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Le blog de Lucien PONS

Comment EADS est en train d'échapper à la France. Par Martine Orange.

17 Décembre 2012 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #Les transnationales

  france-en-faillite.png  EADS est en train d'échapper à la France.

 

  • « EADS va devenir une entreprise normale. » Au lendemain de l’annonce du nouveau pacte d’actionnaires instauré entre Paris et Berlin le 5 décembre, les dirigeants du groupe européen d’aéronautique et de défense se félicitaient de tourner la page et de sortir enfin de la construction byzantine adoptée au moment de sa création, en 2000. Tout ce qui avait été imaginé à l’époque – de la stricte parité voulue, y compris dans les postes de direction, entre Français et Allemands à la délégation des pouvoirs à deux actionnaires privés, Daimler et Lagardère, totalement défaillants – a abouti à un échec cuisant. Pendant douze ans, le groupe a vécu au rythme des querelles, des règlements de comptes internes et externes, des scandales, des batailles entre Paris et Berlin sur le partage du pouvoir, des plans de charge, des projets d’avenir. « Ce fut une erreur », reconnaît aujourd’hui l'un des promoteurs de ce système juridique échevelé. Tardif aveu !

Avec le nouvel accord, le gouvernement français assure être parvenu à redessiner de façon satisfaisante les règles actionnariales et managériales pour la conduite d’EADS. L’essentiel pour le gouvernement, comme l’a répété le ministre des finances Pierre Moscovici devant l’Assemblée nationale, était de préserver la réussite d’EADS et la parité entre la France et l’Allemagne. Sans en dire beaucoup plus.

Un étrange silence et beaucoup de brume entourent, en effet, l’accord trouvé, comme si personne ne voulait assumer politiquement l’accord signé. Ni le premier ministre, ni le ministre de l’économie et des finances, ni le ministre de la défense n’ont jugé bon d’expliquer l’évolution du groupe aéronautique devant la représentation nationale. Tout se passe comme si le gouvernement voulait banaliser le changement, en comptant sur l’indifférence générale pour passer à autre chose.

« Nous n’avons rien cédé », se défend un conseiller du gouvernement. Cette confidence, au lendemain de l’annonce d’un nouveau pacte d’actionnaires, en dit long sur l’état d’esprit au sein de l’État français dans les discussions avec l’État allemand. Paris se plaçait d’emblée sur la défensive, semblant considérer que le rapport de force dans les discussions avec Berlin lui était défavorable.

Pourtant, de l’aveu même des connaisseurs du dossier, le gouvernement français était en position de force. « C’était sans doute la dernière fois que l’État français avait encore toutes les cartes en main. Étant le seul acteur stable du pacte d’actionnaires d’avant, il avait tous les droits. Il pouvait mettre son veto à la sortie de Daimler et de Lagardère, il pouvait racheter les parts de Daimler, il pouvait s’opposer à l’entrée de l’État allemand dans EADS, il pouvait demander que la société ne soit plus immatriculée aux Pays-Bas », souligne un connaisseur de premier plan de l’ancien pacte d’actionnaires. Mais au contraire, lors des négociations tenues secrètes, l’État français a surtout cherché à trouver un compromis pour faciliter l’entrée de l’État allemand dans EADS.

Les décisions actionnariales, juridiques, industrielles sont longues à se manifester dans la réalité. Mais leur traduction finit toujours par se produire, comme le révèlent dix ans plus tard les dossiers d’Arcelor et de Rio Tinto (ex-Pechiney). Retour sur cette profonde transformation juridique où le diable est parfois dans les détails.

Quel nouveau tour de table pour EADS ?

