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Notre dernière Fête de la Fédération a réveillé un certain sacré républicain. C’est heureux. Il se trouve que ce sacré, pour beaucoup de gens de par le monde, est sacrilège. C’est malheureux.
Commençons par notre bonheur – celui d’une communion laïque. Ce sacré retrouvé n’a pas été avoué, mais vécu dans l’émotion fusionnelle qui est son signe distinctif. Le mot aurait sans doute fait hurler les joyeux drilles de Charlie Hebdo. Il fait peur à une classe dirigeante aux vues courtes qui s’interdit de le prononcer parce qu’elle assimile, avec un esprit faussement positif (quand l’illustre inconnu appelé Auguste Comte a tout dit sur cette affaire), sacralité à bondieuserie, autorité à oppression et transcendant à surnaturel. Aussi arrive-t-il aux incroyants de faire du sacré comme Monsieur Jourdain de la prose et c’est tant mieux. Il est à son meilleur à l’état sauvage, sans prendre la pose, sans uniforme, barrette ou col dur.
Agglutinant, transcendant, hors-marché, indérogeable et insécable : pas un seul de ses paramètres qui n’ait éclaté à l’œil nu dans cette semaine, non de juillet 1790, mais de janvier 2015, nous rappelant à quel point son émergence, séculière épiphanie, constitue un invariant de l’histoire des collectifs. Le sacré n’est pas une substance transcendante qui nous tombe du ciel. C’est nous, au ras des pâquerettes, qui l’inventons et le réinventons en tant que de besoin quand les coutures craquent et qu’il y a panique à bord. C’est le réflexe vital d’une âme collective en manque d’esprit de corps.
Ainsi, dans le vide symbolique creusé par le culte du chiffre, l’assassinat sur son lieu de réunion d’une rédaction symbolisant plus que d’autres le génie national (ou l’une de ses plus notoires composantes) a déclenché le salubre ressourcement. Un dedans agressé du dehors se tourne instinctivement vers son au-dessus ou son en deçà. Ces réveils en sursaut gonflent de joie les autochtones – « le sacré, ça créé », comme dit Robert Damien, lacanien méconnu – et d’inquiétude les allogènes derrière la porte. Non sans motif. Une refondation du nous a par nature un caractère belliqueux : le eux d’en face n’aura qu’à bien se tenir. Le choc mobilisateur suscite une envie de guerre, à la fois pour exorciser la peur et remembrer ce qui menaçait de partir en morceaux.
Guerre à Saddam Hussein, guerre au Calife. Au terrorisme, aux barbares, à la cinquième colonne. Tous sur le pont. Ainsi, à une même commande intime, chaque société apporte une réponse conforme au gène fondateur qu’elle tient de son histoire. Après le 11 septembre, les démocrates nord-américains resserrent la toile en remplissant les temples et les églises ou par des prières collectives dans la rue : retour aux sources théologiques d’un peuple élu par sa manifest Destiny. Après le 7 janvier, les républicains français ressortent Voltaire, la gaudriole et la Bastille, se requinquent aux pieds de la statue de la République, Liberté, Égalité, Fraternité : retour aux sources idéologiques d’un peuple qui s’est coupé de Dieu en coupant la tête au Roi. De chacun selon ses capacités, à chacun selon son point d’accroche.
D’où vient le problème ? D’un grand fédérateur qui est aussi un grand diviseur. Il nous faut partager un dedans qui nous coupe largement du dehors. Cinq millions d’enthousiastes contre un milliard de réfractaires.
Côté mise en scène, des paradoxes ostensibles. Inutile d’y revenir. L’ami Bernard Maris, qui ne supportait plus l’européisme et souhaitait que la France sorte de l’euro, n’a sans doute pas pu garder son sérieux, là-haut, en voyant M. Junker et les têtes molles de l’establishment bruxellois défiler derrière son nom. Des criminels de guerre venant à Paris condamner un acte de guerre (ils font mille fois mieux à leurs frontières) ; des pétromonarques infligeant mille coups de fouet à un blasphémateur et venant prôner la tolérance ; des CRS ex-SS acclamés par les petits-enfants de Mai 68 ; des mal-pensants se jetant dans les bras des bien-pensants ; des autorités religieuses portant le deuil des bouffeurs de curés, d’imams et de rabbins ; des déboulonnés à genoux devant leurs déboulonneurs et l’hebdo libertaire promu journal officiel. Ces facéties une fois rappelées, allons au vif du sujet.
