Source : Current Affairs, le 03/11/2016
Chaque fois que les États-Unis veulent aller à la guerre, les opposants sont accusés d’apologie des dictateurs. La controverse sur la Syrie ne sera pas différente.
Par FREDRIK DEBOER
J’ai beaucoup d’intérêts politiques, pour être honnête, mais seulement une obsession : l’anti-Rouge, le penchant pour les purges, la grande propension américaine à éradiquer les hérétiques et les bannir dans le désert. C’est cette obsession qui tend à me faire croire que nous nous dirigeons vers un nouvel accès de maccarthysme, lié au conflit en cours en Syrie, et qu’il a des chances de déchirer la gauche américaine.
Appelez mon obsession une construction familiale historique, à la fois récente et ancienne. Mon grand-père, un socialiste pacifiste et professeur d’université à l’université de l’Illinois, a été la cible des lois Broyles, un ensemble de lois fédérales de l’ère de la peur des Rouges destinées à débarrasser l’État de ses éléments subversifs. Toutes sortes de radicaux et sympathisants étaient visés par cette loi, qu’ils aient été de vrais socialistes comme mon grand-père, ou simplement suspects de sympathies communistes. La majeure partie de cette législation a été battue, avec le gouverneur libéral-Démocrate Adlai Stevenson mettant son veto sur plusieurs mesures. (Non pas qu’il ait été une sorte de champion viril des droits des radicaux, Stevenson contestait non pas les intentions des lois mais leur portée, arguant qu’elles risquaient de “brûler la grange pour tuer des rats.”) Mais comme il est fréquent avec ces tentatives, le dommage a été fait sans victoire législative. Nombreux sont ceux qui étaient visés et ont perdu leur emploi et vu leur carrière détruite. Mon grand-père a été protégé par son contrat, et donc a gardé sa situation, mais sa réputation a été entachée. Mon père m’a dit une fois que cela a contribué directement à l’alcoolisme qui l’a conduit à sa mort prématurée.
Les premières lois Broyles ont précédé ce qu’on appelle typiquement l’ère maccarthyste. Et encore maintenant on peut regarder en arrière et les voir comme du classique maccarthysme. Ce dernier ne se réfère pas seulement aux attaques gouvernementales sur la liberté intellectuelle et politique sous la bannière de l’anti-communisme. C’est un ensemble de pratiques consistant à calomnier les opposants sans procès équitable et basé sur des preuves très minces, attribuant aux autres des motifs sombres pour déligitimer leurs positions, suggérant que ceux avec qui vous discutez travaillent sous l’influence d’une entité de l’ombre, et insistent sur le fait que vos cibles ne sont pas seulement en tort, mais activement pernicieuses et donc doivent être évacuées de la conversation. Parfois, ce rejet implique l’arrestation de quelqu’un. Parfois cela implique une audience du Congrès et le renvoi de quelqu’un. Parfois ce n’est qu’une campagne de ragots, une attaque de dénigrement, une rencontre secrète où vous êtes désigné comme étant un cancer par vos ex-alliés. Mais l’intention est toujours la même : faire taire un type de dissidence en prétendant que c’est le germe d’intentions néfastes, et aussi arguant que quiconque se fait porte-parole de cette dissidence doit être banni.
Tous ceux qui ont vécu l’immédiat post 11/9 sont familiers de ce type de choses. Consécutivement aux attaques, une culture de patriotisme paranoïde et agressif enveloppa le pays, jetant la suspicion sur ceux qui n’ont pas mis un petit drapeau américain sur leur revers de veste ou leur voiture. Ceux qui ne professaient pas une guerre totale contre le terrorisme, quel qu’en soit le sens, étaient coupables de soutenir secrètement al-Qaïda. Les Américains musulmans, et ceux qui malheureusement avaient l’air de musulmans, étaient sujets à une constante suspicion et à des crises de violence aléatoires. Quand le commentateur conservateur Andrew Sullivan désigna les écrivains de gauche sceptiques sur la guerre contre la terreur, “une cinquième colonne”, il exprimait seulement quelque chose comme de la sagesse populaire : être insuffisamment dévoué à la cause de la guerre, c’était vous positionner nécessairement du côté de la cible de cette guerre. Avec le maccarthisme, ce qui était mis en question n’était pas seulement la justesse de votre opinion, ou la sagesse de vos choix, mais votre loyauté, vos motifs, votre caractère. C’est exactement ce sentiment de suspicion et d’exil que j’ai expérimenté en tant qu’activiste anti-guerre dans la première moitié des années 2000, ravivant intensément l’histoire de ma famille. Il n’y a pas eu de House Un-American Activities Committee (Commission de la Chambre sur les Activités Anti-Américaines) après le 11/9, mais il y a eu un niveau de peur ambiante qui transforme des gens ordinaires en indicateurs, une société entière de police secrète. Ainsi que l’écrivait le professeur de droit David Cole, de Georgetown, à propos de la résurgence du maccarthisme dans le monde de l’après 11/9 : “On a adapté les erreurs du passé, substituant de nouvelles formes de répression politique aux anciennes.”