Lors de la création d’EADS, il avait été convenu d’assurer le contrôle du groupe aéronautique et de défense au travers d'un pacte d’actionnaires réunissant les principaux intérêts étatiques. Daimler était devenu actionnaire à hauteur de 30 % et représentait les intérêts allemands. Lagardère avait hérité de 15 % du capital, au côté de l’État français, actionnaire lui aussi à hauteur de 15 %, qui acceptait de ne pas siéger au conseil du nouveau groupe européen et de confier la représentation de ses intérêts à Lagardère actionnaire. Enfin, l’État espagnol prenait 5,5 %. Dès les premières difficultés rencontrées, les actionnaires privés se sont désintéressés d’EADS. Daimler et Lagardère ont vendu une partie de leur participation dans des conditions contestables, et souhaitent se désengager rapidement. Au moment de la renégociation, Daimler détenait encore 14,88 % et Lagardère 7,44 %.

D’emblée, le gouvernement français a exclu de remettre en cause l’immatriculation d’EADS aux Pays-Bas, paradis juridique reconnu. « C’était impossible de revenir là-dessus. Quitter les Pays-Bas pour aller où ? Berlin aurait refusé qu’EADS devienne une société française. Paris n’aurait pas accepté que le groupe soit inscrit en Allemagne », explique un connaisseur du dossier. Mais rester aux Pays-Bas imposait de se plier à la législation néerlandaise : celle-ci impose à toute société existante que tout nouveau pacte d’actionnaires ne franchisse pas la limite de 30 % du capital. « C’est une législation qui nous va très bien », se réjouissaient des responsables d’EADS, dont le premier objectif dans cette renégociation était d’abaisser le contrôle des États dans le groupe.

Dans ce cadre imposé, un premier schéma avait été conçu : l’Allemagne prenait 12 %, la France abaissait sa participation à 12 % et l’Espagne conservait 5,5 % du capital. Étrange proposition qui revenait à demander à la France, qui a porté le projet d’aéronautique depuis plus de cinquante ans, à s’effacer devant ses partenaires !

Ce fut un des points durs de la négociation. Les négociateurs français refusèrent tout abaissement de la participation de la France, mais en invoquant un curieux argument : ils ne pourraient assumer « politiquement » une cession, même partielle. Faut-il comprendre que sur le fond, cela ne les dérangeait pas ? Et c’est sur ce point qu’un conseiller se félicitait de ne rien avoir cédé. L’affichage était sauf.

Mais il a fallu trouver un compromis au nom de l’équilibre franco-allemand. La France et l’Allemagne détiendront chacune 12 %. La France conserve les 3 % restants mais sans droit de vote. Ils seront logés non pas dans une société française ou confiés à la Caisse des dépôts par exemple, mais placés dans une fondation aux Pays-Bas. Sans doute pour assurer une gestion discrète. Les arrière-pensées dans cette négociation ayant été nombreuses, celle de la poursuite du désengagement de la France pour la ramener au strict niveau de l’Allemagne n’est pas la dernière. Quant à l’Espagne, elle accepte d’abaisser sa participation à 4 %. EADS sera donc contrôlé à hauteur de 28 % par ses actionnaires étatiques.

 

