Source : Alternet, le 18/05/2008, par Chalmers Johnson / Truthdig
Critique du livre : Democracy Incorporated de Sheldon S. Wolin (Princeton University Press, 2008)
Ce n’est un secret pour personne que les États-Unis sont en grande difficulté. La guerre préventive déclenchée contre l’Irak il y a plus de cinq ans fut et reste une monumentale erreur – ce que la plupart des Américains n’admettent toujours pas. Au contraire, ils continuent de débattre sur une poursuite de la guerre vers la « victoire », alors même que nos propres généraux disent qu’une victoire militaire est inconcevable aujourd’hui. Notre économie a été vidée de sa substance par des dépenses militaires excessives, tandis que nos concurrents se sont consacrés à investir dans de nouvelles industries, lucratives et tournées vers les besoins de la société.
Notre système politique de pouvoirs et contre-pouvoirs a été virtuellement mis à bas par la corruption et le copinage latents à Washington, ainsi que par un président clamant depuis deux mandats à qui veut l’entendre « qu’il est le grand décideur », concept fondamentalement contraire à notre système constitutionnel. Nous avons permis que nos élections, l’institution incontournable par excellence dans une démocratie, soient avilies et détournées – à l’instar de l’élection présidentielle de 2002 en Floride – sans grande protestation de la part du public ou des gardiens autoproclamés du « Quatrième Pouvoir ». Nous pratiquons maintenant la torture de prisonniers sans défense, alors même que cela entache et démoralise nos forces armées et nos services de renseignement.
Le problème est qu’il y a trop de choses qui tournent mal en même temps pour que quiconque ait une compréhension globale du désastre qui nous touche, et, si c’est seulement possible, de ce qui peut être fait pour que notre pays retrouve un gouvernement plus constitutionnel et au moins un peu de démocratie. À l’heure actuelle, il y a des centaines de livres traitant de sujets précis de notre actualité – les guerres d’Irak et d’Afghanistan, le budget distendu et hors de contrôle de la « défense », la présidence impériale et son mépris des libertés civiques, la privatisation massive des fonctions gouvernementales traditionnelles, et un système politique où aucun leader n’ose seulement prononcer en public les mots « impérialisme » et « militarisme ».
Il existe cependant des tentatives d’analyses plus complexes sur la façon dont nous en sommes arrivés à cette lamentable situation. Il y a celle de Naomi Klein, La Stratégie du Choc : la Montée du Désastre Capitaliste, qui montre comment le pouvoir économique « privé » est aujourd’hui à quasi-parité avec la puissance politique légitime ; celle de John W. Dean, Gouvernement Déchu : comment le régime républicain a détruit les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, sur le détournement de nos défenses contre la tyrannie et la dictature ; celle d’Arianna Huffington, Le Juste est Faux : Comment une minorité folle a pris les États-Unis en otage, déchiqueté la Constitution, et nous a placés en état de grande insécurité, sur la manipulation politique par la peur et le rôle majeur joué par les médias. Enfin Naomi Wolf, La Fin de L’Amérique, Lettre d’avertissement à un jeune patriote, à propos des dix étapes qui mènent au fascisme et notre situation actuelle sur cette échelle. Mon propre livre, Némésis : Les derniers jours de la République américaine sur le militarisme comme inévitable auxiliaire de l’impérialisme se classe dans la même catégorie.
Nous disposons à présent d’un diagnostic exhaustif et à jour de nos échecs en tant que démocratie, rédigé par l’un de nos philosophes politiques les plus chevronnés et respectés. Pendant plus de deux générations, Sheldon Wolin a enseigné l’histoire et la philosophie politique, de Platon à nos jours, aux étudiants de Berkeley et Princeton (j’ai fait partie du lot : j’ai assisté à ses séminaires à la fin des années 50, ce qui a eu une influence déterminante sur mon approche de la science politique). Il est l’auteur d’ouvrages primés et désormais classiques tels que : Politique et Vision (1960, édition revue et augmentée en 2006), et Tocqueville entre deux mondes (2001), ainsi que de nombreux autres ouvrages.