Longue et bipartisane est l’histoire des tentatives visant à faire taire la dissidence en utilisant la culpabilité par association, les accusations non étayées et l’insistance que certaines opinions soient trop dangereuses pour être permises. En effet, McCarthy lui-même a été précédé par les démocrates anti-communistes et les purges de l’époque de Truman des socialistes du Parti démocrate après la Seconde Guerre mondiale et le début de la Guerre froide. Les démocrates sous Truman ont travaillé sans relâche pour expulser les socialistes et les sympathisants communistes du parti. C’est le sort de l’ancien vice-président de Roosevelt, Henry Wallace, coupable d’avoir plaidé pour des politiques aussi radicales que les soins de santé universels, la désescalade de la Guerre froide et la fin de la ségrégation immédiate. Cette période elle-même a fait écho à la guerre mondiale antérieure, quand le démocrate progressiste Woodrow Wilson a fait emprisonner le leader communiste Eugene Debs pour son opposition publique à la boucherie qu’a été la Première Guerre mondiale. Avancez un demi-siècle et vous avez la guerre du Vietnam, COINTELPRO [Counter Intelligence Program est un programme de contre-espionnage du FBI qui enquête sur et perturbe les organisations politiques dissidentes, NdT], et Hanoi Jane [Allusion à la photo de Jane Fonda sur le siège d’un canon anti-aérien nord-vietnamien, NdT] ; allez plus loin, et vous avez les lois Alien sur les étrangers et la loi Sedition sur la subversion. Plus ça change. [En français dans le texte]
Les purges anti-communistes de l’ère Truman étaient approuvées à la fin de 2004 par le féroce libéral Peter Beinart, qui écrivait dans (bien sûr) le New Republic, l’un des bastions de l’ère belliciste et pourfendeuse de hippies de l’époque Bush. Beinart appelait à une purge de la gauche anti-guerre dans des termes plus ou moins explicites, arguant que les libéraux ont dû s’adapter à la nouvelle réalité de la force américaine bienveillante, et en rejetant tout opposant. (Son usage du terme « rééducation » donne une touche plutôt ironique.) Comme tant d’autres, Beinart continuerait à regretter son soutien à la guerre en Irak, et Michael Tomasky requalifierait son essai de « polémique, sans direction, agressif, accusateur et tout à fait injuste » en 2006. Mais le maccarthysme semble rarement bon à la lumière de l’histoire, et fait des dégâts dans le présent.
Comme j’avais raison sur l’Irak et la grande question de l’usage de la force de l’Amérique dans le grand monde musulman, j’aimerais dire que j’ai apprécié notre revendication qui en a résulté. Mais malgré la litanie sans fin des “Pourquoi l’Irak c’est mal” qui ont poussé comme des champignons dans la merde à la fin des années 2000, il y avait à peine plus de revendications pour les voix anti-guerre. Pour commencer, le bobard “vous aviez raison pour de mauvaises raisons” a toujours été étalé libéralement dans les réexamens de la politique étrangère de l’Amérique. D’un autre côté, les mea culpa ont toujours été résolument restreints, se référant spécifiquement à la guerre en Irak, mais pas au traitement brutal dont les types anti-guerre ont été l’objet dans la conduite de cette guerre. La réalité du maccarthisme et son déploiement constant comme moyen de harceler les gens pour qu’ils soutiennent les guerres, froides ou chaudes, a été largement escamotée.