Pourquoi l’Allemagne accepte-t-elle finalement d’entrer au capital
 d’EADS ?  
C’est l’entorse la plus spectaculaire aux principes affichés de l’Allemagne. Pendant des années, la ligne politique allemande a été de proscrire toute participation étatique dans des entreprises privées. Lors de la création d’EADS, le gouvernement allemand et le président de Daimler de l’époque, Jürgen Schrempp, en avaient même fait une question de principe : il était hors de question que la France détienne une participation directe dans le groupe et ait des administrateurs au conseil. D’où le montage compliqué et opaque, passant par deux sociétés intermédiaires – Sogeade et Sogepa – qui a abouti, pour la grande consternation de nombre de salariés, à confier la présidence d’EADS à Arnaud Lagardère.
Mais au fil des ans, le montage imaginé n’a pas tenu. L’aéronautique et la défense, activités de très long terme et cycliques, font mauvais ménage avec les résultats trimestriels. Daimler a souhaité rapidement se désengager. Le gouvernement allemand n’a pas trouvé d’autre actionnaire privé pour le remplacer. Par ordre du gouvernement, il a accepté de conserver ses 15 % jusqu’à la fin 2012. D’où l’urgence de conclure un nouvel accord actionnarial sur EADS.
Entre temps, Angela Merkel a beaucoup évolué sur la question d’une participation directe de l’État dans EADS. Faute de trouver des alternatives privées au départ de Daimler, d’abord. Mais aussi par volonté de peser plus directement sur l’évolution d’EADS dans le futur. Depuis la création du groupe, Berlin ne cesse de se trouver maltraité. Il a récupéré une partie de l'A320, la vache à lait d’Airbus, au nom d’accords signés en 1991 du temps du GIE Airbus. Il a réussi  à sauver l’usine d’Hambourg, condamnée au début des années 2000, récupéré une large partie de la sous-traitance, obtenu pour des Allemands la direction exécutive d’EADS,  la direction des finances, des achats, la communication d’Airbus, la présidence d’Eurocopter. Mais Berlin s'estime toujours défavorisé. « Angela Merkel  et surtout la CDU bavaroise, membre important de sa coalition, en veulent beaucoup à Daimler. Ils lui reprochent de ne pas avoir suffisamment défendu les intérêts allemands. D’où l’idée d’entrer directement au capital, malgré l’opposition des libéraux, l’autre partie de la coalition », décrypte un proche du dossier. L’idée de cette entrée a notamment été portée par Peter Hintze, considéré comme l’éminence grise d’Angela Merkel sur ces sujets et jugé comme un dur. Celui-ci est en guerre ouverte avec Tom Enders, le nouveau président d’EADS, à qui il reproche de trahir l’Allemagne.
Selon plusieurs sources, une des principales raisons d’Angela Merkel pour s’opposer à la fusion EADS-BAe était la crainte de voir s’échapper définitivement la possibilité d’entrer au capital du groupe. Car s’il y avait eu fusion, la recomposition de l’actionnariat aurait été différente et l’Allemagne risquait de ne jamais devenir actionnaire. « Nous sommes déjà en situation de déséquilibre sur les technologies au bénéfice de la France. Nous ne voulions pas que la situation empire avec BAe », expliqua à Reuters un officiel allemand, au lendemain de l’échec avec le groupe britannique de défense. 
Les États, actionnaires sans droit ?
Le nouveau conseil d’EADS comptera douze membres, dont huit administrateurs indépendants, appartenant pour les deux tiers à l’Union européenne. Toutes les personnalités sont les bienvenues sauf les représentants des États, des personnes qui ont travaillé avec les États ou sont en contrat avec eux.
L’ostracisme à l’égard des États va encore plus loin. Dans le cadre du nouvel accord, il est prévu que l’Allemagne et la France sanctuarisent leurs activités stratégiques de défense dans deux sociétés distinctes, sur lesquelles chaque État aura des droits de veto spécifiques. L’Allemagne logera dans la sienne ses activités de défense, comme les drones armés, ses activités de cryptage ou ses sous-marins. La France, elle, isolera tout ce qui a trait à la force de dissuasion, notamment les activités de MBDA, liées aux missiles balistiques. Un conseil d’administration spécial sera nommé par chacune de ces deux entités. Mais là encore, les États n’ont pas le droit d’y désigner leurs représentants. La force de dissuasion française se discute en dehors de la présence de l’État ! Les États ont juste le droit « d’agréer » les administrateurs qui siégeront au conseil.
« Mais les États sont nos clients. Ils ont tous les moyens de se faire entendre, sans avoir besoin de passer par un conseil d’administration », explique un dirigeant d’EADS. Cela suffit-il ? L’expérience précédente a montré combien la négation des réalités pouvait être préjudiciable à l’entreprise.
« Tom Enders et Marwan Lahoud, les deux principaux dirigeants d’EADS, partagent la même conviction que la présence des États ne peut être que nuisible pour l’entreprise. Leur idéal est de faire une entreprise totalement normale. Mais EADS ne sera jamais une entreprise normale, parce que c’est une entreprise de défense qui relève de la souveraineté des États, parce que EADS est une création politique qui n’aurait vu le jour et n’aurait pas continué sans le soutien des États. La preuve : aucun actionnaire privé n’accepte de prendre le relais. Et s’il y a des difficultés, c’est encore vers les États qu’ils se retourneront », s’indigne un connaisseur du dossier.
L’objectif des dirigeants d’EADS a certes été de se dégager le plus possible de la tutelle des États. Mais le gouvernement français, fort de l’expérience passée avec Lagardère et alors qu’il avait le pouvoir d’imposer ses vues dans le cadre de la renégociation du pacte, n’était-il pas obligé d’accepter ? « Paradoxalement, c’est la France qui soutient le plus Tom Enders. Le gouvernement français, à raison, juge qu’il est un très bon président du groupe. Et il craint par dessus tout les manœuvres de déstabilisation lancées contre lui par une partie de la classe politique allemande. Au moment où les discussions ont porté sur la représentation des États au conseil, les dirigeants d’EADS ont agité la menace de voir Peter Hintze, le conseiller d’Angela Merkel et l’ennemi juré de Tom Enders, nommé au conseil comme représentant de l’Allemagne. Le projet semble effectivement avoir été évoqué par la chancelière allemande. Par peur d’installer de nouveau des guérillas au sein du conseil, de déstabiliser Tom Enders et EADS, les négociateurs français se sont ralliés à la proposition des dirigeants du groupe : pas un représentant des États au conseil », raconte un proche du dossier.
Une apparente égalité