Son dernier ouvrage, Démocratie S.A., la démocratie contrôlée et le spectre d’un totalitarisme à front renversé, est un brûlot contre la gestion actuelle du pouvoir aux États-Unis. Il évoque notamment les évènements des dernières années et donne des propositions pour éviter que notre système ne sombre dans les méandres de l’histoire en compagnie de ses prédécesseurs totalitaires : l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie, et la Russie bolchévique. Le moment est bien tardif, et il est peu probable que le peuple américain se réveille et emprunte le chemin qui éviterait à notre nation de connaître son Crépuscule des Dieux. Toutefois, Wolin est celui qui analyse le mieux en quoi l’élection présidentielle de 2008 ne changera rien à notre destin. Ce livre démontre pourquoi la science politique, lorsqu’elle est appliquée correctement, reste la reine des sciences sociales.
L’ouvrage de Wolin est parfaitement abordable. Il n’y a nul besoin de connaissances pointues pour comprendre son argumentation, quoiqu’il soit recommandé de le lire par petits bouts, et de réfléchir sur son propos avant de poursuivre. Son analyse de la crise actuelle de l’Amérique s’appuie sur une perspective historique remontant à l’entente constitutionnelle de 1789, et jette un éclairage tout particulier sur le niveau de démocratie sociale atteint pendant la période du New Deal, ainsi que sur le mythe contemporain d’États-Unis qui se seraient dotés au cours de la Seconde Guerre mondiale d’une puissance inédite jusqu’alors à l’échelle mondiale.
Ce canevas historique brossé, Wolin introduit trois nouveaux concepts pour nous aider à appréhender ce que nous avons perdu en tant que nation. Son concept phare est celui de « totalitarisme à front renversé », renforcé par deux notions auxiliaires qui l’accompagnent et le mettent en valeur : celle de « démocratie contrôlée », et de « Superpuissance », cette dernière étant dotée d’une majuscule et systématiquement sans article. Le terme de Superpuissance peut prêter à confusion, jusqu’à ce que le lecteur soit familiarisé avec cette licence littéraire. L’auteur en use comme d’une entité indépendante, à l’image d’un Superman ou d’un Spiderman, et par essence incompatible avec la démocratie ou un gouvernement constitutionnel.
Selon Wolin, « notre thèse est la suivante : il est possible qu’une forme de totalitarisme, différent de la forme classique, émerge d’une présumée « démocratie solide », au lieu d’une « démocratie ratée ». Sa conception de la démocratie est classique, mais elle est également populaire, anti-élites, et très faiblement représentée dans la constitution des États-Unis. « La démocratie, écrit-il, est ce qui permet aux gens ordinaires d’améliorer leur vie en devenant des êtres politiques, et qui rend le pouvoir réactif à leurs aspirations et leurs besoins. » Elle dépend de l’existence d’un demos – « un corps civique politisé et doté de pouvoir, qui vote, délibère, et occupe toutes les charges de la fonction publique ». Wolin affirme que si les États-Unis ont pu se rapprocher, par moments, d’une démocratie authentique, c’est parce que les citoyens ont combattu et provisoirement vaincu l’élitisme inscrit dans la Constitution.
« Pas un travailleur, pas un commerçant, ni un fermier, pointe Wolin, n’a participé à l’écriture de la Constitution. » Il affirme ensuite : « Le système politique américain n’est pas été créé en tant que démocratie, mais au contraire avec un parti-pris antidémocratique. Il a été élaboré par des personnes sceptiques, voire hostiles envers la démocratie. La marche vers la démocratie fut lente, laborieuse, et éternellement incomplète. La république a connu trois quarts de siècle d’existence avant qu’il ne soit mis fin à l’esclavage ; il a fallu encore un siècle de plus avant que les Noirs américains ne puissent exercer pleinement leur droit de vote. Ce n’est qu’au vingtième siècle que les femmes ont obtenu le droit de vote, et les syndicats celui de mener des négociations collectives. »
« La victoire n’a été complète dans aucun de ces cas : les femmes ne disposent toujours pas d’une égalité pleine et entière, le racisme perdure, et la destruction du peu de syndicats restants est toujours un objectif stratégique du patronat. Bien loin de leur être inhérente, la démocratie aux États-Unis a au contraire lutté contre la nature, contre la méthode même par laquelle les puissances politiques et économiques de ce pays l’ont façonnée, et continuent de le faire. » Wolin n’a pas grand-mal à contenir son enthousiasme pour James Madison, le principal rédacteur de la constitution, et voit dans le New Deal la seule période de l’Histoire américaine où le demos a véritablement eu l’ascendant.
