La modernisation de l'agriculture du siècle dernier n'est pas parvenue à effacer le mot - «paysans» - tant il est chargé d'histoire, de mémoire, et continue encore à rivaliser avec celui d'agriculteur. Ce n'est donc pas un hasard si Francis Chevrier, le directeur des Rendez-vous de l'histoire de Blois - dont Marianne est partenaire cette année -, a choisi ce beau mot pour son édition qui aura lieu du 18 au 21 octobre* et qui s'annonce très fréquentée. Les paysans nourrissent notre imaginaire, mais ils nourrissent aussi l'humanité. Le terroir et les «profils paysans» de Raymond Depardon nous enchantent, tandis que le destin de la planète cultive notre désenchantement. Cette année, la géographie comme la démographie et l'écologie seront donc les alliées naturelles de l'histoire rurale. Et la longue durée, sa condition. Le succès actuel de l'agriculture durable en est d'ailleurs le signe manifeste. Un point qui sera soulevé par la géographe Sylvie Brunel lors de sa conférence inaugurale. Et qui sera repris sous toutes ses facettes au cours de tables rondes aussi variées que contrastées, telles celles consacrées aux «révoltes paysannes», aux «paysans et la ville», à la politique agricole commune ou à la faim dans le monde.
De quoi alimenter des échanges et des controverses passionnantes, que nous ouvrons quant à nous par un entretien avec Jean-Pierre Le Goff, lui aussi invité à Blois, pour son livre sur Cadenet, un village de Provence, où les paysans ont quasiment disparu.
Marianne : Encore un livre sur la France rurale qui annonce sa disparition ! La Fin du village, ce n'est pas un titre très encourageant. Il fait penser à la Fin des paysans (1967), du sociologue Henri Mendras, ainsi qu'au merveilleux livre de l'historien Eugen Weber (1925-2007) qui traitait de la modernisation de la France rurale de 1870 à 1914, la Fin des terroirs (1983). N'y a-t-il pas d'autres moyens pour aborder la ruralité que de parler de sa fin ?
Jean-Pierre Le Goff : Le mot «fin» permet de mettre en lumière le contraste manifeste entre une mémoire, un imaginaire qui perdure et la réalité. Depuis la seconde moitié des années 70, nous sommes dans un moment historique particulier que l'historien Pierre Nora a mis en lumière dans ses Lieux de mémoire. Nombre de Français se passionnent pour le patrimoine ou la généalogie. Ils se replient sur un passé largement idéalisé et mythifié qui n'a plus rien à voir avec leur mode de vie dans un pays qui a changé et qui ne sait plus trop où il va. Cette perte de la dynamique de la modernité, d'une vision positive de l'avenir, va de pair avec la nostalgie et ce goût pour le patrimoine. Dans ce monde désorienté, les discours des managers et des politiques qui en appellent à la mobilisation générale pour le «changement» tombent largement à plat. Beaucoup sont las de cette fuite en avant et se réfugient dans leur communauté ou leur réseau. Désormais, au sein du «village», coexistent en un curieux mélange les restes de l'ancien et le mode de vie des plus «branchés».
Sans doute, mais la fin des terroirs, cela voulait dire que le paysan devenait un agriculteur, malgré tout ; tandis que la fin du village, c'est une métamorphose sans lendemain.
J.-P.L.G. : C'est en effet la fin de la collectivité villageoise qui combinait dans un même espace travail, habitation, et ce qu'on appelle aujourd'hui «loisir», avec ce qu'elle impliquait de sociabilité d'entraide et de solidarité, mais aussi de rapports de grande proximité avec leurs contraintes et leur dureté. On ne ressuscitera pas le passé.
Oui, mais qu'est-ce qu'il y a après la fin ?
J.-P.L.G. : Un phénomène étrange : la coexistence à l'intérieur d'un même espace géographique de catégories sociales diversifiées ayant chacune leur réseau qui déborde cette zone géographique. Cet espace est dépourvu de culture et de projet communs. Ce qui est très frappant, c'est cette coexistence pacifique dans un village qui n'en est plus un et que j'appelle le «patchwork».
