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Le blog de Lucien PONS

Régis Debray : «Le religieux est l’ultime recours quand la politique échoue»

19 Juillet 2014 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #Israël - palestine - Moyen-Orient, #Israël et la Palestine, #Histoire

Régis Debray : «Le religieux est l’ultime recours quand la politique échoue»

Régis Debray en juin 2014 © Jérôme Bonnet pour PM

Régis Debray en juin 2014 © Jérôme Bonnet pour PM

[À RELIRE] Le philosophe Régis Debray s’est rendu au Proche-Orient. Il déplore la disparition du spirituel au profit du religieux en Terre sainte. Cette évolution est symptomatique de la radicalisation d’un conflit, qui opposait à l’origine des laïcs et se transforme en guerre de religion.

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Régis Debray

Agrégé de philosophie, il côtoie les aventures révolutionnaires de la guerre froide et s’y réchauffe un moment : il adhère au parti communiste, suit Che Guevara en Bolivie, y est incarcéré, puis rencontre Salvador Allende et Pablo Neruda au Chili – où il réside en 1971-1972. Rentré en France, il se fait historien des idéologies et fonde, en 1996, les Cahiers de médiologie, puis la revue Médium en 2005. Il concentre ses recherches sur la fonction du religieux dans la constitution des communautés politiques, avec Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux (Gallimard, 1981) et Le Feu sacré : fonction du religieux (Fayard, 2003). Il montre qu’il n’y a pas de groupe social sans une transcendance et une croyance. D’après les principes de la médiologie, le support de transmission des messages (le codex biblique, l’imprimerie, Internet) permet d’étudier comment une idée abstraite (religieuse, artistique, politique) devient une force matérielle, ayant un impact social.

La Terre sainte

Le rapport à la Terre sainte me paraît différent pour les juifs et les chrétiens. Dans le judaïsme, la terre donnée aux patriarches est une terre à travailler ; il faut qu’un peuple en vive, qu’il y croisse et s’y multiplie. Elle est une médiation active, alors qu’elle est contemplative chez le chrétien. Le judaïsme accroche à son histoire sainte une géographie sacrée, tracée par Dieu. Le christianisme est une religion universelle, qui n’est pas faite pour l’enracinement ; il est une protestation contre le lieu, auquel il oppose le souffle de l’Esprit. Le lieu n’est qu’un support de mémoire, un tremplin spirituel. D’ailleurs, l’expression « Terre sainte » n’existe pas dans les Évangiles. Elle naît au IVe siècle, lorsque commencent sanctuaires et pèlerinages. C’est alors l’invention de la Terre sainte – notion élastique, puisque certains lieux saints bougent au gré des pèlerinages ; c’est le pèlerin qui fait le lieu. En fait, les chrétiens se sont eux aussi heurtés aux nécessités sacrales, qui obligent à avoir un invariant géographique, un point fixe avec une enceinte autour.

Une guerre de religion ?

Le religieux n’est pas à la racine du conflit israélo-palestinien, puisqu’il n’existait pas avant 1967 et la conquête de Jérusalem. Au départ, le sionisme était une révolte contre Dieu et contre les rabbins, un mouvement volontariste et socialiste. La plupart des religieux juifs orthodoxes étaient contre la création de l’État, puisque cela revenait à supplanter la volonté de Dieu. Au temps de Ben Gourion, à la fin des années 1940, il s’agissait d’un conflit entre un État et un mouvement national en formation. Mais, à partir du moment où un problème politique ne peut être résolu politiquement, il revêt un habit religieux. Le religieux est une compensation, l’ultime recours quand la rationalité politique, le calcul des intérêts patine ou échoue.

Cet habit religieux n’est pas de l’ordre du déguisement, il refait le monde politique à sa façon : en radicalisant le conflit, en rendant impossible la négociation. Car le sacré ne se partage pas, il ne peut être l’objet d’aucune transaction. En se légitimant par le biais d’une religion, cette guerre fait plus que produire un alibi : elle bascule dans un autre monde. D’autant que la religion est un phénomène transnational. Depuis une dizaine d’années, une guerre de libération nationale est en train d’être remplacée par une guerre de religion. La première Intifada est laïque et politique ; la deuxième s’appelle Intifada d’Al-Aqsa ; elle naît sur le mont du Temple 1. Du même coup, les méthodes de lutte changent : d’un côté, vous avez des enfants qui lancent des pierres, on tire sur des occupants, des soldats ; de l’autre, vous avez des human bombs.