Ainsi, si on comprend bien l’histoire, afin d’éviter une explication de plus avec la chancelière allemande, la France a préféré renoncer à tout. Dans l’ancienne organisation, elle avait au moins des représentants qui parlaient en son nom, dans la nouvelle, elle n’en aura plus  aucun. Même quand on parlera de force de dissuasion. « On risque d’aboutir à cette situation caricaturale où le fonds souverain du Qatar ou une banque publique russe – deux pays qui ont tourné autour d’EADS ces dernières années – auraient des représentants et où l’Allemagne et la France seraient aux abonnés absents. C’est grotesque », s’indigne un ancien d’Airbus.

Cette exclusion, pour certains, pourrait même se révéler contre-productive. Car les discussions qui auraient pu se tenir dans le secret des conseils finiront par se tenir ailleurs, selon eux. « Cela n’empêchera pas l’interventionnisme des États, au contraire, cela le justifiera puisqu’ils n’auront pas de lieu où se faire entendre et représenter », pointe un banquier.

 

Y a-t-il une vraie égalité entre la France et l’Allemagne ?

Depuis la création d’EADS, la stricte égalité entre les États est le principe cardinal qui a guidé l’action des gouvernements français successifs et qui a prévalu dans le nouvel accord. Pourtant, en y regardant bien, on peut se demander si la symétrie est si parfaite que cela, si la France n’est pas en train de faire preuve au mieux de grande naïveté, au pire d’un effondrement politique.

Si on reprend les termes de l’accord, il est prévu que l’Allemagne acquière, par le biais de sa banque publique Kfw, 10,2 % du capital. Cette participation est appelée à devenir 12 %, au terme de l’opération de rachat d’actions lancée par EADS. L’entreprise a en effet prévu de racheter 15 % de son capital et détruire les actions reprises, ce qui entraîne un effet “relutif ”(1) pour l’ensemble des actionnaires (le capital n’étant plus calculé sur 100 % mais sur 85 %).

Mais l’effet relutif joue aussi pour la France, normalement. Actionnaire à hauteur de 15 %, même si 3 % sont logés à part, elle devrait voir sa part monter à 17,64 %. Le gouvernement français garde un silence surprenant sur ce point. Interrogé, le groupe EADS, par la voix d’un porte-parole, assure que « le surplus – c’est-à-dire, en théorie, les 2,64 % supplémentaires – ira dans la fondation ».

