)
à « Dans l’intimité de la milliardaire Liliane Bettencourt »
Le vendredi 4 avril 2013, le journaliste Samuel Humez, qui a prié la veille l’historien de l’économie Hubert Bonin de lui signaler des historiens compétents sur les années 1930 et 1940, obtient de son interlocuteur les noms de quatre universitaires, le mien, escorté du commentaire : « chercheuse engagée dans des livres académiques pointant les liens entre certains cercles patronaux et certains cercles politiques ».
M. Humez m’écrit aussitôt après : « je prépare un documentaire sur la saga Bettencourt pour le magazine Complément d’enquête sur France 2, axé sur les liens de la famille avec le monde politique. Je m’intéresse notamment aux liens d’Eugène Schueller avec la Cagoule, [à] son comportement ambigu pendant la guerre, ainsi qu'aux propos antisémites tenus par André Bettencourt dans “La Terre française” et révélés dans les années 90. Serait-il possible d'en discuter avec vous au téléphone ? »
J’ai en effet consacré des recherches à Eugène Schueller, industriel fondateur de la société l’Oréal, aux liens avec l’extrême droite déjà notoires dans les années 1930 – membre de la Cagoule et de la synarchie ‑, dès juin 1940 collaborationniste économique et politique – aryanisations de « biens juifs » incluses ‑, familier et « agent » des chefs de la Gestapo, ami et protecteur de grands cagoulards sicaires (et, souvent, de leurs descendants), parmi lesquels Jacques Corrèze, qu’il recycla après la Libération dans ses diverses sociétés à des postes directoriaux, qu’ils eussent dû faire un stage en prison ou non.
Le fruit de ces dépouillements a été en partie exposé dans plusieurs de mes ouvrages, que je mentionne au cours d’échanges téléphoniques et électroniques avec M. Humez dès le 4 avril. Eugène Schueller, comme son intime Corrèze, figure en effet en bonne place dans les livres suivants :
Pour la décennie 1930 : Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2e édition, 2010, 679 p; De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008, 408 p.
Pour l’Occupation : Industriels et banquiers français sous l’Occupation : la collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999, 661 p., et surtout, sur la base de fonds consultés de 1999 à 2012, l’ouvrage entièrement récrit, Industriels et banquiers français sous l’Occupation sans sous-titre, 2013, 816 p., dans lequel l’insigne industriel a pris, compte tenu des nouveaux fonds administratifs et policiers accessibles depuis 1999, une importance accrue.
Le 4 avril au soir, j’accepte de recevoir M. Humez à mon bureau le mardi après-midi 9 et de lui faire remettre dès le 5 par mon éditeur, avec livraison « par coursier », les trois premiers ouvrages concernés, ainsi que tous les nouveaux passages concernant Eugène Schueller dans celui à paraître en août (déjà disponible en format PDF). Samuel Humez en dispose donc dès lors, puisque, ai-je expliqué à Armand Colin, il « prépare pour l’émission Complément d'enquête, France 2, un reportage sur Eugène Schueller, dont j’ai traité dans Le choix de la défaite, De Munich à Vichy et Industriels et banquiers français sous l’Occupation, ancienne et nouvelle versions »; le mardi 9 avril, « sur la base de mes recherches, nous regarderons ensemble quels types de documents d’archives originales pourraient être utilisés dans l’émission. »
Selon mon habitude ‑ à proscrire ‑, je n’ai sollicité du journaliste demandeur ni contrat ni indemnisation pour le travail à réaliser, qui m’occupera près de six jours, démarches administratives incluses, ni droit de visionnage de l’émission avant diffusion. J’ai cependant insisté auprès de M. Humez sur l’impératif de consigner nos démarches respectives : consultée par des journalistes en quête de spécialistes historiques, j’ai été souvent trompée, évincée d’un débat annoncé, etc.; à défaut d’argent, je tiens à ce qu’existe la preuve écrite de mes démarches, recherches et interventions, bref de la réalité du travail fait.
J’ai également avisé M. Humez que je n’avais pas compétence concernant André Bettencourt, jeune fasciste de la presse collaborationniste d’importance encore trop modeste entre 1940 et 1944 pour occuper les fonds des Renseignements généraux parisiens ou nationaux.
Mais sa prose antisémite ordurière de La Terre française, introuvable partout, est conservée à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre : j’ai conseillé en 2012 cette piste, par chance fructueuse, au journaliste suisse Ian Hamel venu m’interroger dans le cadre de sa propre enquête sur le gendre d’Eugène Schueller.