Le retour du religieux

Le retour du religieux, pour autant que je puisse en juger, s’est opéré différemment de part et d’autre. Du côté d’Israël, même s’il y a des juifs agnostiques, le marqueur identitaire fondamental est l’histoire religieuse : cette unicité de Dieu qui fait qu’il y a un peuple juif, avec l’idée de l’élection et de la terre donnée. La découverte de Jérusalem en 1967 et la nécessité d’unifier le melting-pot israélien ont provoqué la lente remontée d’un inconscient collectif. Peu à peu, Israël en tant qu’État a cédé la place à Israël en tant que terre. Dès lors, ceux qui veulent reconquérir la terre, les colons, deviennent le fer de lance de l’affirmation identitaire. Même si c’est une minorité, c’est une minorité de blocage, parce qu’elle a rapport avec le cœur de l’identité collective. C’est un chantage à l’origine auquel un juif laïc a du mal à répondre. Parce qu’on lui demande aussitôt : « Qu’est-ce qui fait que tu es juif ? Tu es progressiste, tu es agnostique, mais pourquoi es-tu venu ici, sinon parce qu’il y a un texte, une sacralité ? » Le peuple juif n’a pas construit son État en Ouganda ou au Canada, mais en Israël ; les rabbins sont des fonctionnaires et les parachutistes israéliens ont la Bible dans leur sac. On ne peut pas dire pour autant qu’Israël est une théocratie, ce n’est pas la halakha 2 qui gouverne, mais c’est un État religieux malgré lui. De l’autre côté, vous aviez un mouvement national qui était également laïc : l’OLP. Mais dès lors que l’État palestinien ne réussit pas à se former, vous avez un retour à ce qu’il y a de plus résistant : ce noyau identitaire islamique, qui devient d’autant plus fort que l’OLP a choisi de « collaborer » avec l’occupant. Le Hamas naît du constat d’un échec : la défaite de la carte séculière, politique, jouée par le Fatah. Des deux côtés, la cause nationale est donc passée du côté des religieux.

Les Arabes chrétiens

La tragédie de l’Arabe chrétien, c’est qu’il n’y a pas plus arabe qu’un chrétien au regard de l’histoire. Or, aujourd’hui, il ne semble pas y avoir moins arabe que lui. Les Arabes chrétiens étaient là avant l’arrivée de l’islam. Ce sont les vrais autochtones. Ils ont vu venir les musulmans comme une sorte d’hérésie chrétienne bizarre, au VIIe siècle ; et maintenant, ils sont pris pour des étrangers. Ils se retrouvent dans une situation de porte-à-faux tragique, considérés comme des représentants de l’Occident, alors que c’est l’Occident chrétien qui dérive de ce qu’ils ont été aux premiers siècles. Nous sommes leurs descendants. Pris entre le sionisme et l’islamisme, les Arabes chrétiens gardent une mémoire que plus personne ne revendique : ce temps où Jérusalem était -jordanien, puis ottoman. Ils sont un témoin de l’histoire, comme on met un témoin dans un mur pour voir si une faille s’élargit. Aujourd’hui, ils sont en train d’être éjectés. Alors qu’ils sont les plus diplômés, les chrétiens palestiniens partent, car ils ne -trouvent pas de travail et sont mal vus de tous.

Le sacre des murs

Je suis revenu de mon voyage en Terre sainte avec le sentiment que le fossé entre le religieux et le spirituel était beaucoup plus grand que je ne pensais. Le spirituel, c’est un phénomène individuel d’intériorité. Le religieux, c’est le groupe, l’organisation d’un espace et d’une temporalité ; et il n’y a rien de plus dans le religieux que dans la structuration du politique. La religion est affaire d’organisation, de territoires, de gestes, de hiérarchies. Or je suis frappé de voir à quel point l’organisation d’une identité collective l’emporte sur la recherche théologique et la méditation. On s’imagine l’Orient comme un berceau de spiritualités effervescentes, c’est plutôt une juxtaposition de citadelles. Cela me conforte dans l’idée que le sacré, c’est ce qui ferme et non pas ce qui ouvre. Un ensemble ne peut se clore à partir de ses seuls éléments, il lui faut pour cela un point de transcendance – sans donner à ce mot un sens mystique. Donc, là où il y a du sacré, il y a de la frontière, et là où il y a de la frontière, il y a du sacré. Plus sainte sera une terre, plus elle sera barricadée. Contrairement à tout ce qui a été dit dans l’orthodoxie libérale ou marxiste du XXe siècle, le mur appelle la brèche, et la brèche appelle le mur. Même si on fait tout pour ne pas le voir, la Terre sainte nous y oblige ; vous y arrivez avec un principe de plaisir, qui est celui d’une échappée vers un au-delà, et vous découvrez le principe de réalité du religieux, qui stipule une clôture. Comme nous vivons en Occident dans l’idéal du « sans-frontières », nous sommes déroutés par cela. Penser la frontière est aujourd’hui la tâche philosophique numéro un.