Un proche du dossier conteste cette analyse : « Selon les termes de l’accord publié, les statuts d’EADS stipuleront une limitation des droits de propriété et de vote au seuil de 15 % par actionnaire, à titre individuel ou collectif . En d’autres termes, l’État français n’a  pas le droit de posséder plus de 15 % du capital d’EADS. Le gouvernement français ne le dit pas, mais il s’apprête sans le dire à vendre des actions du groupe. » Ce qui lui ferait quelque menue monnaie, de l’ordre de 600 millions d’euros, s’il se contente de  ramener juste sa participation à 15 %. Une rentrée toujours bienvenue en ces temps de disette budgétaire. La solution semble actée par avance. Dans son communiqué, le groupe entérine la possibilité de racheter directement des actions à la France et à l’Espagne, dans le cadre de son opération de rachat d’actions.

Un autre actionnaire va aussi pouvoir en bénéficier : Lagardère. Selon nos informations, le groupe a exigé des garanties solides avant d’accepter la fin du pacte d’actionnaires précédents. Son intransigeance aurait même bloqué de quelques jours l’annonce du nouvel accord. Finalement, il a obtenu satisfaction : EADS s’engage à lui racheter directement 5,5 % du capital (sa participation totale s’élevant à 7,5 %). Ce qui lui assurait un minium de 1,2 milliard d’euros. Les problèmes d’endettement personnel d’Arnaud Lagardère seront ainsi résolus.

Mais curieusement, Daimler n’a pas reçu une proposition similaire, bien qu’il conserve encore 7,5 % du capital . « Tout le monde considère le départ de Daimler d’EADS comme acquis. Mais a-t-il pris des engagements réels de vendre ? » s’interroge un observateur. Aucun, selon EADS. « Il y a  une période de lock-up (interdiction de vente) pour Daimler et Lagardère jusqu’au 31 juillet. Après, chacun est libre de sortir quand il veut. Dans ce cadre, Daimler n’a pris aucun engagement de sortie », rapporte un porte-parole d’EADS.

Devenus très méfiants, des salariés d’Airbus font les comptes. « S’il n’y a aucun engagement de sortie de Daimler, rien ne dit qu’Angela Merkel ne tordra pas le bras une fois de plus à la direction du groupe automobile pour l’obliger à conserver sa participation, au nom de la raison d’État, comme elle l’a fait par le passé. D’un côté, il y aurait la France limitée à 15 %, sans aucun actionnaire privé pour prendre le relais, de l’autre l’Allemagne avec 12 % plus les 8,7 % de Daimler. Où est la symétrie ? » s’interrogent-ils.

Sentant la sensibilité de la question, le groupe essaie de relativiser le problème. « Même si l’Allemagne, avec l’appui de Daimler, avait plus de 20 %, cela ne changerait rien dans la conduite du groupe. Il n’y a plus de droit de veto. Les actionnaires ne peuvent plus se mêler des questions de management. Tout est fait pour encadrer leur pouvoir. Ils ne peuvent se prononcer que sur les modifications stratégiques de gouvernance », explique-t-on dans le groupe. « Les statuts sont une chose, mais ils n’offrent aucune protection. En cas de difficulté, c’est toujours le capital qui finit par parler. Et c’est toujours l’actionnaire le plus fort qui finit par l’emporter »,  rappelle un banquier. Une leçon que semble avoir oubliée les négociateurs français.

(1) : en langage boursier, un effet relutif est une amélioration du bénéfice par action d'une société. L'inverse donc d'un effet dilutif.

 

Que demande l'Allemagne ?