N’ayant rien à lui dire sur ce dernier, je lui ai en revanche fourni des informations sur le beau-père. Informations dont, ses lecteurs peuvent en juger, M. Hamel a fort honnêtement rendu compte dans son ouvrage L’affaire Bettencourt : derniers secrets. Je conseille donc à M. Humez, de s’adresser, à propos de la carrière d’Occupation d’André Bettencourt (et de ce qui a suivi), au confrère suisse dont l’ouvrage est en avril 2013 sous presse (Paris, L’Archipel).
M. Hamel m’a confirmé avoir été contacté téléphoniquement par des responsables de France 2. Mais à la différence de moi-même, qui ai motif à croire que le programme annoncé par M. Humez serait mis en œuvre, les démarches auprès du journaliste suisse n’ont pas dépassé le stade de la prise de contact téléphonique. L’intérêt de la chaîne a vraisemblablement été bloqué par la parution, à dater du 15 mai 2013, du livre de l’intéressé, explicite sur « les mensonges d’André Bettencourt ».
Je passe le week-end suivant la fixation du rendez-vous avec M. Humez – qui disposait de mes ouvrages, à rechercher des références d’annotations prises en archives sur le fondateur de l’Oréal. Je sélectionne certains de ces dossiers dans un document intitulé « Visites archives possibles sur Eugène Schueller pour Samuel Humez », et comportant six cotes de fonds provenant des Archives nationales et deux de la Préfecture de police. Cotes que M. Humez et moi sommes supposés aller voir bientôt ensemble, pour des raisons non seulement de commodité, puisque j’ai déjà complètement dépouillé la correspondance, mais, pour certaines d’entre elles, légales.
Le mardi 9 avril, je reçois M. Humez à 14 h 15. Pendant quelques heures, je lui lis plusieurs des références consignées dans le document préparé au cours des jours précédents. Ayant déjà exploité une partie d’entre elles dans mes quatre ouvrages, je mets l’accent sur les aspects neufs du dossier Eugène Schueller, infiniment plus graves que ce qu’on sait d’ordinaire sur le « membre » (en réalité un des chefs, sous l’Occupation) de la Cagoule. Aspects alors inédits, puisque mon nouvel Industriels et banquiers français sous l’Occupation n’est pas encore publié. J’ai lu à M. Humez donc tout ou extrait de documents issus des fonds suivants :
‑ BA 1914, Mouvement social révolutionnaire, 1939-1944, archives de la Préfecture de police (APP), riche sur Eugène Schueller et Corrèze.
‑ PJ 52, CSAR, archives de la Préfecture de police (APP), correspondance sur Jacques Corrèze, un des chefs sicaires de la Cagoule, depuis sa fondation (1935-1936), dirigeant en 1941 du RNP du tandem (ensuite séparé) Déat-Deloncle, pilleur de biens juifs[2], membre de la Légion des Volontaires français contre le bolchevisme (qui fut au centre de la polémique soulevée en 1991 par Jean Frydman, associé de l’Oréal évincé), ne négligeant pas les affaires avec l’occupant, un des nombreux cagoulards recyclés par Eugène Schueller à l’Oréal, directeur de ses filiales aux États-Unis à l’époque du scandale Frydman.
‑ Correspondance sur le (ou du) chef SS Helmut Knochen, commandant à Paris de la police de sécurité (Befehlshaber der Sicherheitspolizei und des Sicherheitsdienst (Sipo-SD), BDS), section du Reichssicherheitshauptamt (RSHA) de juin 1940 à août 1944, chef suprême de la Gestapo à Paris jusqu’en mai 1942, puis second, de mai 1942 à août 1944, de Karl Oberg, lieutenant de Heydrich et « chef supérieur des SS et de la police allemande » en poste permanent à Paris :
1° W3, 354, « archives de Berlin », Archives nationales (AN), comportant une correspondance de Knochen de mars 1941 sur le plan de gouvernement MSR (nom d’Occupation de la Cagoule) « collaboration 100% » dont Eugène Schueller serait un des douze ministres, au poste de la « production nationale et impériale » (grande obsession de la synarchie ou Mouvement synarchique d’empire) (voir annexes);
2° F7 (police générale), 15337, dossier Knochen, procédure de son procès (correspondance 1941-1949), AN, comportant deux des (nombreuses) auditions de Knochen de 1946-1947. Le chef de la Gestapo y décrit Eugène Schueller comme son « agent » stricto sensu et un document de la direction générale des Renseignements généraux de la Sûreté nationale classe l’industriel parmi les 45 « agents de l’ennemi » recensés, terme de définition juridique précise : coupable de crime de « trahison » ou « intelligence avec l’ennemi » ou « complot » ou « crime contre la sûreté » ou « la sécurité de l’État » (avec ou sans précision « sûreté intérieure » ou « extérieure »), crime défini par les articles 75 et suivants du Code pénal et passible de la peine de mort. Ce qui n’est pas le cas du crime ou délit de collaboration, défini par les articles 87 et suivants du Code pénal.