Qu’est-ce qu’une chose sacrée ? Une chose dont on ne peut pas rire. Qu’avons-nous sacralisé, confusément, à l’emporte-pièce ? L’idée qu’on peut rire de toute chose. Sauf des rieurs, bien entendu, surtout quand la mort les a plus qu’héroïsés : sacralisés. Aussi avons-nous dû, passée l’émotion où le « Je suis Charlie » jaillissait spontanément, histoire de soigner notre maladie identitaire, psalmodier le mantra de ralliement face à des journalistes à qui les on ne la fait pas pour les assurer qu’on était vraiment du bon côté, liberté ou religion, répétez s’il vous plaît – [Il y a deux espèces de journalistes : les gentils, qui vous tendent une perche pour que vous ne ratiez pas le train de l'histoire, et les méchants qui vous incitent au pire pour vous faire tomber du train.]
Presse, radios, télés ont fait flotter un moment dans le pays, relayés par le gouvernement qui les relayait (la boucle classique), une suspicion généralisée, certains lançant une chasse aux traîtres équivoques ou déclarés. Apparition d’un maccarthysme démocratique. L’intolérant prêchant la tolérance, c’est comme le pas de liberté pour les ennemis de la liberté : un grand classique. On est blasé. Plus embêtant semble la bonne conscience conférée par l’inconscience.
Le différentiel des regards
Il n’est pas anormal que l’inconscient religieux qui structure les communautés politiques [voir ma Critique de la raison politique ou l'Inconscient religieux, Gallimard, 1981], échappe à la claire conscience d’une démocratie laïque qui s’imagine avoir renoncé à toute pollution ou pulsion « religieuse » parce qu’elle donne à ce mot l’acception cléricale, institutionnelle et monothéiste qui nous aveugle au surgissement du sacré. De fortes têtes sans Dieu ni maître qui récusent les religions établies – et même toute espèce de religion – n’en restent pas moins capables d’un recueillement dont la manifestation, aux yeux du simple observateur, ne diffère nullement de celui des croyants. On ne connaît pas de civilisation, fût-elle officiellement athée, et surtout quand elle l’est, qui n’ait son point de sacralité (l’Union Soviétique ayant poussé le hiératisme aux dernières extrémités).
Charlie Hebdo s’interdit, bien heureusement, le nez crochu et l’accent yiddish. L’esprit Charlie a le mauvais goût très sûr, il respecte la sacralité d’Auschwitz en soutenant qu’il est interdit d’interdire. Chacun trouve intolérable ou ridicule le sacré de son voisin sans prendre garde au sien propre, qui va de soi. Nous tenons, par exemple, pour licite l’injure faite aux Prophètes et illicite l’injure faite aux croyants, condamnée chez nous par la loi. Il est un autre univers où c’est l’inverse. L’intégriste musulman s’interdit d’offenser Moïse ou le Christ, mais injurie allégrement les Juifs et les Chrétiens. Si on était plus raisonnable, je veux dire mieux informé de la déraison politique, on ne devrait parler que de l’économie du sacré, comment il se distribue ici ou là, par quels mots et gestes, avec quelle échelle d’intensités (il y a du plus et du moins et l’échelle est mobile). L’ignorance entretient les malentendus. Tenter d’éclaircir ces zones d’ombre sert la cause de la paix. C’est à quoi aurait pu servir, notamment, l’enseignement du fait religieux dans toutes les écoles de France.
La guerre des images n’est pas nouvelle. Elle a exacerbé notre XVIe siècle et la guerre de religions entre catholiques et protestants, où la bataille des caricatures a fait rage de part et d’autre. Elle revient en force, mais décuplée par l’immédiateté et l’ubiquité numérique. L’actualité est devenue une immense accumulation d’images. Sans elles, il n’y a plus d’histoires à raconter et donc plus d’intérêt. Un blanc. La preuve : dix-sept morts en France, couverts d’images, live et différé, c’est « une tragédie historique » (Le Point), un carnage de portée mondiale ; le même jour, dix-sept morts au Nigeria, une petite nigériane s’étant fait exploser dans la foule, c’est un mince entrefilet en page 21. Ne parlons pas des deux cent mille morts du Congo, ni du génocide d’hier au Guatemala. Pas vu, pas pris. La vieille loi du mort-kilomètre doit céder la place à celle du mort-image.
