La suspension de mon carnet Russeurope par Hypotheses.org a légitimement choqué. J’en veux pour preuve le succès de la pétition à laquelle se sont associés des universitaires reconnus. Mais, cette suspension suscite aussi de légitimes questions auxquelles il me faut répondre.

Pourquoi se battre pour le réouverture de Russeurope ?

Russeurope fut ouvert sur le portail Hypotheses.org en septembre 2012, après que j’ai été démarché par des personnes travaillant pour ce portail. Il était d’une grande facilité d’utilisation, et en un sens lié, même si très indirectement et symboliquement, à l’EHESS (mon institution) et à la FMSH. J’ai signalé dès l’ouverture que, outre des articles théoriques, des billets servant à tester des hypothèses de travail, je comptais publier aussi des textes plus politiques et polémiques. Ce fut accepté, mais hélas sans trace écrite. Je pensais avoir affaire à des personnes « décentes » au sens ou Orwell parle de « common decency ». J’avoue que j’ai probablement eu tort, du moins pour certaines.

Les responsables m’ont fait connaître, de diverses manières, la satisfaction qu’ils avaient à voir le nombre de connexion sur mon carnet progresser rapidement, de mois en mois.

Alors, oui, je considère Hypotheses.org comme un bon outil, une remarquable plate-forme. Je pensais pouvoir bénéficier de l’équivalent de ce que l’on appelle les « franchises universitaires » sur ce carnet. Il semble que je me sois, là aussi, trompé. Mais, l’iniquité de la mesure qui me frappe est une raison supplémentaire pour vouloir justement voir mon carnet ré-ouvert. De plus, je suis fondé à penser qu’Hypotheses.org constitue une délégation de service public. Dès lors, mon éviction prend un sens symbolique très fort, pour l’ensemble des chercheurs, qu’ils partagent ou non mes idées et mes positions.

La science et la politique

On le sait, le grief principal qui m’est fait est d’avoir publié des textes qui seraient purement politiques sans aucun aspect de recherche. D’une part, cela part de l’hypothèse, difficile à soutenir, que textes scientifiques et textes politiques pourraient être clairement séparés. En réalité, c’est une impossibilité dans les sciences sociales. Ensuite, je peux montrer que TOUS mes textes que l’on veut faire passer pour des tribunes partisanes sont tous complètement insérés dans mes travaux de recherche. Enfin, prétendre qu’il y aurait eu un « changement de ligne » est un mensonge complet.

Dès septembre 2012, j’ai publié des textes que l’on rangerait aujourd’hui dans la catégorie de polémiques, même si pour moi ce sont de simples textes politiques. Ainsi, sur les 14 notes publiées en septembre 2012, pas moins de 4 entraient dans cette catégorie. En octobre 2012, mois dans lequel j’ai publié 13 notes, ce sont cette fois 6 notes que l’on peut considérer comme « politiques ». On voit que les responsables d’Open Edition et d’Hypotheses.org ne peuvent nullement plaider un « changement de ligne » survenu depuis ces derniers mois dans le carnet. S’ils étaient gênés, ils auraient dû protester dès novembre 2012. Par ailleurs rien que cette expression est déjà étrange. Car, cette expression s’applique à un parti, ou au moins à une organisation, qui est susceptible de « changer de ligne ». Serais-je donc devenu un parti politique à moi tout seul ?

On voit où l’argument se ridiculise lui-même, comme un grand, et sans qu’il soit besoin d’y revenir.

Qu’en est-il de la liberté des universitaires ?

Le portail Hypotheses.org a été développé par le Centre pour une édition électronique ouverte (Cléo), un centre qui est lui-même placé sous la quadruple tutelle du CNRS, de l’Université d’Aix Marseille, de l’Université d’Avignon et de l’EHESS. Nous sommes donc bien au cœur de l’Université.

Or, il faut savoir que les libertés des universitaires ont été bien précisées par différentes lois. On peut ainsi citer l‘article L 952-2 du code de l’éducation, issu lui-même de l’article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, et qui dit très précisément : “les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité[1]. Les chercheurs sont ainsi traités de la même manière que les enseignants chercheurs, professeurs et maîtres de conférence. Un Directeur d’études à l’EHESS est, de plus, assimilé à un professeur des universités. Leur liberté est donc entière, dans le respect de la loi qui réprime la diffamation, dans l’enseignement, dans l’activité de recherche et dans les médias qui permettent de la faire connaître. Ces principes ont été rappelés par diverses juridictions, allant de la Cour Européenne des Droit de l’Homme (CEDH) au Conseil Constitutionnel. On peut ainsi citer l’arrêt du CEDH du 27 mai 2014 n°346/04 et 39779/04) mais la jurisprudence du Conseil Constitutionnel français (CC n° 83-165 DC du 20 janvier 1984 et n° 94-355 du 10 janvier1995) ou encore l’article L.111-1/al. 4 du Code de la propriété intellectuelle qui fait dérogation, pour les universitaires, au statut général de la fonction publique. Par ailleurs, on peut encore citer l’article L.411-3 du code de la recherche qui protège l’autonomie de la démarche scientifique ainsi que les articles L.123-9, L.141-6, L.952-2 du code de l’éducation qui rappellent une norme d’indépendance et de liberté d’expression des enseignants, chercheurs et enseignants-chercheurs[2].

Il est aujourd’hui clair que ces principes n’ont pas été respectés par Hypotheses.org et par OpenEdition

Une plateforme indépendante est-elle liée par les règles de l’Etat ?