Je soupçonne, en fait, que le cycle recommence encore. Je soupçonne que le besoin de faire des purges augmente, et que le point de rupture sera la Syrie. Je crois que cette sorte d’intervention militaire en Syrie soit probablement en train d’arriver. Et peut-être pire encore, pour ceux d’entre nous de la gauche socialiste, la bataille politique sur cette guerre n’impliquera pas les conservateurs et quelques libéraux combattant une gauche radicale plus ou moins unifiée. Ce conflit, je crois, divisera une gauche déjà affaiblie, la laissant en morceaux.
L’existence d’une gauche favorable à la guerre aurait semblé impensable pour beaucoup, même il y a cinq ans. Les blessures de l’Irak et de l’Afghanistan ont été si profondes, et le terrible désordre qui suivit le changement de régime en Libye a sonné comme une parfaite répétition de toutes les mauvaises idées et les échecs de la décennie précédente, qu’il paraissait difficile de croire que le pays dans son ensemble voudrait repartir en guerre. Que ces arguments puissent venir de la gauche traditionnellement anti-guerre, méfiante envers les militaires et le gouvernement, et toujours en alerte sur la portée de l’impérialisme m’aurait choqué il a encore peu de temps. Et encore ce sont précisément les circonstances qui se présentent aujourd’hui.
Prenez une lettre caractéristique de la fidèle publication de gauche Socialist Worker. Stanley Heller, après être parti sur la tactique typique du vieil homme de gauche en colère qui consiste à asséner sa bonne foi anti-Vietnam, remplit tous les clichés imaginables : critiquer ou questionner la composition exacte des forces anti-Assad en Syrie, c’est être activement pro-Assad, qu’une telle attitude peut seulement être le produit de l’Occident naïf contre la pensée orientale, que la Russie et l’Iran sont les vrais Grand Méchants dans le monde, que les sceptiques sur la résistance syrienne ne se préoccupent pas assez de la question de l’anéantissement. Cet extrait de Heller est remarquable par son binarisme moral, et la discussion hystérique du vrai mal serait même critiquée dans une publication néo-conservatrice. Il parle “d’une triple alliance Assad-Iran-Russie”, faisant écho à “l’Axe du Mal” de l’administration de George W Bush, comme la vraie origine du Mal dans le monde. Heller charge ses critiques de complicité, les accusant de “rejoindre la National Review de droite et les libéraux comme Steven Kinzer, en applaudissant les avancées d’Assad et de Poutine.” Mais bien sûr cette critique est à double sens, et dans sa diabolisation de l’Iran en particulier, Heller rejoint les plus nuisibles bellicistes de la politique actuelle américaine. Il invoque même l’apaisement envers le Troisième Reich, peut-être le cliché le plus ridicule du débat actuel sur la politique étrangère.
Le phénomène que je décris est moins évident dans les journaux de gauche que dans les espaces politiques des média sociaux, qui ont pris une part démesurée du débat gauchiste dans la dernière décade. Quiconque dans la large sphère de gauche s’engage sur internet sur la question de la Syrie ne peut guère les éviter : une petite armée de tweeters en colère, d’usagers de Facebook, de commentateurs du web qui insistent lourdement sur le fait que soutenir l’intervention militaire américaine en Syrie est la seule solution morale. Ces voix sont agressives, implacables et fixées sur la Syrie à l’exclusion de tout autre sujet. Et elles ont tendances à adopter le classique comportement maccarthyste, accusant ceux qui ne sont pas d’accord avec eux d’être pro-Assad, de négliger la souffrance du peuple syrien, et même d’être des agents du Kremlin. Pour ces gens, la question syrienne est la seule question, et il n’y a rien à attendre d’un opposant de principe à l’usage de la force des USA pour sauver la Syrie. Ils sont brutaux envers leurs cibles, car ils les désignent comme complices de l’horreur syrienne.
Et ils en ont, des cibles de choix. Peu d’entre elles ont été sujettes à des diffamations plus brutales que celles subies par les journalistes américains Max Blumenthal et Rania Khalek. Ces derniers, connus pour leur plaidoyer au nom du peuple Palestinien, sont devenus objets de fixation pour ceux qui militent pour plus d’armes américaines en Syrie. Leur tweets, même ceux sans rapport avec le sujet syrien, sont souvent noyés sous les réponses les attaquant comme alliés d’Assad. A cause de leur travail typiquement orienté sur le grand Moyen-Orient, ils sont particulièrement vulnérables à ce type de campagne de dénigrement, étant donné qu’ils doivent trouver des emplois payés dans cette niche vraiment étroite. Parce qu’ils se situent sur la frange gauche du débat politique “responsable”, les cercles professionnels dans lesquels ils opèrent sont nécessairement restreints. Blumenthal et Khalek sont, dans un sens, des orphelins politiques : de gauche, dédaigneux des Démocrates, non associés aux éditions grand public, et férocement indépendants. Ils sont donc vulnérables et précisément le genre de voix qui devrait être protégé, si on veut préserver une presse contradictoire, questionnante, critique.