Nos djihadistes de banlieue, étrangers à la lecture, y compris du Coran, obsédés de selfies avantageux, vivent dans le monde des vidéos et de YouTube. Nous aussi, en un sens. Le buzz est devenu iconique, non discursif, et encore moins dialectique. Le passage de la graphosphère à la vidéosphère fait d’un joli dessin, une grenade dans la foule et une jolie phrase, un petit caillou dans l’eau. « Porter la plume dans la plaie », comme le disait le vieil Albert Londres ? Non, c’est le feutre qui fait mal.
La transmission numérique instantanée aux quatre coins du globe d’un dessin à charge, et qui n’a pas besoin de traduction, met le « cartooning » en première ligne des conflits de civilisation, dans les troupes de choc, bien en avant des réservistes de l’écrit, trop lents à la détente et longs à digérer, trop compliqués d’accès pour faire flash et boum dans le quart d’heure, surtout là où domine l’illettrisme. Le choc en retour est d’autant moins prévisible que les regards ne sont pas de même nature selon les latitudes. Une image, pour nous, représente ; il y a du jeu entre elle et la chose, et elle est jeu elle-même. C’est le regard esthétique, le nôtre, qui n’apparaît en Europe qu’au Quattrocento. Pour d’autres, l’image présente. Et donc déstabilise ou agresse. En particulier, dans le monde islamique, qui a commencé par la Renaissance et s’est poursuivi par le Moyen Âge, quand le monde chrétien, plus chanceux, a fait l’inverse.
Ce regard naïvement affectif, ultra-susceptible, effaré, effarant, cultuel et non culturel, c’est notre lointain passé. Ailleurs, c’est le présent. Et le drame de l’image instantanée c’est d’effacer à la fois l’histoire et la géographie de ceux qui les émettent comme de ceux qui les reçoivent ; c’est d’effacer le différentiel des regards et de nous faire croire que nous vivons tous à la même époque parce que nous évoluons dans un même espace. Comme s’il n’y avait pas des stades de développement et six siècles d’écart entre l’hégire et le calendrier grégorien, comme si le XXIe siècle ne côtoyait pas en beaucoup d’endroits le XVe, comme si la charia et l’ordinateur ne pouvaient cohabiter (l’un appelant souvent l’autre). Une même horloge, deux temporalités. Une même planète, deux chronologies. « Voici l’ère des hommes doubles », lançait Aragon-Belmondo dans Pierrot le Fou. Ajoutons : et d’un village global en petits morceaux. Ce qui change la donne du commerce des esprits et des images.
Caricatures de Mahomet, décapitations en direct. Aucun rapport entre une ironie et une horreur, entre de l’encre et du sang, sauf l’efficacité symbolique.
On ne sait pas si les dessinateurs danois ont pensé aux effets qu’auraient leurs dessins à cinq mille kilomètres de distance. On peut être sûr en revanche que les communicants de Daech savaient ce que déclencherait le film de leurs boucheries : l’intervention militaire américaine, évidemment dans leur intérêt. Avoir pour ennemi déclaré « l’Amérique », acolytes européens compris, c’est ce que peut rêver de mieux un insurgé, un terroriste, dans cette région du monde.
Opération réussie : manque encore l’envoi de troupes au sol, mais pour le reste, la « coalition internationale » a fait ce qu’elle devait, pour tomber dans le panneau.
Guerres asymétriques
La publication (longtemps retardée) de la photo du massacre de My Laï, en mars 1968, a déclenché aux États-Unis les premières grandes manifestations anti-guerre. Retrait massif d’assentiment. Le Pentagone avait rapporté cent soldats communistes au tapis ; le photographe placé là pour célébrer l’héroïsme des boys avait fait, lui aussi, son travail. C’était en fait plus de trois cents civils, femmes, enfants et vieillards abattus, amoncelés sur une route. Les moyens de propagande se sont alors retournés contre la finalité de cette propagande. D’où les précautions prises depuis, journalistes et cameramen embedded. Chacun sait que la première victime d’une guerre est la vérité. Des images conçues pour encenser et légitimer la guerre ont fini par précipiter la paix. Ambivalence, réversibilité. De même des images conçues par des gentils pour détendre l’atmosphère peuvent déboucher sur de méchantes guerres.