« C’est clair, l’Allemagne veut reprendre l’imperium sur la seule industrie qui lui échappe et dont elle estime avoir été injustement privée après la guerre. Elle fera tout prendre le contrôle d’EADS », assure un responsable français d’Airbus. Loin de critiquer l’attitude allemande qui se bat pied à pied pour prendre et conserver les postes de responsabilités, les usines, les activités, les emplois, les salariés français regrettent surtout l’impéritie française, qui laisse tout filer. « Ils parlent d’industrie, mais ils s’en foutent. En dehors des inaugurations, ils ne regardent rien. À quelque niveau que ce soit, personne, à l’inverse des Allemands, ne se penche sur les programmes, sur les organisations, sur la répartition des tâches, sur les transferts de technologies, sur la recherche, sur la filière. Personne n’examine les conditions faites aux sous-traitants français, souvent limites, imposées par Airbus », s’énerve un cadre, écœuré, à Toulouse. 

Dans l’entourage gouvernemental, on se défend. « L’entrisme allemand n’a pas échappé au gouvernement français. Il est décidé à s’y opposer », assure un conseiller. Pourtant, le gouvernement français semble hésiter à donner la voix, comme le prouve un dernier exemple. Au moment des discussions sur la fusion avec BAe, l’État allemand a envoyé une lettre contenant une série de demandes. Officiellement, les dirigeants d’EADS assurent n’avoir pas reçu cette lettre. Selon nos informations, elle a bien été transmise, au moins au gouvernement.

Quelles conditions posait l’Allemagne ? Selon les informations de Reuters, qui nous ont été confirmées, Berlin demandait à juste titre des protections pour ses intérêts stratégiques dans la défense, des engagements sur l’emploi et une représentation au conseil d’administration. Mais l’Allemagne avait aussi d’autres exigences. Hambourg devait devenir le seul centre de compétence pour l'A320 et ses successeurs, y compris en matière de recherche et développement. En un mot, elle demandait à s’approprier l’activité la plus rentable et la moins menacée d’Airbus, avec toutes les conséquences induites sur la balance commerciale de l’Allemagne. Elle réclamait un droit de regard sur tous les investissements du groupe et son organisation. Elle entendait que le siège d’Eurocopter, aujourd’hui installé à Marignane, soit déplacé en Allemagne, et que le siège du groupe, désormais à Toulouse, revienne à Ottobrunn, à côté de Munich, avec la direction générale, la stratégie, les finances, les relations humaines et les départements internationaux. En un mot, tout.

À aucun moment, le gouvernement français n’a fait connaître ces demandes. Il a feint d’ignorer ces exigences, sans prendre la peine de dire publiquement ce qui, pour lui, relevait du négociable et de l’inacceptable. Il a préféré se taire et oublier. Les connaisseurs du dossier, pourtant, ne se font aucune illusion. Selon eux, le gouvernement allemand a fixé dans cette lettre ses objectifs et pied à pied, il gagnera le terrain, sauf s’il rencontre une résistance.

La France a-t-elle raison de tout miser sur Tom Enders ?

Plutôt que de s’opposer frontalement avec Berlin, Paris a préféré déléguer cette mission à Tom Enders. Le nouveau président d’EADS rassure le gouvernement français par sa compétence industrielle, ses qualités de manager, ses ambitions pour le groupe. Énervé par l’interventionnisme des États, les querelles nationales qui empoisonnent le groupe, il a promis aussi de sortir du système imaginé au départ du partage des postes et des responsabilités, en fonction des nationalités. « Désormais, seule la compétence primera », a-t-il assuré. Enfin, il a donné des gages à Paris, en décidant, à peine arrivé, qu’il n’y aurait désormais qu’un siège pour EADS et que ce serait Toulouse. Là où est l’ADN du groupe, avait-il expliqué. Cette décision est allée droit au cœur des salariés français, mais a irrité au plus haut point les officiels allemands. Bref, aux yeux des responsables français, Tom Enders a toutes les qualités à la fois pour porter haut le groupe et pour s’opposer à l’entrisme allemand, n’hésitant pas à engager des épreuves de force avec le gouvernement allemand, comme au moment du financement de l’A400M.