PJ 52, CSAR, Jacques Corrèze (APP) est un dossier en dérogation particulière, pour le dépouillement desquels j’ai obtenu autorisation individuelle, non cessible.
F7, 15337 (AN), que je croyais soumis aux mêmes conditions de consultation, est, je viens de le vérifier, « librement consultable » (depuis 2009 au moins) : tout citoyen pourra donc aisément vérifier mes dires en allant aux Archives nationales (nouveau centre de Pierrefitte).
C’est sur la base de la lecture des extraits susmentionnés que :
1° dès le départ de M. Humez, j’ai adressé aux responsables respectives de ces fonds, Françoise Gicquel (directrice des archives de la Préfecture de police), et Catherine Mérot (conservatrice aux Archives nationales), des courriels relatifs aux conditions de consultation des fonds concernés. Courriers auxquels les intéressées ont aussitôt répondu, nous fixant les conditions de consultation, notamment la nécessaire production des autorisations administratives qui m’avaient été délivrées pour les archives en dérogation;
2° M. Humez m’écrit le 10 avril :
« Pour résumer, suite à notre entrevue d’hier, voici les documents qui me semblent précieux pour ce 52 minutes sur la saga Bettencourt [souligné par moi, ALR] :
‑ Liste des membres du MSR dans laquelle figure Eugène Schueller.
‑ Audition de Knochen lorsqu’il parle du rôle d’Eugène Schueller comme agent.
‑ Parcours judiciaire de Jacques Corrèze après-guerre jusqu'à son entrée à l'Oréal en 50.
‑ dossier Schueller devant le comité d’épuration. ». Les documents que je présente dans la 2e partie correspondent aux trois premières demandes écrites formulées par M. Humez.
Nos trois échanges écrits du 10 avril, dont le courriel précédemment cité, attestent que le journaliste « Complément d’enquête » savait déjà, notamment,
a) qui était Corrèze, sorti de prison en 1949, immédiatement embauché par Eugène Schueller et devenu chef de la filiale américaine de l’Oréal, et
b) qu’Eugène Schueller était un agent stricto sensu du chef de la Gestapo Knochen. M. Humez disposait par ailleurs de tous mes travaux parus sur la question.
Le 12 avril, M. Humez me propose de « voir d’emblée les fonds suivants, lundi 15 avril au matin (à partir de 9 h?):
PJ 52, CSAR, dérogation du 31 mars 2003
PJ 30, 31, 32, Mouvements et partis collaborationnistes, dérogation du 25 juin 2003
BA 1914, Mouvement social révolutionnaire, 1939-1944. »
Mme Gicquel nous ayant fixé rendez-vous le lundi 15 avril, je sollicite pour cette date communication des trois cotes concernées des APP.
Je passe la journée complète du 15 avril (je n’ai pas même coûté à France 2 le prix d’un modeste déjeuner) avec M. Humez aux archives de la Préfecture de police (rendez-vous fixé le vendredi 12 avril) pour lui montrer et lui permettre de sélectionner les pièces les plus intéressantes des fonds Corrèze et BA 1914. Il fait d’ailleurs « un tas », placé en tête de chacun des deux volumes, des pièces qu’il dit avoir l’intention de venir filmer ultérieurement (objet de son courriel du 2 avril à Mme Gicquel).
Après le 25 avril, date à laquelle M. Humez me met en copie de ses courriels de demande de tournage à Mme Gicquel et au « service de communication de la Préfecture de police », le journaliste ne se manifeste plus, ce qui motive ma question du 29 mai sur l’état de l’enquête.
Le 4 juin, M. Humez me propose une interview pour le lundi 10 juin, précédée du SMS du vendredi 7 juin, 18h54 :
« Pour info, voici les points que je souhaite aborder pendant l’interview : Schueller et son profil de patron dans les années trente, ses idées (mélange de modernité éco et de discours réactionnaire), son engagement et rôle au sein de la Cagoule, son attitude pendant la guerre et comment il est passé entre les mailles du filet, ses amis cagoulards recyclés à l’Oréal. Tout ceci s’inscrivant bien sûr dans la saga L’Oréal, le sujet de mon documentaire » (pièce jointe).