Point d’images, point d’opinion. Indifférence, distraction, obéissance. C’est l’avantage des opérations aériennes et furtives : les « dégâts collatéraux » restent invisibles, et s’il y a prises de vues, elles sont air-sol et non sol-air, puis soigneusement filtrées. Pour qui n’est pas devant son écran opérationnel, au fin fond de l’Arizona, les drones frappent sans retour d’image, en catimini. Tant pis pour les participants à la noce de mariage ou les enfants rentrant de l’école tout à côté de la cible ou à sa place. Ces non-vus ne feront jamais des victimes dignes de compassion et de solidarité. L’émotion – colère, deuil, soif de vengeance – fermentera sur place, c’est du moins ce qu’on espère. Ces sentiments invisibles ne vont pourtant pas sans retombées voyantes. Le non-vu réagit à distance et en différé.
Asymétrie du révoltant, asymétrie des soucis.
Incohérence. On défend le pluralisme et traque le fanatisme à l’intérieur, mais on ruine le pluralisme et étend le fanatisme à l’extérieur. Destruction des États centraux, ensauvagement des sociétés, soulèvements tribaux, haines communautaires, expulsions et massacres des chrétiens d’Orient suite aux croisades d’une hyper puissance chrétienne. Dans cette partie du monde, les zones qu’on pourrait dire de « laïcité », toute relative qu’elle ait pu être, disparaissent l’une après l’autre avec notre aide active. Dans le contre-productif, difficile de faire mieux.
L’ère numérique oblige à « tout repenser ». En nous donnant le spectacle de ce qui change, l’histoire nous aide à discerner ce qui ne change pas. Et les lois fondamentales, qui président à la prise de corps d’un collectif peuvent se qualifier d’immuables. Il n’en reste pas moins qu’un changement de médiasphère oblige à modifier les modes d’administration de ce qui demeure et doit demeurer. La liberté d’expression – gardons la formule malgré tout ce qu’elle a d’abusif – fait partie des fondamentaux de la République, mais l’expression de cette liberté ne peut plus être ce qu’elle était du temps de Voltaire, des diligences et de la marine à voile, quand il y a une parabole à chaque balcon des tours et que chaque habitant du 9/3 a les antipodes au bout des doigts.
Plantu a ceci de différent avec Daumier, il est branché en direct sur la planète ; il est maître de ses émissions, non de sa réception ; il s’adresse à ses compatriotes du Monde à qui le siècle des Lumières et leur éducation permettent le deuxième degré. À Tunis, à Casa ou à Alger le premier degré a toutes les chances de primer, pour ne pas parler des contrées Yémen, Pakistan, Afghanistan où peu savent lire, mais où tous peuvent voir. Il n’y a plus de coupe-feu entre ici et là-bas. Les Occidentaux ont perdu leur périmètre de sécurité. Le dehors est dedans, le dedans est dehors. Il y a migration, donc intrication, donc friction, et il faut faire avec.
Nous partageons un appartement collectif où les cloisons sont minces et où on entend et voit ce qui se passe dans la pièce d’à-côté, mais sans un règlement de copropriété clairement établi. Chaque locataire a ses sanctuaires et le sacré n’est pas d’humeur partageuse. Voyez, en Inde, Ayodya, et en Palestine, Hébron : la cohabitation de nos intouchables respectifs, à touche-touche, est la chose la plus difficile du monde, névralgique et criminogène. Elle appelle une force d’interposition, étrangère aux parties en conflit, que les souverainetés nationales ne tolèrent que rarement (à Hébron, le Finlandais est mis sur la touche, et Ayodya, inexistant). À défaut de quoi on ne s’en sort que par des gentleman’s agreements.