Un miroir de l’humanité

Avant-poste de l’Occident en Orient et coin d’Orient enfoncé dans la chair de l’Occident, cette terre est le miroir de l’humanité. Mais il y a un hiatus entre l’exiguïté du miroir et l’arc immense de ses reflets dans le monde. La Terre sainte nous embête, parce que ce sont nos origines qui nous sautent à la figure. Dans ce conflit, vous êtes mis face aux conditions élémentaires, sauvages, de l’existence collective. Il y a de l’identité, il y a de la frontière, il y a du transcendant, il y a de la peur. À partir du XVIIIe siècle, on a pensé que le religieux n’était pas l’expression de la structuration de tout groupe humain, mais qu’il se passait simplement dans la tête des hommes – c’est l’idéologie chez Marx. Aujourd’hui, on découvre que le religieux n’est pas de l’ordre de la superstructure mais de l’infrastructure ; surtout dans cette région du Proche-Orient où l’économique ne détermine pas.

À mon sens, le rêve sioniste s’est avéré une utopie, car il a voulu échapper à la réalité du religieux. Cette dénégation du religieux a été extraordinaire aux XIXe et XXe siècles ; mais quand vous êtes confrontés à ce qui fait votre être, quand vous êtes au contact de cette terre, que vous lisez la Bible, le messianisme vous reprend de l’intérieur. Vous ne pouvez plus traiter le religieux comme un folklore extérieur, correspondant à l’enfance de l’humanité. Ça ne marche pas. Les racines sont en train de remonter. C’est pourquoi la Terre sainte est embarrassante pour le progressiste bon teint. Voir le Hamas se saisir du drapeau national, ce n’était pas prévu ; voir les orthodoxes juifs manifester devant la Knesset et intimider les laïcs, ce n’était pas non plus prévu. Ce qui était supposé être du passé, on le retrouve devant. La Terre sainte, c’est la terre humaine tout court, mise à nu. Ne pas se réjouir, ne pas pleurer : regarder en face et tenter de comprendre.

Retour aux sources

À l’origine du livre, Un candide en Terre sainte (Gallimard, 2008), un rapport et une mission commandée par le président Jacques Chirac sur les « coexistences ethno-religieuses au Proche-Orient ». Interrompu par la fin du mandat présidentiel, le projet laissait derrière lui suffisamment d’impressions et de réflexions pour nourrir un livre à la forme plus libre, délesté de la prudence sévère des rapports officiels. Carnet d’un voyage qui mit ses pas dans ceux supposés de Jésus, l’ouvrage visite les « bas-côtés des Hauts Lieux », cherchant à comprendre ce que croient et vivent chrétiens, juifs et musulmans au cœur du cauchemar politico-religieux du Proche-Orient. Israël, Palestine, Syrie et surtout Jérusalem : chaque lieu est l’occasion de méditer sur le devenir politique et géographique du monothéisme à l’endroit où il est né ; sans se départir de la position du « candide », ne lisant ni l’hébreu ni l’arabe, mais se réclamant d’une discipline nomade : la médiologie.

Propos recueillis par Philippe Chevallier

Docteur en philosophie de l’université Paris-Est, diplômé en théologie, il travaille à la Bibliothèque nationale de France. Il a publié sa thèse, Michel Foucault et le christianisme (ENS Éditions, 2011), et codirigé le Dictionnaire de la pensée du cinéma (PUF, 2012). On lui doit aussi un bel essai sur Kierkegaard, Être soi (François Bourin Éditeur, 2011).

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