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Le blog de Lucien PONS

Définir le salafisme comme une forme islamique de fondamentalisme religieux.

21 Février 2015 , Rédigé par lucien-pons Publié dans #La Laïcité, #Terrorisme, #Je suis Charlie?, #La France

On peut définir le salafisme comme une forme islamique de fondamentalisme religieux, dans la mesure où ses adeptes prônent l’application par les musulmans, qu’ils vivent ou non dans des pays à majorité musulmane, de ce qu’ils perçoivent comme les « fondements » de l’islam. Le terme renvoie aux « pieux ancêtres » (al-salaf al-ṣāli), proposés aux croyants comme des modèles à imiter : le Prophète, bien évidemment, mais aussi ses Compagnons et les quatre califes « bien guidés » qui lui succédèrent (les quatre premiers successeurs du Prophète à la tête de la communauté musulmane). Le salafisme représente un éventail de mouvements plus large que le seul islamisme politique, qu’il englobe. En effet, tandis que l’islamisme politique se donne pour objectif d’agir afin de prendre le pouvoir et de fonder un État « islamique », que ce soit ou non par des moyens légaux, certains salafistes dédaignent au contraire l’arène politique et concentrent leurs efforts sur le prosélytisme et l’action éducative.

L’obsession du retour à un passé mythique, celui des origines fondatrices, n’est pas caractéristique du seul islam. Dans tous les mouvements de réforme religieuse qui entendent lutter contre les « déviances » du temps présent au nom de l’application de principes religieux pensés comme invariables, elle alimente et cautionne une forme de contestation de l’ordre établi (social, politique, moral et culturel). Comme l’écrit le penseur Marcel Gauchet dans Le Désenchantement du monde : « La séparation temporelle du fondement, celle qui résulte de son assignation à un passé primordial » constitue l’un des principes de la religion. Au cœur du monothéisme se trouve en effet l’idée que le message divin est à l’origine d’une Loi, et que ces principes fondateurs sont à la fois « irrémédiablement révolus », ce qui nourrit une quête nostalgique des origines, et « à jamais destinés à se perpétuer », c’est-à-dire à être reproduits en tout lieu et en tout temps par les fidèles.

Le respect pour ce modèle transcendant et intemporel peut être conçu par le fidèle comme une exégèse permanente, qui vise à réajuster son interprétation et son application à la lumière des mutations historiques qui modifient en profondeur les sociétés. Il s’agit alors d’une approche herméneutique qui reconnaît dans la religion un principe d’évolution créatrice. Le fondamentalisme se distingue en revanche par une volonté de subversion du présent – assimilé à une forme déviante de modernité –, et de restauration des principes originels de la religion, puisés dans un passé mythique : en somme, une « révolution conservatrice ». Ses acteurs n’investissent pas forcément le terrain politique de manière visible, et ils peuvent parfaitement rejeter toute action violente ou terroriste. Il faut donc éviter tout amalgame entre les salafismes révolutionnaires, adeptes de l’action violente, et les salafismes pacifiques, qui vont de la prédication dévote au réformisme moral et politique. Le salafisme que Samir Amghar qualifie de « quiétiste », parce qu’il déclare accepter les gouvernements en place, ou de « piétiste », parce qu’il se concentre sur les seules questions religieuses, se montre « socialement conservateur et politiquement mou » car il fonde son espoir de renouveau sur la seule éducation de l’individu. Toutefois, en s’inscrivant dans une « perspective de séparation et de repli par rapport à des normes occidentales considérées comme extérieures, inconciliables avec la vision salafiste de l’être musulman », il milite pour la fondation d’un nouvel ordre social, un objectif dont la portée politique ne peut guère être niée.

Les traditions salafistes sont donc particulièrement diverses. Parmi les facteurs qui leur sont communs, on s’attachera tout d’abord à décrypter les usages salafistes du passé, marqués par une « quête de l’islam primitif » (S. Amghar) et par une volonté d’épuration des pratiques religieuses. On examinera ensuite les conditions historiques de l’émergence des salafismes contemporains, en identifiant leurs courants fondateurs, leurs figures de proue et leur évolution.