Pour synthétiser son argumentation complexe, depuis la Grande Dépression, les forces jumelées de la démocratie contrôlée et de Superpuissance ont pavé la voie pour quelque chose de nouveau : le « totalitarisme inversé », forme tout aussi totalitaire que son avatar classique, mais reposant sur la collusion interne, l’apparence de liberté, le désengagement politique au lieu de la mobilisation des masses, et comptant davantage sur les « médias privés » que sur des officines gouvernementales pour renforcer sa propagande sur la version officielle des évènements. Il est inversé dans le sens où il ne nécessite pas de coercition, de puissance policière ou d’idéologie messianique à l’instar des versions fasciste, nazie ou stalinienne (à noter toutefois que les États-Unis ont le plus fort taux de citoyens emprisonnés – 751 pour 100 000 habitants – de toute la planète). Selon Wolin, le totalitarisme inversé a vu le jour « de façon imperceptible, non préméditée, et avec les apparences d’une parfaite continuité avec la tradition politique du pays ».
Le génie de notre système totalitaire inversé est de « manier un pouvoir totalitaire sans le montrer, sans créer de camp de concentration, sans imposer d’idéologie uniformisante, et sans supprimer les éléments dissidents tant qu’ils restent inoffensifs. La régression du statut de “peuple souverain” à celui de “sujet impuissant” est le symptôme d’un changement de système, d’une démocratie qui est un moyen de “populariser” le pouvoir à celle qui n’est que la marque d’un produit que l’on vend chez nous et à l’étranger. Ce que ce nouveau système, le totalitarisme inversé, prétend être, est l’opposé de ce qu’il est réellement. Les États-Unis sont devenus l’exemple de la façon dont on gère une démocratie sans révéler qu’elle n’existe plus. »
Le totalitarisme inversé a émergé à la suite de plusieurs facteurs : la publicité et sa psychologie, la domination des « forces des marchés » dans des contextes qui leurs sont étrangers, une évolution technologique perpétuelle qui encourage des rêves de plus en plus élaborés (jeux vidéo, avatars virtuels, voyage dans l’espace), la pénétration dans chaque foyer des médias de masse et de la propagande, et enfin la collaboration totale des universités. Parmi les fables les plus répandues de notre société, les thèmes les plus récurrents sont ceux de l’individu héroïque, de la jeunesse éternelle, de la beauté rendue possible par la chirurgie, de l’action mesurée en nanosecondes, et une culture fantasmée de possibilités infinies dont les adeptes perdent le sens des réalités parce que la majorité d’entre eux a plus d’imagination que de culture scientifique. Les maîtres de ce monde sont les maîtres de l’image et de leur manipulation. Wolin nous rappelle que l’image d’Adolf Hitler décollant pour Nuremberg en 1934 au début du classique de Leni Riefenstahl “Le Triomphe de la Volonté” fut répétée le premier mai 2003 par un Georges Bush sortant d’un avion de chasse de la Navy sur le pont du USS Abraham Lincoln et proclamant « Mission accomplie » en Irak.
En comparant les campus du totalitarisme inversé qui « s’autopacifient » avec le bouillonnement intellectuel qui habite normalement les centres d’apprentissage, Wolin dit que « c’est par une combinaison de marchés publics, de financements privés d’entreprises ou de fondations, de partenariats entre chercheurs universitaires et industriels, et de riches mécènes que les universités (tout spécialement les soi-disant universités de recherche), les intellectuels, les érudits et les chercheurs ont été incorporés discrètement dans le système. Pas d’autodafé, pas d’Einstein en fuite. Pour la première fois de son histoire, le système éducatif supérieur américain rémunère grassement ses meilleurs professeurs, leur accordant des salaires et des avantages dont le premier PDG venu serait jaloux.