Je n’avais jusqu’alors jamais entendu parler de « saga L’Oréal » mais seulement de « saga Bettencourt ». À aucun moment de mes contacts avec M. Humez il n’a non plus été question du sujet : « Liliane Bettencourt », a fortiori pas de : « Dans l’intimité de la milliardaire Liliane Bettencourt »), question abordée plus loin.
Pendant l’interview du lundi 10 juin, qui dure plusieurs heures, il n’est traité que des thèmes rappelés par le SMS du 7 juin de M. Humez cité plus haut, c’est à dire non seulement des activités, politiques singulièrement, d’avant-guerre et d’Occupation d’Eugène Schueller, « agent de l’ennemi », mais aussi de celles d’après-guerre, de sa soustraction à l’épuration et de son recyclage de « ses amis cagoulards […] à l’Oréal », cas général dont l’ascension de Jacques Corrèze, dès sa sortie de prison de novembre 1949, est légitimement considérée comme un des exemples les plus spectaculaires.
Ce jour-là, sans doute conscient que la partie historique, qu’il venait pourtant de rappeler nettement dans son SMS du 7 juin, serait réduite ou rejetée par sa rédaction, M. Humez me fait répéter plusieurs fois la réponse à une question sur Eugène Schueller et ses motivations politico-idéologiques, en cherchant à l’infléchir : je maintiens à chaque fois ma réponse, ce que je lui ai rappelé dans le courriel que je lui ai adressé le 16 octobre, après avoir entendu son message téléphonique relatif à la liquidation de ma participation à l’émission : « manifestement inquiet sur les conséquences de votre curiosité historique, vous souhaitiez me faire dire à propos d’Eugène Schueller ce que je ne souhaitais pas dire, contrainte que l’historienne indépendante que je suis ne s’applique jamais. » (voir ci-dessous, et pièces jointes).
Après l’interview du lundi 10 juin, alors que l’émission était initialement prévue pour « juin prochain » (courriel de M. Humez à Hubert Bonin, « mercredi 3 avril 2013 13:10 »), M. Humez ne me communique plus aucune information.
Le 7 septembre, je viens aux nouvelles et, pour la première fois, il met deux jours à répondre, et de façon vague, le 9. « Je vous tiens au courant », m’annonce-t-il, ce qui est faux : je ne reçois aucune nouvelle pendant plus d’un mois. Le 16 octobre, le journaliste m’annonce par message téléphonique (pièce jointe) que mon interview a été entièrement supprimée qu’il a « dû raboter toute la partie concernant le passé trouble d’Eugène Schueller et d’André Bettencourt, voilà, c’était beaucoup trop long pour mon chef, Benoît Duquesne. Je n’ai pu sauver qu’une archive », etc. Son message confirme que j’ignore le contenu de l’émission et son titre, tous deux sans rapport avec ce qui m’a été présenté, oralement et par écrit, entre le 4 avril et le 10 juin. M. Humez ne me communique d’ailleurs pas le titre de l’émission, alors « en boîte » mais cite « le sujet Liliane Bettencourt », dont nous n’avions jamais parlé.
Au cours du long coup de fil du 16 octobre dont j’ai pris l’initiative (et dont il n’existe malheureusement pas de trace), M. Humez innocente « [s]on chef, Benoît Duquesne » et désigne une autre responsable du « rabotage », la coordinatrice de « Complément d’enquête », Mme Caroline Belicard. Je comprends de ses demi-aveux confus que « les archives » (pas une, les archives) sont présentées dans l’émission (lesquelles?, il ne le précise pas) mais que, en l’absence de mon interview et d’une mention précise écrite sur mon rôle, on ne saura pas qui a découvert et fait découvrir à M. Humez « les archives ». J’exige, s’il y a bien présentation de documents d’archives à l’écran, que mon nom y soit associé, via un générique mentionnant mon titre professionnel, le titre des quatre ouvrages publiés en partie consacrés à Eugène Schueller et le rôle joué pour mettre « les archives » à la disposition de France 2. Le courriel que m’envoie M. Humez peu après cette conversation téléphonique confirme ses excuses et promet citation de mon nom et de deux des ouvrages, mais ne précise toujours pas l’intitulé de l’émission :
« Comme convenu, je viens de demander à notre assistante Caroline Belicard de bien vous faire apparaître dans les crédits[3] de notre émission du 31 octobre, comme historienne, auteur du Choix de la défaite et Industriels et banquiers sous l’Occupation, et source des archives diffusées dans ce sujet.