1.  La « quête de l’islam primitif »

Une croyance commune soude les salafismes : la possibilité de conjurer la désunion du monde musulman, son effacement face au monde occidental, et l’influence délétère que celui-ci exercerait sur les croyants, par le rétablissement des principes fondateurs de l’islam. Ceux-ci sont en effet censés garantir l’unité et l’homogénéité de la communauté musulmane (umma), et assurer ainsi le rayonnement de la civilisation islamique dans le monde. Comme la théorie du « choc des civilisations », exposée pour la première fois en 1993 par Samuel Huntington, ce raisonnement repose sur l’opposition binaire entre deux blocs (l’islam et l’Occident) que l’on suppose homogènes, antagonistes, et figés dans une essence immuable définie avant tout par des critères religieux. Le retour à l’exemple des « pieux ancêtres » purifiera ainsi l’islam de toute contamination par la pensée du dehors et permettra idéalement de retrouver la gloire du passé, celle du temps idéalisé des califes, où l’islam était la religion d’un empire hégémonique qui s’étendait des Pyrénées à l’Indus. Renverser l’ordre établi, ses gouvernements impies, ses mœurs dépravées et son mépris des principes de la religion pour restaurer le modèle paradigmatique de l’umma originelle : ces mots d’ordre, sous-jacents dans le salafisme contemporain, ont été mis en avant par bien d’autres mouvements de réforme politico-religieuse aux époques médiévale et moderne.

L’imitation du Prophète constitue l’un des piliers de l’éthique fondamentaliste. Certes, le Coran est jugé premier par les théoriciens, mais il ne peut constituer la principale source d’inspiration pour définir une éthique religieuse. En effet, le texte sacré ne livre que peu de renseignements précis sur Muḥammad (Mahomet), dont la figure s’efface au profit de la parole divine. C’est donc à partir du corpus plus tardif de la biographie (sīra) et des paroles (adīths) du Prophète, constitué entre le viiie et le ixe siècle, que la dévotion muhammadienne s’est construite. La sīra, rassemblée au début de l’époque abbasside par le petit-fils d’un esclave des Quraysh, Ibn Isḥāq (mort vers 767), puis profondément remodelée en Égypte par Ibn Hishām (mort vers 834), expose une biographie cohérente et édifiante du Prophète, à portée hagiographique. Quant aux hadiths, ils constituent un matériau abondant dans lequel les salafistes radicaux vont puiser leur définition souvent sommaire, mais fortement médiatisée, de la sharia, la « voie » indiquée par Dieu. Les savants du monde musulman, y compris des théoriciens comme l’égyptien Muḥammad ‘Abduh (1849-1905), dont se réclament les salafistes, ont débattu dès l’époque médiévale de la portée et de la fiabilité de ce corpus, certains intellectuels arabes libéraux, comme Abdelmajid Charfi, allant jusqu’à écarter sa validité juridico-religieuse au motif qu’il serait plus représentatif de la mentalité abbasside que du message du Prophète. Le salafisme le plus conservateur écarte au contraire cette vision critique, constitutive selon ses idéologues du scepticisme athée importé d’Occident, et réclame l’application à la lettre des règles contenues dans cette source de la Loi. C’est ainsi que les prédicateurs vont y puiser des arguments d’autorité pour justifier l’adoption de normes vestimentaires et corporelles comme le voile féminin ou le port de la barbe, ou l’application de châtiments corporels parfois mortels (flagellation, amputation, lapidation) pour l’adultère, le brigandage ou la consommation de vin, pour ne citer que les aspects les plus ostentatoires et les plus médiatiques de cette prétendue « justice islamique ». L’iconoclasme radical – la destruction des bouddhas de Bāmiyān (Afghanistan) par les Talibans, en 2001, en est l’exemple le plus frappant –, entrelace ainsi la condamnation coranique du culte des idoles et de la représentation de Dieu, avec des hadiths plus explicitement hostiles à l’image.