Les principaux secteurs qui promeuvent et soutiennent ce Shangri-La des temps modernes sont le patronat, chargé de gérer la démocratie, et le complexe militaro-industriel, qui s’occupe de Superpuissance. Les principaux objectifs de la démocratie contrôlée sont de maximiser les profits des grandes entreprises, de démanteler les institutions de la social-démocratie (la sécurité sociale, les syndicats, les allocations familiales, la santé publique, le logement public, etc.), et de revenir aux idéaux sociaux et politiques du New Deal. Son outil principal est la privatisation. La démocratie contrôlée a pour but « l’abdication sélective de la responsabilité du gouvernement envers le bien-être des citoyens » sous les prétextes d’augmentation de « l’efficacité » et de la diminution des coûts.
Wolin poursuit : « la privatisation des services publics est représentative de l’évolution régulière du pouvoir des entreprises vers un pouvoir politique, un partenaire à part entière, dominant même, de l’État. Elle marque la transformation du paysage politique américain et sa culture d’un système où les pratiques et les valeurs démocratiques étaient, sans être fondamentales, au moins des éléments majeurs à un système où les éléments démocratiques restants et les politiques populaires sont systématiquement démantelés. » Cette campagne a eu un grand succès. « La démocratie défiait le statu quo, aujourd’hui elle s’est adaptée au statu quo. »
Une autre tâche annexe de la démocratie contrôlée est de faire en sorte que les citoyens soient préoccupés par des considérations de la vie courante, périphériques ou privées, afin qu’ils ne puissent pas constater combien la corruption est répandue et la confiance du peuple trahie. Selon Wolin, « Le but des polémiques telles que la valeur de l’abstinence sexuelle, le rôle des organisations caritatives religieuses dans les activités financées par l’État, la question du mariage homosexuel, et autres, est de ne pas pouvoir être résolues. Leur fonction politique est de diviser les citoyens tout en masquant les différences de classes et en détournant l’attention des électeurs des problèmes économiques et sociaux qui concernent tout le monde. » On peut prendre comme exemples parlants d’une utilisation experte de tels incidents, qui ont divisé et enflammé le public, le cas de Terri Schiavo en 2005, où une femme en état de mort cérébrale était maintenue artificiellement en vie, et le cas en 2008 au Texas de ces femmes et enfants qui vivaient dans une communauté polygame soupçonnée de les abuser sexuellement.
Une autre tactique avancée de démocratie contrôlée est d’ennuyer l’électorat à tel point qu’il se désintéresse graduellement de la politique. Wolin perçoit qu’« une méthode de contrôle est de rendre les campagnes électorales continuelles, toute l’année, saturées par la propagande des partis, saupoudrée des morceaux de sagesse délivrés par les éditorialistes de garde, ce qui mène à un résultat plus ennuyeux que dynamisant, le genre de lassitude civique sur laquelle la démocratie contrôlée prospère. » L’exemple classique est sans doute la nomination des deux principaux partis politiques américains en 2007 et 2008, mais la « compétition » dynastique entre les familles Bush et Clinton entre 1988 et 2008 est tout aussi pertinente. Il faut remarquer qu’entre la moitié et les deux tiers des inscrits se sont abstenus dernièrement, ce qui rend la gestion de l’électorat actif bien plus simple. Wolin ajoute que « chaque citoyen apathique est un membre silencieux de la cause du totalitarisme inversé. » Il reste à voir si la candidature d’Obama pourra réveiller ces électeurs apathiques, mais je soupçonne que Wolin prédirait un barrage médiatique absolu qui annihilerait cette possibilité.
La démocratie contrôlée dissout très bien les vestiges de démocratie restant dans le système politique américain, mais sa puissance n’est rien comparée à celle de Superpuissance. Superpuissance est le sponsor ; le défenseur et le gestionnaire de l’impérialisme et du militarisme américains, deux facettes du gouvernement qui ont toujours été dominées par les élites, drapées dans le secret de l’exécutif, et soi-disant bien au-delà de la compréhension des citoyens pour qu’ils en exercent le moindre contrôle. Superpuissance s’occupe des armes de destruction massive, de manipulation clandestine à l’étranger (parfois domestique aussi), d’opérations militaires, et d’incroyables sommes d’argent prélevées au public par le complexe militaro-industriel. L’armée des É.-U. a un budget supérieur à la somme de ceux de toutes les autres armées du monde. Ce budget s’est monté à 623 milliards de dollars pour l’année fiscale 2008 ; le deuxième budget mondial étant celui de la Chine à 65 milliards de dollars, d’après la CIA.