Khalek, en particulier, a été l’objet d’une campagne de calomnie vicieuse, implacable, constamment dénigrée comme apologiste d’Assad malgré ses critiques publiques fréquentes de la conduite d’Assad (qu’elle appelle “criminel massacreur de masse“) et de ses armées. D’une part cette fixation sort d’une ambiance de misogynie qui est l’environnement ordinaire dans lequel une femme journaliste est obligée de travailler. Mais Khalek a depuis longtemps attiré une étrange obsession négative de la part de gens dont vous pourriez imaginer qu’ils sont ses alliés. Dans ce qu’ils lui reprochent, les critiques de Khalek ont fait du double standard une forme d’art. Khalek a attiré fortement l’attention pour avoir initialement accepté d’assister à une conférence sponsorisée par le gouvernement syrien. Cela a été présenté comme une décision hautement disqualifiante de sa part et liée directement à sa complicité avec le régime d’Assad. Ce qui n’est pas dit dans ces attaques, c’est que Khalek a été rejointe par des journalistes et universitaires venant d’endroits parfaitement mainstream, que des journalistes assistent couramment à des évènements sponsorisés par des organisations et gouvernements qu’ils ne tolèrent aucunement. Mais c’est la réalité des insinuations comme moyen d’attaque politique : ce qui importe, ce n’est pas ce que vous pouvez prouver mais ce que vous pouvez suggérer. Tout ce que vous avez à faire est de laisser courir et les laisser imaginer. Après tout, qui s’occupe des preuves quand l’enjeu est si grand ?
L’attaque sur la décision initiale de Khakek d’assister à la conférence paraît ridicule quand on la compare au monde des analyses sur la politique étrangère et la production de rapports. C’est un fait banal de notre système politique, que les cabots misent sur des organisations supposées indépendantes politiquement et des journalistes ostensiblement indépendants. Le régime brutal du Qatar verse des millions dans les coffres de la Brookings Institution [think tank spécialisé en sciences sociales, NdT] ; Les Emirats Arabes Unis, régressifs, autocratiques, donnent des centaines de milliers de dollars au Center for American Progress [think tank progressif, fondé par John Podesta, NdT]. L’argent des Saoudiens est ambigu dans notre système politique, qu’il vienne d’une théocratie violente ne préoccupe guère ceux qui le prennent. Il y a eu peu de remarques sur les relations chaleureuses entre les journalistes, les think tanks et la plus grande puissance injuste depuis la chute du Troisième Reich, le gouvernement des États-Unis. Pourtant, l’intention initiale de Khalek d’assister à une conférence et d’en faire le rapport, aux côtés de journalistes et d’universitaires d’une grande variété d’institutions de l’establishment, est particulièrement disqualifiante. Les partisans de l’aventurisme militaire en Syrie rejetteront toutes ces comparaisons, insistant sur le fait que l’influence malveillante d’Assad est différente de celle de tous les autres mauvais régimes. C’est la nature du maccarthysme d’insister sur le fait que le Big Bad actuel est le plus grand mal que le monde ait jamais connu, et que toute considération d’autres mauvais acteurs n’est qu’une diversion.
Peut-être Khalek et Blumenthal sont-ils vraiment des partisans d’Assad déguisés. Peut-être sont-ils vraiment des agents russes. Peut-être que leur opposition à une autre intervention américaine au Moyen-Orient vient de leur amour pour un dictateur. Peut-être. Ce qui me préoccupe, ce n’est pas le caractère de quelques individus sceptiques, mais la méthode avec laquelle nous établissons nos opinions sur ces personnages. Et ce qui est clair, c’est que personne n’a pris la peine de demander réellement aux victimes de cette chasse aux sorcières ce qu’elles pensent. Personne n’a jugé bon de définir des critères de preuves convaincants. Personne n’a approfondi ces questions dans un esprit de totale impartialité. Et même si toutes les victimes de ce dénigrement étaient en fait coupables, je m’opposerais à une inquisition.