Encore une fois, je suis extrêmement désolé de ce contretemps et vous remercie de m’avoir permis d’accéder à ces archives précieuses » (texte inclus dans mon courriel du 16 octobre à Mme Belicard).
« Complément d’enquête » pour oublier
Eugène Schueller « agent de l’ennemi »
J’adresse le 16 octobre à M. Humez (copie à Mme Belicard et à M. Duquesne) un courriel exigeant, malgré la censure complète de mon interview, présentation précise de mes travaux sur Eugène Schueller et de ma contribution en matière d’archives à une émission dont j’ignore tout. En l’absence de réponse, j’adresse le 21 octobre à Mme Belicard (copie à MM. Humez et Duquesne) une lettre recommandée avec accusé de réception soulignant la tromperie dont j’ai été l’objet en tant qu’historienne (pièce jointe, incluant les pièces, orale et écrites, du 16 octobre).
Entre les 21 et 27 octobre, date de réception de la réponse datée du 25 de M. Thomas Horeau, j’apprends par une revue de télévision que l’émission est intitulée non pas « Liliane Bettencourt » (révélation du 16 octobre), mais « Dans l’intimité de la milliardaire Liliane Bettencourt ». M. Horeau, « rédacteur en chef adjoint », refuse un visionnage de l’émission que je n’ai pas requis, sachant n’avoir aucune chance de l’obtenir de la Justice, et récuse ma demande écrite en matière de « crédits » qui par sa longueur excessive exposerait le téléspectateur à surcharge cérébrale : « les génériques et leur contenu sont régis par des règles légales et éditoriales qui ne nous permettent pas de diffuser l’ensemble des informations que vous souhaitez voir mentionner au générique. En outre, il nous semble que cet afflux d’informations serait illisible pour le téléspectateur et dès lors contraire au but recherché ».
Mais surtout, il conteste avec une indignation toute juridique mes griefs : « Par ailleurs, nous sommes choqués par l’accusation de tromperie que vous formulez à notre égard et la réfutons fermement. Il est extrêmement fréquent que des interviews réalisées dans le cadre d’une enquête ne soient finalement pas utilisées dans le montage final. Il ne s’agit pas là de censure ou de tromperie mais uniquement de l’expression de la liberté éditoriale des journalistes et des rédacteurs en chef. Enfin, nous tenons à vous indiquer que nous sommes extrêmement vigilants quant au sérieux des informations diffusées dans notre émission, ainsi qu’au respect des règles déontologiques et légales. »
Le lecteur comparera utilement cette fière proclamation (soulignée par moi)
1° aux excuses orales puis écrites du 16 octobre d’un journaliste que je veux croire de bonne foi, dont le fruit de la collaboration avec une historienne a été impitoyablement « raboté »; 2° à ce qui, dans la bouillie mondaine et larmoyante intitulée « Dans l’intimité de la milliardaire Liliane Bettencourt », demeure du « sérieux des informations » archivistiques que j’ai offertes, stricto sensu, au journaliste chargé de la partie « historique » de l’affaire et dont quelques-unes sont présentées plus loin.
Le 31 octobre, je visionne dans la consternation la honteuse émission intitulée « Dans l’intimité de la milliardaire Liliane Bettencourt » diffusée par « Complément d’enquête » (France 2), que tout lecteur pourra suivre aisément[4].
Il faut attendre plus de 38 minutes pour que surgissent, via le magistrat J.P. Getti, chargé en 1991 du dossier L’Oréal-Jean Frydman,
1° une Cagoule « mouvement d’extrême droite datant de l’époque du gouvernement de Vichy et mouvement très antisémite », dernière caractéristique que personne, certes, ne niera, et
2° « le dénommé Corrèze », pas même gratifié de son prénom, « un des dirigeants de la Cagoule ». France 2 sait pourtant fort bien que « la Cagoule » a été fondée au tournant de 1935 et qu’Eugène Schueller ‑ et pas seulement Corrèze – est un de ses chefs.
« Les archives » (présentes à l’écran, m’a affirmé M. Humez le 16 octobre) ont été réduites à une notule des Renseignements généraux de la Préfecture de police, provenant du fonds BA 1914, MSR, 1939-1944, APP. Dans ce très riche fonds, librement consultable, auquel nous avons consacré quelques heures le 15 avril, extrêmement compromettant sur le rôle d’avant-guerre et d’Occupation d’Eugène Schueller et de son auxiliaire Corrèze, France 2 a choisi après « rabotage » ce minuscule document unique : « ce serait M. Eugène Schueller, membre influent du MSR, [Mouvement social révolutionnaire, nom d’Occupation de la Cagoule] et gros industriel, qui subviendrait en grande partie aux besoins du groupement en lui octroyant un million par mois » [soit, au taux de conversion fourni par l’INSEE[5], 335 000 € par mois – somme qui nous ramène à des réalités dynastiques familières]. Le journaliste commente le texte en décrivant Schueller comme « ancien membre de la Cagoule ».