La référence au Prophète justifie donc la prétention à n’appliquer, en matière de loi, que des normes « islamiques » immuables, laissant de côté l’effort d’interprétation et de réactualisation (ijtihād) qui animait encore la science juridique classique. Elle alimente aussi les thèmes structuraux du salafisme. Les mouvements salafistes se donnent ainsi pour objectif de lutter, par la prédication ou la violence, contre le paganisme des temps modernes, suivant ainsi l’exemple du Prophète qui avait aboli la jāhilīya, l’« ignorance » du Dieu unique (ou paganisme préislamique). Dans ce combat, la séparation d’avec les siens, et l’exil qui s’ensuit, peut constituer une nécessité : c’est ainsi que la matrice symbolique de l’hégire (hijra, départ de Muḥammad de La Mecque pour Médine) constitue encore l’une des sources d’inspiration des mouvements dissidents. Le vocabulaire pour qualifier l’adversaire est souvent puisé dans le Coran. Les « hypocrites » (munāfiqūn) sont les musulmans qui soutiennent le système en place. Quant aux « infidèles » (kuffār), ils sont non seulement voués à l’enfer, mais la peine de mort peut théoriquement leur être infligée s’ils ne se repentent pas. L’accusation d’infidélité (takfīr) constitue donc un enjeu très sensible, dont le philosophe et théologien Al-Ghazālī soulignait déjà la gravité au xiie siècle. Or, elle constitue une arme idéologique très répandue parmi les sectes salafistes extrémistes, qui étendent parfois leur anathème à l’ensemble des musulmans non ralliés à leur cause, ainsi qu’aux populations non musulmanes, vivant ou non en terre d’islam. Ce fut d’ailleurs sous l’appellation al-takfīr wa l-hijra (« excommunication et hégire ») que les premiers groupes radicaux se détachèrent de la confrérie des Frères musulmans, jugée trop modérée, dans l’Égypte des années 1970. Autre notion fondamentale, celle de djihad est devenue si commune dans la nébuleuse salafiste que le qualificatif de « djihadistes » en est venu à symboliser les groupes les plus violents. Le djihad, « effort dans la voie de Dieu » ou « combat sacré » selon l’expression d’Alfred Morabia, n’a pourtant pas nécessairement un sens belliqueux et, dans le discours des salafistes quiétistes, il peut simplement se référer à la lutte engagée pour ramener la société dans le « chemin de Dieu »Manifestants salafistes en Jordanie.

Manifestants salafistes en Jordanie Photographie

Manifestants salafistes en Jordanie En octobre 2013, ces manifestants réclament la libération de leurs coreligionnaires, arrêtés pour avoir tenté de rejoindre la Syrie en guerre. Les mouvements politiques salafistes, cherchant à peser sur la politique des gouvernements, occupent la rue des grandes villes arabes par de fréquentes démonstrations publiques. 

Crédits: J. Nasrallah/ epa/ Corbis Consulter

La référence au temps glorieux des califes « bien guidés », parmi lesquels se détache surtout la figure d’Omar ibn al-Khattāb, l’artisan des premières conquêtes de l’islam, revient également comme un leitmotiv dans le discours salafiste, pour évoquer l’époque bénie où l’umma était encore unie, forte et conquérante. À ce mythe de l’unité perdue s’opposent la discorde, la désunion politique et religieuse, appelées en arabe fitna. Le thème, aux accents tiers-mondistes, du complot ourdi contre l’islam par Israël, les États-Unis et l’Occident, vient se greffer aux accusations contre les gouvernements impies qui dominent les pays musulmans. Cette conjuration serait responsable, selon les salafistes, de la fitna qui affaiblit l’islam. Plus spécifiquement dirigée contre l’Occident, la convocation de l’épisode des croisades sert à évoquer l’agression séculaire dont les chrétiens se seraient rendus coupables contre l’islam, rendant légitime l’adoption de tous les moyens de « défense » possible. C’est dans l’œuvre du syrien Ibn Taymiyya (mort en 1328) que le salafisme trouve les meilleurs ingrédients pour nourrir sa rhétorique de l’exclusion et du djihad contre les « infidèles » qui menacent l’islam. Témoin d’un temps où le Proche-Orient, à peine libéré de l’emprise des États latins, subissait le choc des invasions mongoles, ce penseur voyait en effet dans la lutte contre toutes les formes d’hérésie et de désunion qui affectaient l’islam la condition d’une réaction possible face au déclin, réaction placée sous le signe du hanbalisme, l’école juridique sunnite la plus conservatrice. Parmi ses fatwas, celles qui autorisaient la guerre contre les musulmans déviants, en particulier les chiites, ou qui s’en prenaient aux chrétiens, ont fait l’objet d’une récupération constante de la part des fondamentalistes musulmans.