Si vous voulez voir un inquisiteur en action, vous devriez regarder Evan Sandlin. Etudiant diplômé en science politique, Sandlin a récemment illustré les tendances gauchistes du maccarthysme dans un article pour le Los Angeles Review of Books. Son attaque sur les supposés gauchistes pro-Assad est typique : il assimile le scepticisme à l’égard d’une guerre contre un dictateur au soutien de ce dictateur, il utilise des propos délibérément vagues et argumente par sous-entendus, évitant consciencieusement de citer les personnes qu’il accuse.
Prenez, par exemple, les attaques de Sandlin envers Tariq Ali, une voix d’extrême-gauche qui était fermement opposée à l’intervention contre Assad. Sandlin lui tape dessus avec fureur, le traitant de conspirationniste qui croit la propagande russe en Syrie, propagande qui, soyons clair, est légitimement pro-Assad. Serez-vous étonné d’apprendre, ayant lu l’article de Sandlin, que cet intellectuel supposé pro-Assad a signé une lettre ouverte appelant Assad à abdiquer et quitter la Syrie ? Qu’Ali a dit que “le fait est qu’une écrasante majorité des gens en Syrie souhaite le départ de la famille Assad – et c’est la première chose que nous devons admettre et qu’il [Assad] doit comprendre” ? Etonnante manière d’être pro-Assad ! Sandlin use de cette tactique tout au long de son essai ; il va chercher toute citation incriminante qui indique un soutien pour Assad, mais évite scrupuleusement les multiples fois où il est dénoncé ou répudié. C’est profondément malhonnête intellectuellement, au point que j’espère que le LA Review va publier un correctif, mais je n’y mettrai pas ma main à couper.
En fait, dans un email reçu après que je l’ai défié, Sandlin m’a avoué que « certaines de ces personnes, comme Kinzer ou La Riva, soutiennent ouvertement Assad. D’autres, comme Ali, Prashad ou Khalek ne le soutiennent pas. » Cela semble être un aveu important ! Presque assez important pour le faire dans son essai original. C’est amusant qu’il ne l’ait pas fait. Tout cela signifie-t-il que je sois d’accord avec tout ce que les cibles de Sandlin ont écrit ou dit au sujet du conflit ? Bien sûr que non. C’est le cas de l’équité et de l’intégrité : elle s’applique même à ceux avec qui vous êtes parfois en désaccord.
Sandlin prend le temps de citer des sondages montrant un considérable soutien à la démission d’Assad- considérable, ici, signifiant 50%, de son propre aveu. Ce faisant, il essaye au moins de déterminer l’opinion publique en Syrie au-delà de l’assertion commune “vous devriez parler aux vrais Syriens” – les vrais Syriens étant ceux qui sont d’accord avec ceux qui avancent cet argument.
Chaque fois que les gens usent de ceci : ” les habitants de ce pays X veulent…”, cela me rappelle Pauline Kael qui a soi-disant déclaré qu’elle était choquée que Richard Nixon ait gagné les élections parce qu’elle ne connaissait personne ayant voté pour lui. Un échec fréquent dans l’analyse américaine des conflits internes des pays étrangers est la tendance à voir ceux qui sont le plus prompts à parler aux journalistes occidentaux comme représentant nécessairement un large sentiment public. Chaque fois que des troubles arrivent en Iran, les journalistes clament que tous les Iraniens auxquels ils parlent sont opposés au gouvernement, ne semblant pas comprendre que la portion la plus âgée, la plus religieuse et conservatrice en Iran n’a pas l’habitude de parler aux journalistes occidentaux. Donc, au sujet de Sandlin : il sait juste ce que les vrais Syriens veulent. Sandlin prend le temps d’accuser ses cibles d’orientalisme, mais ne voit aucun problème à faire de grandes déclarations sur les positions de la rue en Syrie. Le fait est que “Ce que veulent les Syriens”, n’existe pas plus que “Ce que veulent les Américains” ; tous les pays ont leur chaos d’opinions. Le pouvoir américain décide purement ce que le futur sera pour chacun d’eux.