Tenez-vous pour responsable la politique agricole commune (PAC) de cette déshérence et de la disparition de la petite exploitation agricole ?
J.-P.L.G. : Qu'est devenue aujourd'hui la «politique agricole commune» ? Que peuvent les petits exploitants agricoles face à la concurrence et aux grands circuits de distribution ? J'ai connu un jeune paysan, dans le canton que je décris dans le livre, qui faisait des melons, ensuite il s'est mis à faire des fraises... Cela changeait sans arrêt ; désormais, le vin l'emporte sur les vergers et les légumes. Et dorénavant, pour des petits exploitants, la location de gîtes fait partie de leur activité. On ne saurait généraliser une situation particulière, mais, dans le canton de Cadenet, les terres à l'abandon progressent. Cette situation est vécue comme un drame par les anciens agriculteurs dont la relève n'est plus assurée ; c'est leur vie et leur terroir qui disparaissent. D'autres s'en accommodent tant bien que mal, en espérant que leur terrain soit un jour déclaré constructible pour pouvoir finir au mieux leurs vieux jours...
Votre livre est une vaste fresque sur la vie quotidienne d'un village français dans lequel beaucoup de lecteurs se reconnaîtront. Il est le résultat d'une longue enquête sur les transformations d'un bourg du Luberon depuis la Seconde Guerre mondiale. Quel est votre rapport personnel à ce village ?
J.-P.L.G. : Affectif, quasi familial puisque j'y ai été introduit grâce à une ancienne famille qui m'a permis d'y louer une ferme abandonnée au début de mon immersion. Ce qui m'avait frappé dans les années 80 avec la municipalité de gauche, c'est la montée de l'animation culturelle, au moment même où le travail venait à manquer. La vannerie avait cessé, les agriculteurs disparaissaient, et il fallait redonner vie au village en mettant l'accent sur les couches nouvelles, l'animation culturelle et les associations qui étaient une sorte de substitut à l'ancienne sociabilité villageoise liée aux activités traditionnelles. J'ai donc voulu comprendre ce qui se passait. Il y avait également un parc naturel régional qui introduisait une administration de la nature d'un genre très particulier. Les soixante-huitards dont je parle ont joué un rôle important dans cette mutation.
Vous êtes d'ailleurs plus tendre avec certains d'entre eux que dans votre essai Mai 68, l'héritage impossible (2005). En témoigne votre visite chez la bergère qui parle de ces années comme d'une époque «où l'on ne savait pas où l'on allait». En revanche, vous ne portez pas vraiment dans votre cœur ceux que vous appelez «les cultureux»...
J.-P.L.G. : Je crois qu'il faut distinguer ceux qui vivaient intensément une utopie dans le présent, sans calculer - c'est le cas de cette bergère et des «hippies du Laval» -, et les autres venus un peu plus tard. Car après ce moment d'incandescence, il y a eu une vague de retour à la campagne, qui était beaucoup plus posée, avec l'idée de vivre et d'élever ses enfants en dehors des grandes villes et du système. C'est une deuxième vague un peu différente qui s'est installée sur place et qui a fondé des associations et occupé des postes. Une petite partie de ces gens est issue de ce qu'on a appelé la «deuxième gauche» et a adhéré au Parti socialiste.
Votre plongée dans le monde de Cadenet commence par la description du peuple ancien et s'achève par une radiographie du village bariolé. Or ce nouveau monde est un espace économiquement fragile, culturellement décomposé, et pour tout dire une Provence «en morceaux»...