Il semble que les responsables d’Hypotheses.org et d’OpenEdition ont tellement conscience d’avoir ici franchi une ligne rouge qu’ils argumentent aujourd’hui, sur divers blogs, de la manière suivante : Hypothèses.org n’est pas une instance universitaire, mais une institution originale, indépendante, de droit privé. Elle peut parfaitement se doter d’un règlement intérieur particulier et si l’un de ses membres y contrevient prendre des mesures contre lui. Notons ici que j’étais loin d’être le seul à publier des article dits « politiques » sur Hypotheses.org. On trouvera ici une liste non exhaustive[3]. Dès lors se pose une autre question, celle de l’inégalité de traitement. Or, cette question relève, elle, du droit commun et non de la sphère du droit public. Rien que pour cela, les responsables d’Hypotheses.org et d’OpenEdition ont commis une faute grave.

Mais, revenons à l’argument qui prétend qu’Hypothèses est une plate-forme privée, donc qu’elle ne serait pas concernée par le droit de l’administration et de l’éducation nationale.

Fort bien ; mais, ce qu’oublient ces responsables, c’est qu’Hypotheses.org fonctionne en réalité dans un régime que l’on peut assimiler à celui d’une délégation de service public[4]. Car, nul ne contestera que le travail fait par ce portail correspond bien à un service public. Dès lors, il apparaît pour le moins étrange que cette plate-forme ne se sente pas concernée par les règles et la jurisprudence du service public. Il n’en aurait pas été de même si Hypothèses.org avait été un service payant. Mais, la gratuité du service offert, son lien avec des centres de recherches et le financement public d’Hypotheses.org, renforce la parenté avec la délégation de service public. On peut ici remarquer au parallèle avec certaines associations sportives qui reçoivent, conformément à l’article L.131-14 du code du sport, une délégation de mission de service public.

Par ailleurs, des principes généraux, comme ceux énoncés dans les arrêts du Conseil Constitutionnel et de la CEDH s’appliquent normalement à TOUT acteur de droit français. Ils s’appliquent alors évidemment à Hypotheses.org, et ils semblent bien qu’ils aient été violés dans mon cas.

C’est pour l’ensemble de ces raisons que j’appelle à signer et à faire signer la pétition qui circule actuellement ici

Notes

[1] Je remercie Roseline Letteron pour cette citation. Voir : http://libertescheries.blogspot.fr/2017/09/menace-sur-la-pensee-libre-le-blog-de.html

[2] Pour plus de précision on se reportera au blog de Jérôme Valluy « Bâillonner les universitaires », publié le 8 octobre 2017, https://blogs.mediapart.fr/jerome-valluy/blog/081017/baillonner-les-universitaires

[3] Par exemple :

https://brexit.hypotheses.org/804

« Victor Orban a ainsi émis de fortes réserves sur les qualités du chef de l’État français. Ce dernier ne doit, toutefois, pas trop s’inquiéter d’une telle appréciation étant donné la qualité de la personne qui l’a formulée… »

https://brexit.hypotheses.org/760

(à propos des élections parlementaires de 2017 au RU)

« Les discussions sur le Brexit en seront retardées d’autant. Finalement, il aurait fallu que ces élections interviennent bien plus tôt, immédiatement après le référendum de juin 2016 ainsi que nous le soutenions dans d’autres publications. Trop heureuse d’accéder à son graal politique, Mme May avait rapidement écarté cette option. Décidément, she’s not the right person at the right moment.” »

https://brexit.hypotheses.org/632

« La présence de M. Macron au second tour de l’élection présidentielle française face à Mme Le Pen est une bonne nouvelle pour le débat politique, car il contribue à replacer en son cœur la question de l’avenir de l’Union européenne »

“Il est vrai qu’une victoire d’un candidat dont l’avenir politique de l’Europe corrélée à la relance indispensable du couple franco-allemand est une ligne de force du programme, serait un événement majeur – et dès lors que les promesses électorales se traduiront en actions concrètes. Il sera aussi indispensable que le mouvement En Marche ! bénéficie d’une majorité ou d’un soutien parlementaire pour défendre efficacement son projet européen. »

https://politbistro.hypotheses.org/3663

(suite à l’élection de Trump)

« Plus de commentaires sur l’élection elle-même dans quelques jours, une fois que j’aurai complètement absorbé l’idée que cette voix insupportable qui sort de mes enceintes pour appeler à la déportation en masse de populations civiles et à la prolifération d’armements atomiques est celle du commandant en chef de la plus importante force armée mondiale. […]Le personnage est affligeant, l’événement est traumatique, le processus est spectaculaire, et les causes sont inquiétantes. »

http://wieviorka.hypotheses.org/803

« Les Français sont pessimistes, ce souffle d’air frais consécutif à l’élection d’Emmanuel Macron peut avoir un impact sur le moral de la collectivité, nous redonner de la fierté. »

« Quand on écoute les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, on sent de la rage, de la colère, de la frustration, qui celle là n’est pas relative ! S’il n’y pas de réponse à toutes ces attentes, pas de traitement politique, la violence en est l’horizon. »

[4] Lombard M.et G. Dumont, Droit administratif, Dalloz, 8e édition,

 

 réponses à [Russeurope en Exil] Les questions et la pétition, par Jacques Sapir

Commentaire recommandé
basile Le 11 octobre 2017 
 
 

Je comprends pourquoi ces auteurs, Aurélien Antoine et Michel Wieviorka, sont choyés, et que Sacques Sapir perturbe la machine. Ils sont en plein dans la ligne des média grand public.

Dans leur ton, leurs mots, leur humanisme doucereux non violent de bons pères de famille qui « savent », ils sont du même tonneau que tous ces spécialistes des plateaux télés qui diffusent la bonne parole. Que dis-je, la messe.

Un blog qui s’appelle Russ…., c’est déjà suspect. Il suffit de constater comme même chez nos proches amis, même dans notre famille, la propagande anti russe a fait son oeuvre. « Il faut une armée européenne pour contenir la Russie, blablabla »