2.  Un projet d’épuration de l’islam

C’est donc autour d’un projet d’épuration radicale de l’islam, visant à le débarrasser de tous les éléments étrangers à la doctrine originelle, que se regroupent les salafistesDestruction du tombeau du prophète Jonas à Mossoul par l'État islamique. À la base de ce programme éducatif figure la volonté de restaurer la pratique rigoureuse des cinq prières quotidiennes, de la prière collective du vendredi et du jeûne de ramadan, d’imposer un respect absolu des interdits alimentaires, de la consommation de viande halal et de la prohibition de l’alcool, voire de la cigarette. La tenue vestimentaire permet également à l’individu d’afficher sa foi, et c’est surtout autour de l’image de la femme que se concentre l’effort de distinction des normes « occidentales » : port du voile facial – qui peut aller d’un simple hijab, pour les plus libéraux, au niqab saoudien qui ne découvre que les yeux –, adoption d’une tenue qui masque plus ou moins rigoureusement les « atours » de la femme (la gorge, les mains, les jambes...)Étudiantes à l'université allemande du Caire, etc. Les règles pour l’homme sont moins strictes, bien que certains salafistes insistent sur la nécessité de se différencier des « mécréants » en imitant les habitudes du Prophète, dont certains hadiths disent qu’il se laissait pousser la barbe et qu’il portait une tunique légère (qamīs), un sarouel et des sandales. La marque laissée sur le front par la pratique assidue des prosternations constitue également un signe de distinction recherché, que les croyants relient à un verset du Coran décrivant les Compagnons (xlviii, 29).

Destruction du tombeau du prophète Jonas à Mossoul par l'État islamique Photographie

Destruction du tombeau du prophète Jonas à Mossoul par l'État islamique En juillet 2014, des habitants de Mossoul regardent ce qui reste du tombeau du prophète Jonas, célèbre lieu de pèlerinage musulman du nord de l'Irak et un des principaux sites archéologiques de la cité biblique de Ninive. Par leur rejet de toutes les pratiques religieuses déviantes, les salafistes m… 

Crédits: STR/ epa/ Corbis Consulter

Étudiantes à l'université allemande du Caire Photographie

Étudiantes à l'université allemande du Caire Loin d'avoir entraîné l'adhésion de l'ensemble des musulmans, les préoccupations des différents courants composant le salafisme ont profondément marqué des sociétés arabes bouleversées par l'irruption de la modernité. Ces jeunes femmes accèdent à des études supérieures, ce que ne pouvaient même pas… 

Crédits: C. Wiens/ Corbis Consulter

La mixité hommes-femmes, l’excessive liberté des mœurs, la question de l’homosexualité et, plus largement, la laïcité et l’individualisme, censés être à l’origine de tous ces dérèglements, constituent des thèmes récurrents dans le discours fondamentaliste. La critique de l’Occident débouche toutefois sur des attitudes très différentes selon les mouvements considérés : certains prônent l’hégire vers les pays musulmans, d’autres en appellent à une coexistence sans mélange, d’autres espèrent au contraire islamiser les sociétés occidentales, soit par un prosélytisme pacifique, soit par une action révolutionnaire.

La critique envers les autres formes d’islam n’est pas moins sévère. Dès l’origine, le salafisme s’est montré particulièrement hostile à toutes les formes de soufisme, s’en prenant parfois violemment à l’influence sociale des confréries, à l’autorité des cheikhs et des marabouts, aux croyances jugées superstitieuses en la baraka miraculeuse des saints. Au nom de l’unicité divine – le tawḥīd qui interdit au fidèle de vouer un culte à un autre que Dieu, fût-ce le Prophète –, les Wahhabites n’hésitèrent pas à détruire le cimetière de Médine en 1806, effaçant ainsi la mémoire des tombes liées à la famille du Prophète et aux premiers imams chiites. Les mosquées historiques furent progressivement rasées, elles aussi, afin de décourager toute forme de célébration. Épargnée, la sépulture de Muḥammad continue à être régulièrement menacée par le régime saoudien. La destruction des mausolées de Tombouctou en 2012 par les combattants d’Ansār al-Dīn relève du même phénomène religieux.