Les interventions militaires à l’étranger forcent littéralement la démocratie à changer de nature : « Afin de faire face aux contingences impérialistes des guerres extérieures et des occupations, la démocratie va changer de visage, en adoptant de nouveaux comportements à l’étranger (par exemple, absence de pitié, indifférence à la souffrance, mépris des us et coutumes locaux, inégalité de traitement des populations assujetties), mais aussi en opérant à domicile sur des hypothèses expansionnistes faussées. En général, elle va essayer de manipuler le public plutôt que d’ouvrir le débat. Elle va demander plus de prérogatives et plus d’indépendance (les secrets d’État), plus de contrôle sur les ressources de la société, des méthodes de justice plus expéditives et moins de législation et d’opposition, et demander à grands cris des réformes économiques et sociales. »
Selon Wolin, l’impérialisme et la démocratie sont littéralement incompatibles, et le nombre croissant de ressources consacrées à l’impérialisme signifie que la démocratie va inévitablement se flétrir et disparaître. « La politique impérialiste comprend la conquête de la politique domestique et sa conversion en un élément central du totalitarisme inversé. Ça n’a aucun sens de demander comment un citoyen démocrate pourrait “participer” concrètement à une politique impériale ; de même il n’est pas surprenant que le sujet de l’empire soit tabou dans les débats électoraux. Aucun politicien ou parti de premier plan n’a seulement évoqué l’existence d’un empire américain. »
Depuis la fondation des États-Unis, ses citoyens ont une longue histoire de complicité avec les aventures impérialistes de ce pays, dont son expansion à travers le continent aux dépens des Amérindiens, des Mexicains et des impérialistes espagnols. Théodore Roosevelt a souvent émis l’idée qu’ayant victorieusement échappé à l’emprise britannique, les citoyens américains étaient profondément opposés à l’impérialisme, mais qu’en revanche, « l’expansionnisme » coulait dans leurs veines. Au fil des ans, les analystes politiques américains se sont soigneusement efforcés de séparer la question militaire de l’impérialisme, alors même que le militarisme est l’inévitable bagage accompagné de l’impérialisme. La force militaire crée en premier lieu l’empire, et devient indispensable à sa défense, au maintien de l’ordre, et à son expansion. « Que les citoyens patriotes soutiennent sans relâche la force militaire et ses énormes budgets montre que les conservateurs ont bien réussi à convaincre l’opinion publique que l’armée était distincte du gouvernement. De cette manière, le plus considérable des éléments de pouvoir étatique échappe au débat public », observe Wolin.
Cela a pris du temps, mais le gouvernement des États-Unis de George W. Bush est finalement parvenu à élaborer une idéologie officielle d’expansion impérialiste comparable à celle des totalitarismes nazi et stalinien. En accord avec la Stratégie de sécurité nationale des États-Unis (prétendument rédigée par Condoleezza Rice, et promulguée le 9 septembre 2002), les États-Unis se consacrent désormais à ce qu’ils appellent la « guerre préventive ». La guerre préventive implique la projection de la puissance au-delà des frontières, généralement contre un pays plus faible, à l’instar, disons, de l’invasion de la Hollande et de la Belgique par l’Allemagne nazie en 1940. Elle déclare que les États-Unis sont en droit de frapper un autre pays en raison d’une menace potentielle d’affaiblissement ou d’une sévère atteinte à la puissance américaine, à moins que celle-ci ne réagisse pour éliminer le danger avant qu’il ne se concrétise. La guerre préventive est le Lebensraum [“l’espace vital” brandi par Hitler pour justifier son impérialisme] de l’ère du terrorisme », nous explique Wolin. Ce qui constitua, bien sûr, le prétexte officiel pour l’agression américaine envers l’Irak, entamée en 2003.