Mais quelles que soient les qualités de Tom Enders, la France a-t-elle raison de tout miser sur lui ? Le gouvernement français risque très vite de réaliser que les ambitions du président d’EADS ne coïncident pas forcément avec ses intérêts. Tom Enders rêve d’un groupe mondial. À peine arrivé, il a décidé d’implanter une nouvelle ligne Airbus aux États-Unis – Boeing, lui, a délocalisé une partie de sa sous-traitance, mais jamais ses lignes de montage. Son projet de fusion avec le britannique BAe, lancé trois mois après son arrivée, montre qu’il veut aller vite et construire un pôle de défense qui ne répond pas forcément aux visions stratégiques françaises, voire européennes.

« Le précédent de Jean-Luc Lagardère devrait quand même amener le gouvernement français à être plus prudent. À l’époque, les pouvoirs publics pensaient aussi avoir trouvé l’homme providentiel pour défendre les intérêts de la France. On sait ce qu’il est advenu. Lui disparu, tout l’édifice s’est écroulé pour finir par la pathétique présidence d’Arnaud », rappelle un témoin de toute cette période.

L’avertissement mérite d’être entendu. Car la position de Tom Enders, même avec la protection des nouveaux statuts et de la France, est moins assurée qu’il n’y paraît. Bien qu’Angela Merkel ait donné son accord à sa nomination en décembre dernier, la chancelière apprécie peu le président d’EADS et encore moins depuis le projet de fusion avec BAe. Quelques jours après l’échec du projet, une enquête judiciaire, avec perquisitions à la clé, a opportunément été ouverte sur de possibles pots-de-vin versés dans le cadre du contrat de vente d’Eurofighter à l’Autriche, en 2003. Tom Enders, alors patron de la branche défense du groupe, parut dans la ligne de mire. Ce dernier a réagi à toute vitesse. Il a diligenté une enquête interne complète et demandé des audits extérieurs pour passer en revue tout le contrat autrichien. Il a rappelé dans une lettre interne son intransigeance face à tout comportement répréhensible. L’affaire est vite retombée : Tom Enders ne pouvait être mis en cause. Bien que patron de la branche défense allemande, Eurofighter ne relevait pas de ses attributions.

« C’était clairement une manœuvre pour déstabiliser Tom Enders », reconnaît un dirigeant d’EADS. L’avertissement ne peut qu’être entendu. Le président d’EADS sait qu’il n’est pas bien vu à Berlin. Même avec le soutien du gouvernement français, il a compris qu’il lui faudrait donner des gages.

 

Pourquoi EADS est-il obligé de racheter ses actions ?

« Générer de la trésorerie sera l’une des priorités d’EADS », avait assuré Tom Enders à l’automne. Pourtant, le groupe accepte, dans le cadre de l’accord, de distraire 3,6 milliards d’euros pour racheter 15 % de son capital, c’est-à-dire se racheter lui-même. À titre de comparaison, les plans Power 8 et Power 8 plus, lancés en 2007 et 2008, prévoyaient un peu plus de 3 milliards de réductions de coûts. Ils se sont traduits par la suppression de plus de 8 000 emplois, la filialisation de toutes les activités d’aérostructure, la délocalisation d’une partie des activités du groupe et de la sous-traitance de la France vers la Tunisie.