L’ensemble historique représente deux minutes d’antenne, dans une émission d’une heure et quart quasi exclusivement consacrée aux états d’âme et malheurs de la pauvre petite milliardaire élevée par un papa précocement veuf qui « travaille 6 000 heures par an » (propos de l’historien Jean-Claude Daumas qui a célébré l’industriel infatigable, roi de la teinture et de la publicité). On comprend que Thomas Horeau ait contesté la présence à l’écran de « crédits » documentés, la formule de l’émission finalement présentée adoptée évoquant, du point de vue historique, l’expression familière : « tout ça pour ça ». La censure est, à deux minutes près, aussi féroce que celle qui, en septembre 2011, a frappé l’article de Géo Histoire « Quand guerre rimait avec affaires », sur ordre du groupe médiatique allemand Bertelsmann, via sa filiale « française » Prisma Presse[6], dont, seuls dans un premier temps, Mediapart (via Vincent Truffy, le 13), et Le Canard enchaîné (les 14 et 21) ont rendu compte[7].
Le contenu même de « Dans l’intimité de la milliardaire Liliane Bettencourt » et sa confrontation avec les sources historiques démontrent une fois de plus que la connaissance historique est bafouée par la télévision, fût-elle publique, autant que par la grande presse, écrite ou audiovisuelle.
Ou plutôt que l’histoire est incompatible avec la norme exclusive du « temps de cerveau humain disponible » (Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1, 2004) « acheté » aux media par les grands groupes financiers, au minimum leurs très riches annonceurs publicitaires quand ils ne les possèdent pas directement.
Cette réalité économique renvoie au néant toute « Charte éthique » supposée, comme dans le groupe Prisma Presse, « garanti[r] “l'indépendance éditoriale” des journalistes »[8]. La vaillante Stéphanie Bonvicini, qui avait osé en 2003-2004 sonder le riche passé vichyste de la maison Louis Vuitton, en a fait l’amère expérience, contée en mai-juin 2004 par Nicolas Beau (Le Canard enchaîné) et Kim Willsher (The Guardian)[9]
La misère qui menace l’ensemble de la presse, France Télévisions incluse, ne saurait qu’aggraver une situation illustrée par l’interview finale (13 minutes), au titre de « Documents » de « Complément d’enquête », d’Hervé Gattegno.
Naguère entre autres rédacteur en chef de la rubrique « France » du « journal de référence » Le Monde, l’interviewé a été nommé (premier) rédacteur en chef d’une revue qu’il est permis de croire dépendante des gros « annonceurs » : Vanity Fair, « v.f. (sic) du magazine américain Vanity Fair », pour citer Vincent Truffy, qui en a également rejoint les rangs dès les préparatifs de sa naissance, en octobre 2012[10]. Les « informations » sur une milliardaire victime de ses stipendiés (ou adorée d’eux) ou sur les querelles familiales suivies de réconciliations (avec photo d’anniversaire à une table de « Marius et Jeannette »)[11], « sujet » dont la « v.f. (sic) du magazine américain Vanity Fair » tend à se faire une spécialité comme la maison-mère ou « v.o. »[12], sont assurément plus propices aux affaires et au moral ou à la docilité des populations que « le passé trouble d’Eugène Schueller et d’André Bettencourt ».
Tout ceci est entièrement étranger aux documents d’archives que j’ai signalés ou lus à M. Humez et dont il a par écrit requis consultation. J’en livre aux lecteurs quelques spécimens[13], dont les téléspectateurs de « la saga Bettencourt » auraient dû connaître la teneur le 31 octobre au soir par mon interview et par les textes originaux à l’appui.
Ils font d’Eugène Schueller, sous la 4e République faiseur de rois choisis au sein des partis de la gauche non communiste et de la droite[14] ‑ fonction dont, après son décès (en 1957), ses descendants de sang et d’alliance ont sous la 5e République assumé l’héritage[15] ‑, non seulement un très actif collaborationniste et aryanisateur de biens juifs, en compagnie de l’industriel allemand Gerhart Schmilinsky, hitlérien militant, mais, au profit de « ses affaires personnelles » et de ses activités politiques à la tête du MSR, un « agent » de la Gestapo (Sicherheitspolizei-Sicherheitsdienst (Sipo-SD)).