J.-P.L.G. : Elle l'était déjà depuis un bon moment par rapport à l'image mythique de la Provence du XIXe siècle telle qu'elle nous a été transmise par une certaine littérature, c'est vrai. Mais ce qui m'intéresse, au-delà de la dimension économique et sociale, c'est de réintégrer cette dernière dans une vision anthropologique : pour moi, l'essentiel est de comprendre le type d'humanité auquel on a affaire. Par là, j'entends un rapport au monde et aux autres qui repose sur une conception de la vie, un rapport à la tradition, un attachement aux valeurs de solidarité, sans oublier un art de vivre populaire, qui est aujourd'hui érodé. Or ce type d'humanité, qui comporte sa part de rudesse et de préjugés, est aujourd'hui en voie de disparition, sous l'effet du développement d'un nouvel individualisme combiné à la crise économique et sociale. Mais ce qui est frappant, c'est que beaucoup d'amoureux de la Provence qui ont les moyens de s'y installer ont en tête des images du monde d'hier tout en vivant dans l'«entre-soi», en ne se mélangeant pas trop aux anciens Provençaux qui, à Cadenet comme dans d'autres bourgs et villages, deviennent minoritaires. Ce qui ne les empêche pas de faire appel aux autochtones pour de menus travaux ou d'apprécier d'avoir un Provençal typique à leur table comme on goûte un bon vin. J'ai vécu ces scènes.
Vous donnez l'impression dans cet ouvrage de ne rien proposer pour sortir du marasme ou de ce que vous appelez la «déglingue», lorsque vous évoquez des habitants désœuvrés, ou bien les problèmes d'intégration. Pourquoi ce souci de ne pas outrepasser le constat ?
J.-P.L.G. : Deux raisons. La première, c'est que je ne supporte pas un certain type de commentaire qui fleurit dans les grands médias audiovisuels en donnant des leçons. Nous sommes dans une société éminemment bavarde où nous avons l'impression d'avoir transformé le monde quand on a glosé sur son état ! En même temps, ce bavardage nous protège et nous isole de l'épreuve de la réalité. La seconde raison est celle des limites de ce que j'appelle la «sociologie plate», comme s'il suffisait de «mettre à plat» les choses, de démonter les mécanismes, d'écrire un énième rapport d'expertise pour que nous prenions conscience de l'état du pays. Aujourd'hui, il y a une difficulté à affronter l'ampleur et le caractère inédit des défis qui sont posés à la collectivité. Dans la pauvreté ancienne, on pouvait garder l'estime de soi. C'était le cas des vanniers qui étaient des catégories très pauvres mais qui avaient la fierté de «gagner leur vie» et qui vivaient dans une collectivité solidaire. Avec le chômage de masse, tout bascule. On est confronté à des individus qui ne se sentent pas utiles socialement, qui perdent l'estime d'eux-mêmes. A cette inactivité s'ajoute l'éclatement des familles. Cette combinaison du chômage, de la déstructuration des familles et des anciens liens de solidarité produit des effets puissants de déstructuration anthropologique. Mais au milieu de cette «déglingue», l'humanité demeure. C'est ce que j'ai voulu montrer avec quelques-uns des personnages que j'ai rencontrés.
C'est ce qui est réussi dans votre livre. Grâce à vous, le Bar des Boules va devenir un lieu de pèlerinage. Et Cadenet, l'observatoire du malaise français. Mais vous ne feriez pas une bonne recrue pour la droite populaire ou la gauche du même nom. Car, au bout du compte, le peuple reste et demeure chez vous introuvable !
J.-P.L.G. : Quand on parle du peuple, il y a deux idées qui se superposent. Il y a d'abord la citoyenneté au sens politique, qui passe par le suffrage universel et qui fait que chacun participe par son vote au destin du pays, et ensuite la manière dont la gauche a attribué une dignité et une mission particulière aux couches populaires du fait de leur position de classe, de leur situation de «dominées». La gauche officielle a toujours, selon moi, joué confusément sur les deux plans. Mais il y a une autre approche des couches populaires que je trouve plus intéressante, qui est celle d'Orwell, plus soucieux de mettre en valeur la dignité des classes pauvres, la morale populaire et un certain «sens commun». Cette approche a cependant pour référence un monde ouvrier qui, qu'on le veuille ou non, n'existe plus. Ce qui ne veut pas dire que tout est foutu, mais qu'il faut penser les choses autrement si l'on entend reconstruire.
La Fin du village, de Jean-Pierre Le Goff, Gallimard, 577 p., 26 €.
* www.rdv-histoire.com. Entrée libre. Tél. : 02 54 56 09 50.
** Entretien paru dans le numéro 809 du magazine Marianne publié le 20 octobre 2012
http://www.marianne.net/Le-crepuscule-des-paysans_a223607.html