Comme il y a une politesse minimale entre voisins de palier, qui rend la coexistence possible, un minimum de politesse s’impose entre civilisations juxtaposées et de plus en plus imbriquées. Ce qui ne va jamais sans efforts d’hypocrisie de part et d’autre, que ce soit dans une famille, un quartier, une entreprise ou un pays, pour éviter de lancer à la figure de l’autre ce qu’on pense réellement de lui, sinon c’est la guerre de tous contre tous. Qui dit citoyenneté, mondiale ou locale, sans penser civilité, mondiale ou locale, parle pour ne rien dire. Sinon le pire. Il ne s’agit pas, pour avoir la paix, d’éviter les émeutes et les assassinats, de baisser culotte devant l’obscurantisme majoritaire. Le mot de respect est détestable s’il veut dire intimidation et soumission à ceux qui pensent aller au paradis en nous égorgeant. Il est estimable si on le reconduit à son étymologie : respicere, y regarder à deux fois.
Plus généralement, civilité veut dire : réciprocité dans le respect ou plus trivialement échange de bons procédés. Dans la commission Stasi, je fus le premier à réclamer une loi, et non une simple directive, interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans nos enceintes scolaires (non à l’extérieur, bien sûr). Non par intolérance. Parce que l’espace scolaire est chez nous une enceinte à re-sacraliser, à placer hors société civile, comme une mosquée en pays musulman. Les athées enlèvent leurs chaussures au moment d’y pénétrer, les tenants du Très-Haut peuvent bien enlever leur voile, leur croix ou leur kippa en entrant dans nos écoles. Donnant-donnant. Nous respectons chez nous vos façons de faire, vous respectez chez nous les nôtres. Quoi qu’on puisse penser par ailleurs, dans son for privé.
La civilité en milieu numérique
Il n’est pas facile de faire refleurir une République laïque dans un monde chaque jour moins républicain qu’hier, où beaucoup qui se disaient Maghrébins se disent désormais Musulmans, où les Israéliens se disent Juifs et les Indiens, Hindous ; où s’effondre la barrière séparant le religieux du politique, celle qu’avaient clairement posée les fondateurs, en Égypte, Nasser, en Israël, Ben Gourion, en Turquie, Atatürk ou en Inde, Nehru ; où les moyens techniques de transparence gomment les frontières entre public et privé ; où les déplacements massifs de population du Sud au Nord et d’Est en Ouest introduisent les façons de penser du XVe siècle dans les métropoles du XIXe ; où les États perdent leur centralité et parfois même tout pouvoir (en Orient, sous les coups de l’Occident intrusif, en Occident, sous les coups d’une société civile tribalisée).
Il n’y a pas de laïcité là où il n’y a pas encore ou plus d’État. Son avènement a toujours été lié à la naissance ou renaissance d’une puissance publique. À vrai dire, on a eu tort d’en faire une abstraction amovible et baladeuse. D’un adjectif, on a fait indûment un substantif. L’adjectif requiert un sujet, le dépositaire de l’intérêt général. Supprimer ou diminuer ce dernier et vous verrez revenir une cohue de fanatiques. Le fondamentalisme marchand fait cercle avec son vis-à-vis, le fondamentalisme religieux.
Ne faisons pas de Charlie un héritier de Charlemagne par la main gauche, écrasant de son mépris et de son ignorance ceux qui sont au-delà du limes. Ce serait imprudent. Quatre millions de bons citoyens dans les rues de l’hexagone, justement fiers de l’être, et ne croyant plus que dans l’incroyance, c’est admirable, oui. Mais un milliard de croyants qui ne pensent pas comme nous, ce n’est pas à dédaigner. Et comment combattre avec succès ce qu’on ne s’est pas soucié de comprendre ? La question, je crois, réveille Mr. George Bush en pleine nuit, mais un peu tard.
Si l’estime de soi devient mépris des autres, le ressourcement, encellulement et la fierté, arrogance, on court au pire : « La maladie des cercles fermés », l’un des quinze maux de la Curie romaine pointés par le pape François. Puissent les soutiens inconditionnels d’une liberté d’expression, qui n’est jamais et nulle part inconditionnelle ni absolue – et moins encore en France, voir notre Code pénal qui aligne, pour ainsi dire, nos délits de liberté et ils sont nombreux –, sortir de l’hexagone et s’en aller traîner leurs basques sur d’autres Continents où règnent d’autres affectivités populaires. Le ressenti des autres ne saurait à aucun titre faire loi chez nous. La pudeur là-bas n’a pas à chasser la gaudriole ici, pas plus que le rapport au Prophète comme chef de famille et totem identitaire, notre relation décontractée, désamorcée, au bon Dieu comme option facultative, une parmi beaucoup d’autres.
