On connaît le mot célèbre de Karl Marx à propos du coup d'Etat du futur Napoléon III, « l'histoire se répète, la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » Et de fait, il semble que la crise grecque de 2015 soit une répétition grotesque de celles de 2010 et 2012. Au milieu des réunions « de la dernière chance », voici que surgissent des débats étonnants, principalement entre Berlin et Athènes. Le dernier en date ne manque pas de piquant.
Un doigt d'honneur qui occupe le terrain...
Ce lundi, toute la presse allemande étaient emplie par la question, sans doute cruciale, de savoir si, réellement, Yanis Varoufakis a fait un doigt d'honneur symbolique à l'Allemagne lors d'une conférence donnée à Zagreb en mai 2013 - voici donc près de deux ans - quand il n'était encore qu'économiste.
Invité, dimanche soir, dans le talk show de la chaîne publique allemande ARD présenté par le présentateur vedette Günther Jauch, ancien présentateur du jeu "Qui veut gagner des millions?", Yanis Varoufakis a dû assister à une vidéo où il présentait le doigt injurieux. Le ministre hellénique a aussitôt répondu que la vidéo était « truquée » et Günther Jauch a démenti ce démenti... De quoi passionner la presse la plus sérieuse outre-Rhin pour savoir si oui ou non le ministre grec avait insulté le peuple allemand...
Niveau le plus bas du débat
Avec cette affaire, on atteint, avouons-le, le niveau le plus bas du débat qui entoure le cas grec depuis la victoire de Syriza le 25 janvier. Pourtant, ce n'est que l'acmé d'une lente descente aux enfers. Mais qu'on ne s'y trompe pas : cette farce n'est pas innocente. Alors que les négociations se sont ouvertes entre les institutions (ou, si l'on voudra la troïka) et Athènes, ces polémiques, qui peuvent paraître ridicules, ont une fonction : affaiblir encore la position du gouvernement grec. Comme les rumeurs récurrentes de défauts imminents (alors même que la Grèce a remboursé ce lundi 16 mars les 600 millions d'euros dûs au FMI après avoir remboursé les 300 millions d'euros dûs au 6 et au 13 mars), il s'agit d'exercer une pression sur l'exécutif athénien pour qu'il cède sur l'essentiel : la nature des réformes qui devront être menées en Grèce.
Storytelling européen
En faisant passer le gouvernement grec pour une équipe de clowns dignes du cirque Bouglione, les Européens confirment leur storytelling, ou scénarisation de l'information, engagée depuis le 25 janvier : Syriza n'a pas de programme réaliste, preuve ultime de l'absence d'alternatives à la politique de la troïka. Pour ceux qui n'en seraient pas convaincus, un cas doit être rappelé : celui de la liste de réformes présentées le 6 mars par Yanis Varoufakis au président de l'Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem pour compléter les premiers objectifs mis en place le 23 février.
L'affaire des inspecteurs de la TVA
Cette liste de réformes compte sept points et remplit neuf pages. Elle comporte des propositions assez avancées, notamment celle de la mise en place d'un « conseil fiscal » chargé d'établir les prévisions macroéconomique et de recettes de l'Etat, ainsi que de déterminer la « revue des dépenses », l'amélioration de l'encadrement de la préparation budgétaire et surtout une stratégie de récupération des arriérés d'impôts impayés qui s'élève à plus de 76 milliards d'euros, ce qui en fait un sujet hautement sérieux. Yanis Varoufakis promettait également la mise en place d'une action systématique de lutte contre la bureaucratie et la gestion de la « crise humanitaire. » Mais ces propositions ont été réduites rapidement au troisième point : la mise en place d'inspecteurs « volontaires » pour lutter contre la fraude à la TVA.
Reductio ad fabellam
Le gouvernement grec a eu le malheur d'indiquer qu'il envisageait de recruter « même des touristes » pour ces vérifications, et ce fut un déchaînement médiatique. Les reportages se sont succédé sur les médias européens pour montrer l'absurdité de cette proposition, limitée à l'emploi de touristes pour surveiller les commerçants. La proposition était cependant différente : il s'agissait de lutter en profondeur contre cette fraude à la TVA par l'emploi d'inspecteurs occasionnels (pas seulement des touristes) pour créer un vrai climat de crainte chez les commerçants récalcitrants. Assez significativement, ceux qui s'accordaient pour dénoncer cette fraude en y voyant l'incarnation du « mal grec », ont caricaturé cette initiative qui visait à lutter concrètement contre elle. Du coup, il n'est resté de ces neuf pages que cette idée qu'Athènes avait voulu embaucher des touristes pour contrôler les commerçants. Le Wall Street Journal de mercredi dernier a ouvertement effectué cette réduction pour ridiculiser le gouvernement grec.