Pourtant, aucun des actionnaires ne s’est opposé à cette solution. Pour l’Allemagne, ce rachat d’actions lui permet de monter dans le capital sans dépenser trop d’argent. Daimler, avec toutes les questions qui se posent sur sa présence, pourra en profiter aussi. La France ne dit mot. Mais Bercy y voit déjà l’occasion de se faire quelques compléments budgétaires. Quant à Lagardère, les mots manquent pour qualifier la situation. Voilà un groupe qui pesait moins de 10 % d’Aérospatiale et qui pourtant a hérité de 30 % du capital du groupe fusionné en 1998, qui a obtenu par la suite 15 % d’EADS, qui a vendu juste avant l’annonce des problèmes de l’A380, 7,5 % du capital y compris à la Caisse des dépôts, en empochant une plus-value de 900 millions d’euros, qui s’est comporté comme un rentier tout au long de cette décennie, n’apportant ni une idée ni un sou de capital, et qui sort avec la garantie d’obtenir au moins 1,2 milliard d’euros pour 5,5 % du capital qu’il détient, ce qui assure à Arnaud Lagardère la fin de tout problème personnel par la suite. Mais cela ne semble choquer personne.

Même si EADS dispose de 8,5 milliards de trésorerie, le groupe aéronautique a pourtant peut-être autre chose à faire que distraire cet argent pour se racheter auprès de ses actionnaires ? D’abord, parce que le groupe fait toujours face à de nombreux défis. Ses grands programmes aéronautiques le sollicitent encore énormément : l’A380 est toujours en risque depuis la découverte de fissures sur les ailes ; l’A350 a encore été reporté de plusieurs mois et ne rentrera pas en service, au mieux, avant fin 2014 ; l’A400M commence à peine à décoller ; l’A320-Néo est encore en phase de gestation. Tous ces programmes mobilisent beaucoup d’argent et de moyens pour être menés à bien.

De plus, la trésorerie d’EADS ne provient pas de sa propre activité. Ce sont surtout des avances sur commandes payées par les clients. Avec plus de 4 000 commandes d’avions enregistrées, Airbus possède un carnet d’un montant historique – comme Boeing d’ailleurs, qui a un carnet de commandes équivalent. Jamais l’aviation civile n'a connu de telles perspectives.

Mais les constructeurs peuvent-ils continuer à vivre dans l’euphorie quand leurs clients, les compagnies aériennes, s’effondrent ? En Europe, la compagnie scandinave SAS, tout comme l'espagnole Iberia, sont au bord de la faillite. Air France, tout comme Lufthansa, multiplie les plans d’économie et les plans sociaux. Aux États-Unis, les concentrations s’accélèrent pour tenter de résister. Delta Airlines s’est porté acquéreur de 49 % du britannique Virgin Airlines. American Airlines, toujours sous le régime des faillites, pourrait être repris par US Airlines. Et quand les voyagistes annoncent un effondrement de leur chiffre d’affaires en raison de la récession, les répercussions sont immédiates sur les compagnies aériennes. Bref, même si Airbus conserve la clientèle prestigieuse d'Emirates ou de Singapour Airlines, il n’est pas du tout assuré qu’une bonne partie de ses commandes ne soient pas annulées dans un avenir plus ou moins proche. D’où l’importance, pour un constructeur aéronautique, de conserver l’essentiel de ses disponibilités financières pour faire face à un retournement de cycle si coutumier au secteur.

Les responsables d’EADS ne nient pas les risques de la situation. Mais tout à leur projet d’indépendance, ils pensent que le rachat d’actions est le prix à payer pour se défaire de l’emprise étatique, leur obsession. Un familier du dossier leur donne raison : « La péripétie BAe a été mal vécue. L’agressivité de la nouvelle équipe par rapport à la gestion tranquille de Louis Gallois a surpris. La nouvelle direction doit donner des signes au marché, montrer qu’elle se préoccupe de son cours, de la rentabilité de ses opérations. En cela, le rachat d’actions ne peut être que bien perçu par les investisseurs. C’est un signal qu’EADS entre dans le cours normal des entreprises. »

Pour ne plus subir la tutelle des États, les dirigeants d'EADS sont donc prêts à offrir toutes les cautions au marché. Les salariés risquent de vite découvrir que c'est un maître bien plus exigeant. 

 

http://www.mediapart.fr/journal/economie/161212/comment-eads-est-en-train-dechapper-la-france?page_article=5
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