Les documents cités ci-dessous et ceux de la série AJ, 40, fonds du Militärbefehlshaber in Frankreich, dits « du Majestic ») établissent un lien formel direct entre l’association d’Eugène Schueller avec Schmilinsky au sein d’affaires aryanisées à cet effet[16] et les liens étroits du Français avec les services allemands Sipo-SD.
Eugène Schueller, agent de Knochen (Knochen) ou « agent de l’ennemi » (direction générale des Renseignements généraux de la Sûreté nationale) Source, F7 (police générale), 15337, dossier Knochen, AN
I. Deux auditions de Knochen de 1946 (sa liste d’« agents », Eugène Schueller inclus, est confirmée par toute la correspondance originale d’Occupation[17])
1) Audition de Knochen par Georges Claudet, assisté de l’inspecteur Rykner, à la DST (Direction de la Surveillance du Territoire), 16 novembre 1946, 7 p.
Descriptif de ses missions depuis son arrivée en France en juin 1940
« La mission du SD [Sicherheitsdienst] à cette époque était la suivante :
Rechercher toutes archives et documents sur la franc-maçonnerie et la juiverie, les organisations politiques d’émigrés. Nous nous procurions ces documents par les perquisitions et les arrestations qui s’ensuivaient.
La mission de la Sicherheitspolizei dont le kommando était sous les ordres de Boemelburg[18] consistait à exploiter les archives de la police française saisies en juin 1940 lors de notre arrivée à Paris pour arrêter les Allemands et autres agents ayant travaillé contre l’Allemagne.
Ce travail était fait en collaboration avec l’Abwehr.
Les deux kommandos du SD et de la SIPO étaient placés sous mon commandement et installés 72 avenue Foch et 11 rue des Saussaies. […] Le général Thomas[19] nous chargea d’étudier l’opinion publique française et de nous renseigner sur l’état d'esprit de la population, sur l’influence de la défaite française, sur les membres du gouvernement, sur les partis politiques et le ravitaillement.
En raison de notre propagande, beaucoup de Français crurent à une ère nouvelle et devinrent des collaborateurs bénévoles du SD Parmi eux je puis citer dès 1940[20]l’ancien ministre Marquet et Schueller, un homme d’affaires, et tous les membres des partis collaborationnistes. »
2) Audition de Knochen par Georges Claudet à la DST, assisté de l’inspecteur Rykner Gabriel, 22 novembre 1946, 1 p. (paginée 318)
« J’ai connu le nommé Schueller, industriel français, dès 1941 [(sic) 1940[21]]. […] il s’occupait de fabrication de savon.
Il écrivit un livre dont il me dédicaça un exemplaire dans lequel il exposait des idées nationales-socialistes dans le domaine économique. À « l’époque où je l’ai connu, il s’efforçait de se faire nommer Ministre de l’économie nationale.
Il me fut présenté par l’interprète de Marquet[22] dont je vous ai déjà parlé (ajout manuscrit : Peter, agent du SD).
Comme les renseignements qu’il me donnait étaient de nature trop spécialisée, je le mis en rapports avec le Dr Maulaz de ma section III chargé spécialement des questions économiques[23].
Il travailla pour la Section III afin d’obtenir notre appui auprès des services allemands pour ses affaires personnelles et ensuite pour que ces Services l’épaulent dans son ambition d’être ministre. »
Knochen donne le signalement d’Eugène Schueller : « 1m60 environ, corpulence moyenne, cheveux blonds grisonnants, légèrement ondulés sur le dessus de la tête, yeux bleus, figure ronde, teint clair. Il était d’origine alsacienne ou lorraine et demeurait à Paris. Il avait des usines en province. »
II. « Liste annexe. Renseignements d’archives », direction générale des Renseignements généraux de la Sûreté nationale, sans date, novembre 1946 au plus tôt (elle mentionne le jugement de Kopp « le 19.11.46 par la cour de justice de la Seine »), 17 p. (pagination 349-365),
Liste d’agents du Reich, dressée sur la base des auditions de 1946-1947 de Knochen, qui recense notamment :
1° les « agents allemands » (p. 1-8);
2° les « agents de l’ennemi »,
a) Français, politiques, criminels notoires, dont plusieurs ont été fusillés à cette date, et grands financiers, auxquels ce sort fut épargné, dont Eugène Schueller (p. 9-11);
b) les « agents étrangers » (10-14)
La liste qui suit est présentée par le SS Sturmbannführer, c’est à dire Knochen [SS Sturmbannführer d’avril 1940 à novembre 1941, date à laquelle il fut nommé « SS Obersturmbannführer »] à l’ambassade d'Allemagne, pour Abetz, Paris, 5 mars 1941, 2 p.