L'avantage aux Européens
La farce entretenue par de nombreux médias profite donc évidemment aux Européens qui peuvent ainsi aisément adopter une position de supériorité face à la Grèce et rejeter systématiquement les réformes proposées par Athènes pour imposer leur propre agenda. Depuis le 25 janvier, il est ainsi frappant de constater que seul le gouvernement Tsipras se montre ouverte aux concessions et a déjà renoncer à plusieurs pans entiers de son programme initial, notamment l'annulation d'une partie de la dette, le refus de discuter sur la base du mémorandum de 2012 ou encore le renoncement à certaines privatisations en cours. En face, la zone euro s'est contentée d'accepter une « adaptation » des objectifs d'excédents primaires de 2012 (de toute façon irréalistes) tout en répétant que la Grèce devait « respecter ses engagements. » Mais l'Eurogroupe a clairement joué la politique du pire en considérant comme nulles et non avenues les propositions grecques et en misant sur un pourrissement de la situation. Un pourrissement qui détériore la situation économique grecque et tend à réduire la marge de manœuvre du gouvernement grec, tant dans les négociations que sur le plan intérieur. En entretenant le terrain avec des farces comme celle du doigt d'honneur, on s'assure à bon compte de ce pourrissement.
L'objectif de l'Eurogroupe
L'objectif est clair : revenir au programme de l'ancienne troïka : baisse des dépenses publiques en coupant dans les effectifs de la fonction publique et dans les pensions et hausse de la TVA. Non que cette politique soit efficace, mais il s'agit bel et bien de réduire à néant le programme de Syriza, notamment son aspect social pour « faire un exemple. » Un des députés les plus proches d'Angela Merkel, Michael Fuchs, a indiqué le fond de l'affaire le 10 mars dernier en précisant qu'une « Grèce qui ferait ce qu'elle veut donnerait des ailes à Podemos en Espagne. » Il faut donc montrer que le vote Syriza est une impasse. Et ridiculiser l'exécutif issu de ses rangs en est la meilleure façon.
La responsabilité des dirigeants grecs
Mais il ne faut pas oublier la responsabilité de certains responsables du nouveau gouvernement grec qui sont tombés dans le piège. Tous n'ont pas le calme et la retenue d'Alexis Tsipras. Pourquoi Yanis Varoufakis est-il entré dans la polémique avec Günther Jauch ? Pourquoi a-t-il accepté cette séance photo de Paris Match, en soi insignifiante, mais qui est du pain béni pour les adversaires du gouvernement grec ? Pourquoi parle-t-il tant aux journalistes, inondant le monde de ses interviews ? Pourquoi le ministre des Affaires étrangères et celui de la Défense ont-ils menacé l'Allemagne d'envoyer les migrants à Berlin ? De fait, l'Allemagne a repris, grâce à certaines de ses déclarations, sa position préférée : celle de la victime. Ce lundi 16 mars, le vice-chancelier Sigmar Gabriel a demandé que la Grèce cesse « d'insulter » l'Allemagne. Oubliée alors la campagne de Bild Zeitung sur les « Grecs avides », oubliées l'incroyable refus de discuter du gouvernement allemand et oublié aussi la vraie situation de la Grèce qui continue de souffrir de la politique menée depuis 2010.
Derrière la farce, la tragédie
Au final, le danger qui pourrait découler de cette dégradation de la qualité du débat n'est pas mince. L'enjeu est de voir à nouveau la Grèce devoir accepter une politique qui a si parfaitement échoué et de maintenir ce que l'économiste Costas Lapavitsas appelle le « péonage de la dette », autrement dit la mobilisation des ressources du pays pour le seul but du remboursement de la dette. Derrière les polémiques insignifiantes sur un doigt d'honneur, l'enjeu est la possibilité pour l'économie grecque de trouver un nouveau souffle et, surtout, de sortir du tunnel dans lequel le jeu dangereux des Européens l'a plongé depuis deux mois. Des thèmes soulevés par Syriza et qui disparaissent de plus en plus des discussions. Derrière la farce, il y a encore la tragédie... grecque.