Y a-t-il vraiment des gauchistes pro-Assad ? Bien sûr. L’univers des opinions politiques est large ; vous pouvez trouver des gens qui soutiennent toute sorte d’opinion stupide que vous pouvez imaginer. Exactement comme il y avait des pro-al-Qaïda légitimes, il y a des gauchistes pro-Assad sur la frange ultime des opinions politiques et de la santé mentale. Est-ce que cela a été un plan d’action sage durant la précédente décade et demi ? Non bien sûr. Ce qui importe n’est pas l’existence d’une gauche pro-Assad, mais l’influence de la gauche pro-Assad. J’assignerai personnellement au pouvoir de ce groupe la note zéro. Le pouvoir des contingents pro-guerre dans la politique américaine, maintenant — les faucons, les profiteurs, les politiciens désespérés de trouver quelques personnes à tuer — bon, ce serait difficile d’exagérer leur influence. Ils sont partout dans la vie politique contemporaine. Ils hantent notre démocratie comme des esprits. Et contrairement aux gauchistes pro-Assad, ils ont du pouvoir, le pouvoir réel de pousser encore notre pays vers une nouvelle guerre. Sandlin s’engage imprudemment dans la complicité et ne semble cependant pas perturbé par le fait qu’en attaquant les motifs des sceptiques, il trouve une cause commune avec les plus nuisibles des bellicistes de notre temps. Sandlin confesse s’opposer à l’escalade américaine dans une note boiteuse. Mais quelle cause pense-il soutenir quand il descend ceux qui sont sceptiques sur notre implication dans ce conflit ? Comment quiconque étudie les sciences politiques peut ne pas comprendre les inégalités fondamentales de pouvoir entre ceux qu’il attaque et ceux pour qui il fait le sale boulot ?
S’investir dans un combat gauche-gauche contre les voix anti-guerre est consacrer son énergie à combattre l’impuissant pour le bénéfice du puissant. Je pense que personne ne devrait soutenir leur combat contre des cibles vues comme méritant une critique légitime. Mais il incombe à tout le monde d’évaluer le pouvoir relatif de leurs cibles et de leurs copains improbables, pour rester conscient de qui a une influence, et qui n’en a pas. L’appareil de guerre de l’Amérique contemporaine a l’habitude de devenir sa propre raison de conflit. Tous ceux qui s’identifient comme faisant partie de la gauche large devrait s’en souvenir, même quand ils se sentent contraints par conscience à critiquer ceux qui s’opposent à une action militaire.
En tout cas, que représente le cas de l’intervention américaine en Syrie ? C’est simple : plusieurs décades d’histoire américaine démontrent que l’armée du pays ne peut pas assurer la paix dans les conflits étrangers, et ses efforts pour le faire s’effondrent dans le chaos et les effusions de sang du sectarisme. Vous noterez que cet argument ne demande pas d’avoir un point de vue particulièrement anti-impérialiste, ce qui est pratique étant donné que les discussions sur l’anti-impérialisme et la Syrie se sont effondrées dans un trou noir de non-sens absurde que seule la gauche radicale contemporaine pouvait créer.
Parce que la guerre en Syrie est si horrible, et le régime d’Assad si mauvais, c’est naturel pour les gens de se jeter dans quelque chose qui pourrait venir mettre fin à cette misère. Mais ce qui est bizarre, c’est cette hypothèse, après les leçons post-Seconde Guerre mondiale de l’histoire américaine, que ce quelque chose pourrait être l’armée des États-Unis. Les arguments pour une force de paix potentielle américaine (que ce soit par les troupes au sol ou par une sorte de “bombe intelligente”) semblent être sûrs que la question est de savoir si l’armée américaine empêchera le chaos et les effusions de sang, pas de savoir si elle le peut. Mais on a toutes les raisons de douter que notre armée ait la capacité de le faire. Serions-nous capable d’expulser Assad sans un spectacle d’horreur encore plus long ? Je trouve cela loin d’être évident. La fin du régime d’Assad se résoudrait dans la paix ? Vous seriez surpris d’apprendre qu’une force bâtie pour infliger la mort et la destruction ait du mal à créer la paix. On avait 150 000 soldats en Irak, et une de leurs missions explicites était de garder la paix. Encore que des iraquiens soient morts par centaines de milliers quand même. Si notre intervention est restreinte à l’armée de l’air, l’exemple récent le plus révélateur est notre mésaventure en Lybie, dont a résulté un chaos général, une terrible oppression des minorités comme les Africains sub-sahariens, et une opportunité pour l’EI. D’où vient cette croyance que la paix et l’ordre peuvent venir des forces américaines ?
