Les «élites» sont aussi expertes en stratégie scolaire. Article de Lucie Delaporte dans "Médiapart".
Les «élites» sont aussi expertes en stratégie scolaire
Henri-IV ou l’EABJM ? École privée ou école publique, au moment d’inscrire leurs enfants à l’école, comment se déterminent les «élites» ? La sociologue Agnès Van Zanten, auteur de Choisir son école (PUF, 2009), qui travaille actuellement sur les stratégies scolaires de cette fraction de la population, estime qu'il faut distinguer deux catégories « idéal-typiques » : « Les stratégies ne sont pas les mêmes quand on est issu de classes supérieures économiques du privé, ingénieurs, cadres du privé, technocrates, ou lorsque l’on fait partie des élites issues du “pôle public”, les professions supérieures du secteur public, chercheurs, journalistes, artistes. »
Pour les premiers, elle observe une nette prédominance du choix du privé : « Parfois avec une dimension religieuse même si l'importance de ce critère a tendance à diminuer. » Au-delà, évidemment, de la sélectivité de l’établissement autant scolaire que sociale que peuvent rechercher ces élites et qu'assure en partie le lieu de résidence, « il y a dans cette population une vision idéologique selon laquelle le privé fait mieux que le public », affirme-t-elle. Mieux en termes d’encadrement, mieux sur l’organisation en général, jugée plus efficace dans les écoles privées.
« Ces parents ont le sentiment que s’ils ne sont pas contents, ils peuvent faire pression sur les personnels et que, contrairement à l’école publique, ils ne sont pas des usagers captifs », souligne la sociologue qui a beaucoup enquêté sur cette population.
Comme le soulignait récemment un article du Monde, si 17 % des élèves français sont scolarisés dans le privé, un élève sur deux passe par l’enseignement privé au cours de sa scolarité. « Les parents pensent à tort que l’école primaire marche bien mais aussi qu’à ce stade ils peuvent encore contrôler la socialisation de leur enfant (qui on invite à l’anniversaire ? par exemple). C’est en fait plus au niveau du collège que se posent les vrais choix », souligne Agnès Van Zanten.
Ces élites ont, selon elle, moins confiance que les secondes dans leur capacité à transmettre leur habitus. « Elles développent un mode éducatif de l’encerclement qui consiste à contrôler l’environnement de leur enfant notamment par l’école, les activités extra-scolaires… Elles sont très attentives au public qui les fréquente. » Pour elles, se développer dans un entre-soi social est la plus sûre façon de se reproduire. Ces élites estiment qu’ainsi l’enfant a peu de chance de faire des choix trop marginaux.
Dans la seconde catégorie, les élites du pôle public, au capital culturel souvent plus important, privilégient plutôt ce qu'Agnès Van Zanten appelle la « cooptation culturelle ». Ils font beaucoup d’activités avec leurs enfants, les emmènent au musée, vont voir des films avec eux. Comme elles croient à l’autonomie intellectuelle de leur enfant, ces élites choisissent plutôt une transmission implicite, une transmission de goût moins fondé sur le contrôle de l’individu que les élites de la première catégorie. Elles impliquent plus leurs enfants dans le choix de l’établissement.
Leur valeur est qu’il faut défendre le service public mais elles ont aussi conscience que l’offre scolaire publique est très inégale. « Souvent proche du monde enseignant, ces parents comprennent bien comment fonctionnent les institutions publiques ; et parviennent bien mieux que les premières à avoir des informations sur tel ou tel collège que le corps enseignant ne donne pas forcément à tout le monde », souligne Agnès Van Zanten. Ils savent faire une demande de dérogation en y mettant les formes, quand les élites plus éloignées du secteur public n’ont pas toujours les codes et peuvent braquer l’institution.
Au sein de quartiers plus mixtes socialement, ils savent aussi, tout en restant dans le public, « privatiser » l’espace scolaire en poussant pour que leurs enfants soient dans les bonnes classes à travers des classes de niveau, celles à horaires aménagés pour faire de la musique ou via les options anglais renforcé ou européennes.
De manière générale, dans un pays où le secteur public a un vrai poids, Agnès Van Zanten relève qu’il est encore souvent plus profitable de mener sa scolarité dans un établissement public, à condition qu’il soit de bon niveau : « Les classes préparatoires sont publiques et ont parfois un peu de méfiance à l’égard des dossiers des élèves du privé (sont-ils surnotés ?). Les enseignants sont aussi globalement plus qualifiés dans le public. »
Reste que, convient-elle, l’internationalisation des parcours scolaires des élites est venue compliquer les choses : « Les écoles privées sont beaucoup mieux armées pour l’ouverture à l’international. De même pour ce qui est de mettre en place des pédagogies innovantes, le privé est bien plus en avance. » Les classes sociales les plus aisées qui ont souvent eu des parcours internationaux sont familières des modèles anglo-saxons où les enfants sont selon eux plus épanouis, et les parents plus investis dans l’école.
Autre facteur à prendre en compte selon le chercheur Pierre Merle, auteur de La Ségrégation scolaire (La Découverte, 2012) : « La politique d'assouplissement de la carte scolaire a réduit la mixité sociale des établissements et accentué la spécialisation sociale des établissements publics et privés. Les premiers se sont globalement prolétarisés ; les seconds embourgeoisés. »
Il montre aussi qu'au niveau lycée, la procédure Affelnet (affectation des élèves par le net) répond aux principes du choix régulé sous réserve d'accorder aux élèves boursiers une priorité dans les affectations. « Cette priorité, retenue dans certaines académies, permet une progression de la mixité sociale d'une partie des lycées publics mais a pour contrepartie une spécialisation bourgeoise des établissements privés. Plus la procédure Affelnet favorise la mixité sociale des établissements publics, plus les parents d'origine aisée choisissent de scolariser leurs enfants dans les établissements privés. ».
http://www.mediapart.fr/journal/france/141212/les-elites-sont-aussi-expertes-en-strategie-scolaire