De nombreux observateurs, moi compris, pourraient en conclure que Wolin parvient à la conclusion quasi absolue que les jours de la République américaine sont comptés ; mais Wolin lui-même s’inscrit en faux contre cette idée. Vers la fin de son ouvrage, il montre une liste de souhaits, sur ce qui devrait être fait pour enrayer le désastre induit par le totalitarisme inversé : « faire reculer l’empire, faire reculer les méthodes de la démocratie contrôlée ; en revenir au concept et à la pratique d’une coopération internationale plutôt que de recourir aux dogmes de la mondialisation et des frappes préventives ; restaurer et renforcer la protection de l’environnement ; revigorer les politiques populaires ; défaire les ravages imposés à notre système de droits individuels ; restaurer les institutions d’un pouvoir judiciaire indépendant, séparation des pouvoirs, et des contre-pouvoirs ; réassurer l’intégrité d’agences de régulation indépendantes, et des protocoles de conseil scientifique ; revivifier un système de représentation qui serait réactif face aux besoins du peuple pour la santé, l’éducation, des pensions garanties et un salaire minimum décent ; restaurer un pouvoir gouvernemental de régulation de l’économie ; et effacer les aberrations d’un code des impôts courtisant les riches et la puissance des groupes industriels ».
Malheureusement, il s’agit davantage d’une visite guidée de tout ce qui n’a pas fonctionné que d’un manuel de réparation, plus particulièrement lorsque Wolin constate que notre système politique est « vérolé par la corruption, et financé principalement par les contributions des riches et des donateurs industriels ». Il est fort peu probable que notre appareil de parti œuvre à ramener le complexe militaro-industriel et les 16 agences de renseignement sous contrôle démocratique. Il n’en reste pas moins que lorsque les États-Unis auront rejoint les totalitarismes classiques dans les poubelles de l’histoire, l’analyse de Wolin restera comme l’une des plus fouillées de la façon dont les choses ont mal tourné.
Source : Alternet, le 18/05/2008
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Le collectivisme totalitaire
Source : Breaking All The Rules, le 26/02/2012
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Le totalitarisme inversé et l’État corporatiste
Le déclin de la société traditionnelle, malade en phase terminale, est inévitable. Depuis des décennies, les institutions politiques qui ont favorisé une République fondée sur la liberté individuelle et la responsabilité, cette République n’est plus qu’un vague souvenir. Les défenseurs de tout ce qui fit l’Amérique comme un exemple brillant des libertés humaines sont attaqués et ridiculisés, car attachés à un système moral et éthique construit sur la dignité de chacun. La plupart des gens blâmeront pour cela les politiciens qui ont sciemment aguiché les masses avec leur nouvelle génération de programmes sociaux. Définir les politiciens comme des scélérats méritant la damnation semble naturel ; la source sous-jacente de la décadence qui affecte la culture vient de plusieurs directions.
Les tendances au despotisme sont visibles de tous. La plupart des gens préfèrent y rester aveugles parce qu’accepter cette réalité mortifère requiert un effort proactif. L’idée qu’un seul dictateur s’emparera du pouvoir et dirigera en tyran semble bien loin pour beaucoup de citoyens. Cependant, le flot des nouvelles quotidiennes apporté par les mass-médias corporatistes est construit sur l’absence de vrais reportages et sur l’ignorance de vérités fondamentales ; ce flot de nouvelles insignifiantes se substitue à des événements planétaires accablants.
De fait, la valeur du concept de “totalitarisme inversé”, comme défini par Sheldon S. Wholin, mérite attention.
“C’est toujours de la politique, mais de la politique non déterminée par le politique. Les querelles de partis sont occasionnellement offertes au public. Il y a une rivalité frénétique et continue entre les différentes factions d’un parti, des groupes d’intérêt, une compétition entre le pouvoir capitaliste et les médias rivaux. Et bien sûr, il y a ce moment culminant que sont les élections nationales, quand toute l’attention de la nation est requise pour un choix de personnalités plutôt qu’un choix d’alternatives. Le fait politique est absent et l’engagement pour trouver le bien commun se trouve confronté au tourbillon d’intérêts personnels, bien organisés et tenaces, qui cherchent les faveurs du gouvernement en court-circuitant la démocratie et l’administration publique avec un torrent d’argent.”
Regardez l’interview sur You Tube de Sheldon Wolin pour un résumé de son point de vue.