On peut seulement se rappeler que lorsqu’un joueur insulte sa mère ou sa sœur, Zidane lui donne illico un coup de tête (fatal). Le pape argentin, non-violent mais Latin de naissance, le redisait dernièrement à des journalistes : « Si un grand ami dit du mal de ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing » (La Croix, 16 janvier 2015). En d’autres termes, le droit à l’insolence et au blasphème n’en fait pas un devoir à remplir n’importe où, n’importe quand ni envers n’importe qui. On peut réveiller sans écorcher, déranger sans humilier, dessiller sans viser au plexus.
C’est pourquoi Plantu, qui sait jusqu’où ne pas aller trop loin, doit être félicité quand il tempère son « il faut oser » par « il faut être responsable ». Fine tuning. Rire n’est pas ricaner. Encourageons-le à élaborer une pédagogie de l’humour, qui pourrait en faire une politesse, non du désespoir mais d’une espérance.
PS : Le passage auquel on ne cesse d’appeler d’une laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence – dont l’enseignement du religieux comme un fait objectif serait la meilleure démonstration – se heurte à une certaine incompétence ou inintelligence des autorités chargées de la faire respecter. Qu’une très belle et unanime célébration de notre République laïque se soit donné pour point d’orgue conclusif une cérémonie religieuse est assez étonnant, mais peut se comprendre dans le cadre de l’hommage aux victimes juives de la prise d’otages de Vincennes. La façon dont elle s’est déroulée, sur les écrans et au vu de tous, a de quoi laisser perplexe le plus sobre des Républicains.
Rappelons donc la règle protocolaire, inhérente à notre République que nous avons vu s’éclipser sur notre écran le soir d’un glorieux Dimanche. Le 11 janvier 2015.
Un Président dans ses fonctions ne porte pas plus une kippa dans une synagogue, la calotte des juifs pratiquants, qu’il ne tourne ses mains vers le ciel dans une mosquée ou qu’il se signe devant la croix dans une église. Il porte un simple chapeau, en signe de respect. C’est l’ancien président Sarkozy, le communautariste, qui a initié cette entorse démagogique et antirépublicaine (comme l’assistance au dîner du CRIF), entérinée par son successeur. Le général de Gaulle allait à la messe en privé sans photographe. L’a-t-on jamais vu communier ?
Un lieu de culte fait partie du territoire de la République française, dont le Président élu est l’autorité la plus élevée, et, à ce titre, toujours le dernier arrivé. Il est attendu, mais il n’attend pas. Encore moins dans la rue avec un signe religieux ostentatoire sur le crâne, poireautant après l’arrivée d’un chef de gouvernement étranger (qui le fait attendre et ne met, lui, son insigne qu’à l’intérieur de la synagogue). C’était au premier ministre Valls d’accueillir Bibi, et, ensuite, dans un deuxième temps, au président du Consistoire d’accueillir le Président.
Passons sur un drapeau d’État brandi au vu de tous dans un établissement religieux et la transformation d’une cérémonie supposée cultuelle en quasi meeting électoral, ce qu’interdit formellement la loi de séparation. Nous sommes un État de droit. C’est l’ambassade d’Israël, territoire israélien, qui aurait dû accueillir et célébrer le chef politique de ce pays.
On peut s’étonner qu’aucun commentateur attitré de ces manifestations – l’inculture laïque n’ayant d’égale que l’inculture religieuse de nos coryphées médiatiques – n’ait relevé cette inversion d’une norme séculaire. Ne parlons pas de nos ministres en fonction ignorant des contraintes propres à leur ministère. Le niveau professionnel est à la baisse, ce qui arrive partout où la vocation tourne au métier.
Ne rions pas du protocole. C’est une chose grave, où se joue l’essentiel.
Nous savons que toutes les images sont à interpréter, même s’il est toujours plus difficile de déconstruire un visuel qu’un discours. Celui-là aurait intérêt à ne pas tourner la difficulté. Il en irait pour la République de son image, au-dedans comme au-dehors.