Autre adversaire constant du salafisme sunnite : les minorités religieuses musulmanes, notamment le chiisme. Depuis la révolution de 1979, l’Iran exerce en effet une influence prosélyte fondamentaliste rivale dans le monde, qui ne séduit pas que des adeptes du chiisme. La guerre civile qui n’a pas tardé à se déclarer en Irak à la suite de l’intervention américaine de 2003 ainsi que la domination du pays par des leaders chiites à partir de 2005 ont dégénéré en une guerre confessionnelle qui s’étend à la Syrie, en feu à partir de 2011.

3.  La genèse des salafismes contemporains

L’histoire de l’islam a été ponctuée de mouvements qui entendaient réformer et réunifier l’islam en luttant contre les « innovations blâmables » (bid‘a) et en revenant aux fondements scripturaires de la religion. Certains auteurs rattachent ainsi le salafisme au hanbalisme, école juridique musulmane apparue au ixe siècle. Toutefois, les salafismes modernes naissent dans un contexte bien particulier, celui de la colonisation européenne et des tentatives de réaction qu’elle suscita dans certains pays musulmans.

L’une des difficultés qu’il y a à appréhender le salafisme réside dans la diversité de ses courants nourriciers. Les premiers penseurs qui l’ont inspiré, parmi lesquels se détachent les noms de Djamāl al-Dīn al-Afghānī (1838-1897) et de Muḥammad ‘Abduh (1849-1905), n’ont pas grand-chose à voir avec Sayyid Quṭb (1906-1966), le théoricien des Frères musulmans, et encore moins avec les leaders des mouvements armés actuels. Très instruits, ils concevaient le ressourcement de l’islam par la relecture des textes fondateurs non comme une imitation aveugle, mais comme une sorte de renaissance culturelle et spirituelle qui pourrait procurer aux musulmans les moyens intellectuels de s’émanciper de la tutelle coloniale et de réaliser leur unité. Leur mouvement, résolument cosmopolite et panislamiste, transcendait les clivages religieux habituels (Al-Afghānī est d’ailleurs chiite) et tentait de concilier modernité et retour aux sources en laissant une porte ouverte à la liberté d’interprétation, l’ijtihād.

Une seconde étape dans la constitution du salafisme fut franchie dans l’entre-deux-guerres et dans les années 1960. La formation en Égypte de la confrérie des Frères musulmans par Hassan al-Banna (1906-1949), en 1928, contribua à populariser les mots d’ordre du salafisme sur la scène publique grâce à la prédication, à l’action politique et à la création d’un réseau d’associations charitables, d’hôpitaux, d’écoles et de mosquées qui ont implanté durablement le mouvement dans la société égyptienne. L’exécution d’Hassan al-Banna par le roi Farouk a fait de lui une icône de la lutte contre un régime discrédité et son puissant protecteur, la Grande-Bretagne. De nouveau autorisés en 1951, les Frères musulmans ne tardèrent pas à engager une sourde lutte contre le nouvel homme fort de l’Égypte, Gamal Abdel Nasser, qu’ils tentèrent de renverser à plusieurs reprises. La doctrine du mouvement se structura alors sous l’influence de Sayyid Quṭb, qui opposa au socialisme laïcisant de Nasser, à son panarabisme tiers-mondiste et à son programme de développement inspiré du modèle occidental, sa notion de « socialisme islamique » et ses diatribes contre la culture « athée » et l’occidentalisation des mœurs. Un complot contre le Président servit cependant à celui-ci de prétexte pour déclencher une vague de répression sans précédent en 1965. Sayyid Quṭb fut alors pendu et la confrérie temporairement décapitée en Égypte. Elle ressurgit cependant dans les années 1970 et déclara vouloir abandonner la violence en 1978. De nouveaux groupes, adeptes de l’action terroriste, apparurent alors, qui furent à l’origine de l’assassinat d’Anouar al-Sadate en 1981. Les années 1980-1990 virent se renforcer le réseau international des Frères musulmans, dans le monde arabe (en Palestine, le Hamas, créé en 1987, leur est rattaché) et en Europe. Soucieux de se construire une image d’honorabilité, les Frères se déclarèrent prêts à participer à des élections démocratiques. Forts de leur popularité, ils remportèrent même les élections législatives en juin 2012, un an après le renversement de Hosni Moubarak par la révolution. La présidence de Mohamed Morsi ne tarda cependant pas à réveiller les clivages et à susciter l’inquiétude de l’armée, qui mit brutalement fin à la parenthèse frériste en juillet 2013.