Les Allemands, alors furieux de l’éviction de Laval par « les synarques », laissent entendre que le collaborationnisme de Vichy ne suffit plus et qu’ils vont intégrer à l’équipe dirigée par Pétain les principaux responsables des partis collaborationnistes parisiens, Knochen présente à Otto Abetz le projet d’« un informateur parisien, pour résoudre la crise gouvernementale en France. Il s'agit d’une liste de personnalités » à placer au gouvernement « au cas où les plans révolutionnaires[28] de certains groupes, comme par exemple l’entourage Deloncle[29], Fontenoy, Malet, Dorgères, etc., se réaliseraient. »
[Mais Eugène Schueller, un des chefs du MSR, certes riche et puissant, enrichi sous l’Occupation, l’est alors moins que les grands synarques qui monopolisent les postes ministériels, et qui y demeureront jusqu’en août 1944. Les ambitions gouvernementales du président de l’Oréal n’aboutiront qu’après-guerre, et par personnes interposées, dont son gendre André Bettencourt]
Liste [entièrement constituée de membres de la Cagoule, désormais appelée MSR] et notice présentée à Knochen par « un informateur parisien, pour résoudre la crise gouvernementale en France » (voir plus haut), 8 p.
La notice occupe les 7 pages suivantes, présentant 27 de ces « révolutionnaire[s] » (pas d’autre précision sur Weygand, n° 28), « cagoulard[s] » et partisans de la « collaboration 100% » supposés plaire particulièrement au maître allemand :
Son n° 12, prévu pour un poste ministériel, Eugène Schueller, est ainsi présenté :
« 12) Schueller
Industriel, patron très social.
S’est adonné depuis longtemps à l’étude des problèmes de collaboration entre les salariés et les patrons.
Est à la tête de l’Oréal, Valentine, Mon Savon.
Fait actuellement partie du groupe des Jeunes patrons sociaux et du MSR pour une Révolution nationale. »
« Le dénommé Corrèze »[31]Source BA 1914, Mouvement social révolutionnaire, 1939-1944, APP
Note des Renseignements généraux de la Préfecture de police (RGPP), 24 février 1941, 1 p. (partiellement détruite)
Compte rendu de la réunion du MSR, 29 rue des Cloÿs[32] le 23 février. « Corrèze insista sur le caractère anti-juif et anti-maçonnique de leur action. Il fit allusion au “noyautage” (ou “nettoyage”?, seules les trois lettres « age » lisibles) nécessaire de l’entourage du Maréchal et enfin préconisa une franche collaboration avec les Allemands. »
Sous-dossier « interdiction de séjour » du « Dossier Corrèze »
Rapport F 361756 de l’inspecteur Simoni, Paris, 19 janvier 1950, sur Corrèze, 2 p.
Rappel de ses agissements d’Occupation
Rappel des peines : Condamné le 9 octobre 1948 par la Cour de justice de Paris à 10 ans de travaux forcés, à la dégradation nationale, à 20 ans d’interdiction de séjour, à la confiscation des biens pour « intelligences (sic) avec l'ennemi »
et, le 26 novembre 1948, par la Cour d’Assises de la Seine à 10 ans de prison « pour atteinte à la sûreté de l’État. Ces deux peines avec la confusion. »
Il a été libéré de la prison de Fresnes le 15 novembre 1949.
Il est actuellement Directeur “exportation” au service américain de la Société L’Oréal, 14, rue Royale à Paris (8ème), où il perçoit annuellement 337 735,43 frs.
Il est entré dans cette société le 1er mai 1950 en qualité de vendeur, après sa libération intervenue le 29 (sic) novembre 1949.
Depuis il n’a pas quitté cet établissement, où il a gravi tous les échelons pour être nommé Directeur en 1954.
L’intéressé ne fait l'objet d’aucune remarque particulière au point de vue conduite et moralité, tant à son domicile qu’à son lieu de travail et les renseignements recueillis sur son compte ne lui sont pas défavorables. »
Fiche avec tampon du 10 février 1966 « réhabilitation », 1 p.
C’est le dernier document de ce « dossier Corrèze ».
ANNIE LACROIX-RIZ
A lire aussi
l'ouvrage de Jean LEVY
Georges ALBERTINI
une intelligence avec l'ennemi
publié chez L'Harmattan