[...] Ce qui rend l’analyse [de l'affaire Dieudonné] aujourd’hui plus nourrie qu’hier tient au fait que nous disposons, pour appréhender les motivations et les convictions du public de Dieudonné, de deux remarquables articles où pour une fois les journalistes – deux à Libération, une au Monde – n’ont pas cherché à nous imposer leurs préjugés en les déguisant en enquête.
Ces spectateurs dans des salles pleines à des tarifs élevés – « jeunes, souvent de gauche, se défendant de tout antisémitisme et revendiquant de pouvoir rire de tout » – proposent, pour justifier leur engouement et expliquer, pour beaucoup, leur inconditionnalité, un certain nombre de pistes qui ne sont pas toutes dérisoires ou sans intérêt. En dehors de l’inévitable mauvaise foi qui doit conduire certains à dissimuler qu’obscurément, derrière la dénonciation du sionisme, ils sont heureux de voir « casser » du juif, les motivations avouées n’ont rien de déshonorant à partir du moment où d’une part les fans de Dieudonné ont une conception très élargie, voire absolue de la liberté d’expression et où d’autre part ils ne récusent pas obligatoirement l’action de la justice si celle-ci se doit d’intervenir.
Cet inventaire est riche d’enseignement qui met en exergue très banalement le fait que Dieudonné les fait rire – et pas seulement pour ses saillies de nature politique et confessionnelle – et qu’ils le considèrent comme le plus grand humoriste. À regarder et écouter un sketch comme par exemple « Le cancer », sans l’ombre d’une allusion douteuse, cette appréciation n’est pas infondée.
À bien les entendre, il y a aussi une forme de lassitude, de saturation. « La Shoah, on en a mangé jusqu’à la terminale. Le génocide rwandais, je n’en ai pas entendu parler. » D’une certaine manière, l’évocation sarcastique, voire cynique de sujets qui sont protégés la plupart du temps par une bienséance totale – et donc la Shoah, pour un Dieudonné, représente évidemment le comble de la transgression – répond au désir de faire disparaître par la moquerie et la dérision une tragédie que depuis tant d’années on rappelle sur tous les registres et dans tous les supports avec une tonalité dont la plénitude tragique, depuis 70 ans, nous est sans trêve rappelée. Comme si nous pouvions l’ignorer alors qu’au contraire le ressassement peut aboutir à la désinvolture forcée de l’occultation ou de l’indifférence.
Autre chemin capital que les admirateurs de Dieudonné parcourent volontiers et qui est celui « de la hiérarchisation de la souffrance des peuples et l’échelle mémorielle, et c’est sur ça qu’il dégueule ». Pourquoi si peu d’indignation pour les caricatures de Mahomet – j’ai moi-même soutenu Charlie Hebdo – et tant pour des propos sur la Shoah immédiatement taxés de scandaleux et d’indignes ?
Ce sentiment pour telle ou telle communauté de se sentir moins à l’abri est révélateur d’un double danger : en même temps que pour d’aucuns on en parle trop, on ne parle pas assez des autres ! Surabondance et inégalité mémorielles faciles à comprendre sinon à justifier.
[...] Dieudonné représente le faîte d’un univers de comédie et de dérision cultivé par un certain nombre d’humoristes qui ne traitent, eux, que de sujets sans danger. La différence entre eux et lui, ce n’est pas la grossièreté et la vulgarité – qu’on écoute un Bigard ou un Baffie – mais l’envie d’appréhender, avec Dieudonné, justement autre chose. « Il ne fait pas des sketchs sur ce que tu as mangé, il le fait sur les communautés, sur les banlieues, et il incarne toujours des gros cons, des abrutis. C’est une manière de rire des crétins, il grossit le trait là où ça fait mal. » Qu’on le déplore ou non, l’aura ravageuse de Dieudonné est la conséquence inéluctable de la médiocrité du rire artistique et médiatique français.
Le tribunal administratif de Nantes a suspendu l’arrêté d’interdiction en adoptant une argumentation de bon sens juridiquement adaptée, mais le Conseil d’État saisi d’urgence pour appel par le ministre de l’Intérieur l’a maintenu selon des modalités expéditives ne permettant même pas à l’avocat de Dieudonné d’être présent à Paris. L’axe central du raisonnement suivi par le juge des référés Bernard Stirn, en rupture par rapport à la jurisprudence classique, est extrêmement préoccupant pour les libertés publiques et les spectacles de toutes sortes puisque s’attachant au contenu présumé de la représentation, il valide ainsi, pour ce qu’il qualifie ici ou là d’atteintes à la dignité humaine, l’interdiction administrative en s’opposant frontalement à l’État de droit qui relève, qualifie et poursuit après. Régression « lourde de conséquences pour la liberté d’expression » selon la Ligue des droits de l’homme. Soumission.
C’est un pouvoir de gauche qui, par son hystérie, a réussi à imposer ce triste revirement qui fait que, demain, des pièces ou des spectacles contestés mais défendus au nom de la liberté d’expression pourront être interdits de la même manière, pour peu qu’un gouvernement continue à se préoccuper de ce qui est récréatif ou non, public averti ou non, décence ou indignité, humour véritable ou haine à supprimer.
[...] Je me trompe, ou le Président avait dit durant sa campagne qu’il voulait rassembler les Français ? (…)