L’influence mondiale du salafisme doit cependant bien plus à un autre courant, le wahhabisme, fondé au xviiie siècle par Muḥammad ibn ‘Abd al-Wahhāb (mort en 1792) en Arabie, où il s’allia au puissant lignage des Saoud. La fondation du royaume saoudien en 1932 fournit à cette doctrine puritaine une assise territoriale, et la manne financière de l’or noir lui donna les moyens, à partir des années 1960, de développer un prosélytisme à l’échelle internationale. En ouvrant des universités islamiques, en y formant des étudiants qui, venus de tous les horizons, étaient destinés à devenir des cadres religieux dans leurs pays respectifs, en investissant dans la construction de mosquées dans le monde musulman comme en Occident, en finançant également un dense réseau d’associations « islamiques », le wahhabisme a joué un rôle moteur dans ce que l’on peut appeler la « salafisation » de l’islam mondial. Au Maghreb, par exemple, il prit une part active dans le processus d’arabisation de l’enseignement et de la culture, entamé dans les années 1970-1980.

D’autres mouvements ont joué un rôle dans cette mouvance idéologique aux sources multiples, notamment l’organisation du Tabligh (« prédication »), née en Inde dans les années 1920, et aujourd’hui bien implantée dans les banlieues déshéritées d’Europe. À partir de la victoire de Recep Tayyip Erdogan et de l’A.K.P. en 2003, la Turquie offre également un modèle de salafisme à la turque, légaliste et nationaliste. Le salafisme est aujourd’hui un phénomène planétaire, dont les foyers prolifèrent de façon autonome et différenciée, en Asie, en Afrique et, de façon plus circonscrite, parmi les communautés musulmanes d’Europe et d’Amérique. Il est donc impossible d’en parler comme s’il s’agissait d’un phénomène uniforme.

De même, on ne peut pas établir de lien systématique entre les salafismes non violents et les groupes terroristes qui ont commencé à se développer dans les années 1990, même si le financement saoudien et l’influence du wahhabisme semblent avoir joué un rôle dans la constitution des réseaux de mujāhidīn qui ont combattu l’U.R.S.S. en Afghanistan (1979-1989). La prise de pouvoir des Talibans (1996-2001) a fait de l’Afghanistan un sanctuaire idéal pour Al-Qaida. Cette organisation, dirigée par Oussama ben Laden, a été la première à développer un programme inédit de formation des combattants et des futurs cadres du salafisme révolutionnaire international. L’éclatement de la guerre civile en Algérie (1991-1999) et les autres conflits des années 1990 (Tchétchénie, Bosnie, Somalie) ont non seulement vu l’éclosion de nouveaux groupuscules terroristes, mais aussi la formation d’une nébuleuse islamiste radicale, très internationalisée, et en rupture de ban vis-à-vis de la monarchie saoudienne, excommuniée par Al-Qaida à partir de 1998. Les attentats du 11 septembre 2001 ont constitué le couronnement de cette montée en puissance, et un tournant géopolitique majeur, faisant de la lutte asymétrique contre le terrorisme international l’une des priorités des États démocratiques. L’affaiblissement d’Al-Qaida, à la suite de l’intervention américaine en Afghanistan, des frappes menées au Pakistan et de l’exécution d’Oussama ben Laden en 2011, n’a pas empêché les attaques-suicides spectaculaires de Casablanca, Madrid et Londres entre 2003 et 2005, ni surtout la réorganisation du mouvement sous la forme d’entités régionales au Maghreb, au Yémen et en Irak. La déstabilisation de l’Irak après 2003, l’éclatement de la Syrie, du Yémen et de la Libye, à la suite des « printemps arabes » de 2011, et l’instabilité grandissante de plusieurs pays à forte population musulmane (Mali, Nigeria, Somalie, Afghanistan, Pakistan) y ont permis le développement de groupes armés puissants qui ambitionnent – et obtiennent parfois, comme l’État islamique en Irak et au Levant, qui a proclamé le rétablissement du califat en 2014 – le contrôle de véritables enclaves territoriales.

Une fracture croissante oppose donc les différentes mouvances du salafisme international, mais la réponse idéologique au fondamentalisme religieux peine encore à s’affirmer dans le monde musulman, en dépit des aspirations démocratiques qui se sont manifestées au cours des révolutions de 2011.

Cyrille AILLET

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