En attendant, la fixation sur une zone d’exclusion aérienne, une solution présentée généralement comme intermédiaire, une troisième voie, l’option raisonnable de quelque rêve érotique de Beltway, tout ça n’est qu’un divertissement. A en entendre beaucoup, l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne est aussi simple que l’installation d’une nouvelle radio dans votre voiture. En fait, cela implique un effort massif et très coûteux. Contrairement à ce que beaucoup pensent, il est impossible d’imposer une zone d’exclusion aérienne sans une présence militaire importante dans le pays. Le général Lloyd Austin, chef du commandement central des États-Unis, le général Joseph Dunford, président du chef d’état-major interarmées des États-Unis, et Hillary Clinton dans un email piraté ont admis qu’il fallait des troupes au sol pour assurer un couloir humanitaire viable. La notion d’une campagne uniquement aérienne sans la présence de troupes américaines est une fiction politique, un alibi qui nous permet de fantasmer sur un conflit sans risque. Cette possibilité n’existe pas. La question est de savoir si nous sommes prêts à entrer dans une guerre à grande échelle en Syrie. Après des années de mensonges sur les bombes intelligentes et les guerres humanitaires, on dirait que la gauche, comme les arbres à l’automne, est en train de perdre ses illusions.
Il ne fait aucun doute qu’une grande partie du peuple syrien rejette Assad, et partage ma propre conviction qu’Assad doit s’en aller. Mais nous devons prendre soin de réfléchir à la raison rationnelle du soutien d’une partie importante de la population syrienne, à la crainte légitime de représailles contre les chrétiens syriens, les alaouites et les loyalistes du gouvernement. La notion d’intervention « humanitaire » est un truisme : quand les grandes puissances choisissent les gagnants, elles choisissent aussi les perdants. Regardez, par exemple, au Kosovo, considéré si souvent comme une bonne guerre qu’il en est devenu un cliché. Après que les puissances occidentales ont rétabli la situation, la violence contre les perdants de cet engagement s’est généralisée. En fait, le Kosovo a procédé au nettoyage ethnique de sa population serbe. Les catégories de victimes et d’agresseurs ne sont ni simples ni statiques. Il n’y a guère de doute que le régime d’Assad ait cyniquement utilisé des préoccupations au sujet des violences des représailles contre les alaouites syriens et les chrétiens pour défendre son refus de démissionner ; Il ne fait guère de doute que la crainte de représailles violentes soit entièrement justifiée. On se salit les mains dans une guerre. Rien ne prouve que la chute d’Assad signifie la fin des effusions de sang.
Je ne crois pas non plus qu’une guerre contre Assad en resterait là. Les arguments pour l’intervention des États-Unis ne font pas que surestimer notre pouvoir de mettre fin au carnage. Ils surestiment la bienveillance des gens qui dirigeraient l’effort de guerre. L’establishment de la défense américaine est complètement obsédé par l’Iran. A lire les faucons conservateurs, qui restent, malgré les problèmes plus larges du mouvement conservateur d’aujourd’hui, profondément influents dans le domaine de la politique étrangère, on découvre une vision bizarre du monde dans laquelle toutes les mauvaises actions ramènent inévitablement à Téhéran. Dans l’imbroglio de la politique étrangère américaine, la plupart des arguments invoqués plaident généralement pour notre politique belligérante envers l’Iran. Israël doit recevoir des milliards d’armes et d’aide pour aider à servir son rôle de rempart contre l’Iran. Les myriades de péchés de l’Arabie saoudite doivent être pardonnées afin qu’elle puisse servir de contrepoids sunnite aux chiites en Iran. Le Liban est secrètement contrôlé par le gouvernement iranien, l’échec continu de l’Irak à atteindre la stabilité à long terme est la faute des agents iraniens, l’Afghanistan tombe dans les griffes de Téhéran… Ce sont des récits récurrents que l’on trouve en analysant la politique étrangère gravement préjudiciable de l’Amérique.
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Fredrik deBoer
Source : Current Affairs, le 03/11/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.